Publié le 6 Avril 2023
Un article pour un disque si court ? C'est vrai, en général, j'élimine...sauf si, voilà, ce n'est pas n'importe quel musicien, c'est David Lang, dont je suis un inconditionnel depuis longtemps. Au point qu'il a dans ce blog, lui et les autres cofondateurs du festival Bang On A Can, une catégorie, "David Lang - Bang On A Can & alentours". Je crois n'avoir négligé que ses opéras (sauf un), et ses musiques de film. Pour le reste, il est bien ici chez lui, je cite dans le désordre : writing on water (2018), Child (2003), Pierced (2008), Are You experienced ? (2001), this was written by hand (2011), the day (2018), death speaks (2013), mystery sonatas (2018, grande année Lang), The Carbon Copy Building (2006), opéra coécrit avec Michael Gordon et Julia Wolfe, the little match girl passion (2009)...
La pièce maîtresse, c'est la composition éponyme, "shade", pour trio (le Mammoth Trio : Elly Toyoda au violon, Ashley Bathgate au violoncelle et Lisa Moore au piano) et orchestre à cordes (le Contemporaneous, direction David Bloom, comprenant 18 violons, 6 altos, 6 violoncelles, 4 contrebasses). David Lang précise : « Tout ce qui se passe dans l'orchestre est un détail projeté sur eux à partir de la musique d'abord jouée par le trio avec piano. Le trio avec piano initie toute la musique, et l'orchestre vit à son ombre. » [ italique ajoutée par mes soins].
Le violon dessine dans le ciel des arabesques, un peu comme dans les mystery sonatas, rejoint par le piano, puis le violoncelle, puis l'orchestre des cordes. La musique est montagne, pentes et montées. Tout danse et s'élance, un frisson sublime passe dans ces assauts, cette géologie tumultueuse. Que du nerf, une netteté extraordinaire dans cette mélodie démultipliée. Un bref arrêt annonce un deuxième temps, le violon et le piano déchiquetant une esquisse mélodique, dans les fragments de laquelle l'orchestre, et notamment les contrebasses, pose des fondations sombres. Le violon continue ses mouvements vifs, les cordes dans les creux, le piano réduit à une ligne discontinue de notes presque confondues avec les pizzicati du violoncelle ou d'autres cordes, puis commence un troisième temps, très rock d'inspiration, d'attaques abruptes, le violoncelle répondant au violon. Vers huit minutes, c'est un mouvement lent, d'une infinie suavité, à pleurer de beauté, déchirant, par le trio seul, avant que l'orchestre réponde pudiquement, puis emporte la mélodie vers des hauteurs mystérieuses, au rythme d'un bercement tapissé par le piano si calme. Le temps s'est volatilisé dans l'ineffable. Vers douze minutes, nouvelle phase plus dynamique initiée par le violoncelle, c'est une nouvelle escalade, un gonflement puissant, un tournoiement. David Lang nous tient, et voici la dernière phase, grandiose, menée par le piano, comme une fanfare, une explosion de triomphe, avec de belles suspensions. Tout cela est magnifiquement scandé, découpé, chaque élan s'arrêtant à chaque fois net devant le vertige, puis tout s'éloigne pour laisser le violon exhaler une traînée d'une indicible douceur dans l'au revoir des cordes respectueuses.
Un absolu de la musique orchestrale du XXIè siècle.
[ La deuxième pièce, "Wed", a déjà été enregistrée, notamment sur Pierced, sous forme d'une version pour piano solo. C'est ici une version pour orchestre à cordes. À l'origine, elle fut écrite pour le Kronos Quartet, en mémoire d'un amie décédée qui s'était mariée dans son lit d'hôpital. Aussi David Lang avait-il voulu tenir un équilibre entre consonance et dissonance, entre tragédie et espoir. Belle pièce pudique, entre renaissance perpétuelle et failles intimes, tout en fins glissements et respiration ralentie. ]
Paru le 24 mars 2023 chez Cantaloupe Music / 2 plages / 23 minutes environ
Pour aller plus loin
- disque en écoute et en vente sur bandcamp :