Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Le rapprochement paraîtra osé, voire incongru à certains. Quoi de commun entre un groupe de dub-rock et un compositeur comme Pierre-Yves Macé ? Je suis certain que le second ne serait pas choqué, car il est nourri de rock et rêve d'un croisement entre rock expérimental, la musique ambiante et la musique contemporaine répétitive. Tous les deux travaillent sur le rapport entre l'instrumental et l'électronique, accordent à la scène et au concert une place primordiale, laissent une place à l'improvisation, font interférer échantillonneurs, séquenceurs et instruments acoustiques pour brouiller les pistes, inventer des territoires de traverse. Faisant suite à On stage (cf. article du 19 mars 2007), cecinquième opus, Fragments,confirme la maturité d'un groupe majeur de la scène dub française. On retrouve la puissance rythmique des compositions, le son épais et dense, volontiers sombre et dramatique, la fièvre d'ambiances saturées, mais aussi desclimats lentement déployés . Magnetic dust, le quatrième titre, est ainsi un voyage hypnotique dans un mystérieux paysage intergalactique peuplé de voix étranges, de vagues de claviers parasités et,vers la fin, de nappes de cordes inattendues. Le groupe navigue entre rock industriel et reggae, musique expérimentale et effervescence psychédélique. Uzul Prod, projet initié par Stéphane Bernard aka Uzul (l'un de nos cinq compères, l'homme des machines) ou Dalëk ne sont pas éloignés de ce soleil noir sidérant, qui revendique parmi ses influences Amon Tobin, Portishead ou encore Massive Attack.
Quand on l'interroge sur ses goûts, Pierre-Yves Macé mentionne ausi bien Gavin Bryars, Steve Reich, du côté des minimalistes, que Brian Eno, Harold Budd, pour l'ambiance calme des textures acoustiques et synthétiques, ou encore des expérimentateurs iconoclastes comme John Cage, Alvin Curran, ou le guitariste rock Fred Frith, l'incroyable groupe de post-rock progressif (je viens d'inventer une catégorie !)This Heat. Pas étonnant que Pierre-Yves Macé se retrouve sur Inactuelles... Né en 1980, le compositeur a trois disques à son actif. Circulations est le second, paru chez Sub Rosa en 2005. C'est une longue pièce en quatre mouvements qui mettent chacun un instrument en concurrence avec une bande magnétique. Les percussions, la guitare électrique, la harpe et la clarinette dialoguent avec un environnement électro-acoustique dans lequel on retrouve un échantillonnage de l'instrument enregistré, traité et modifié, selon un principe de redoublement : se créent ainsi des circulations, des courants, des jeux d'écho, dans une grande mobilité et une impression d'improvisation réjouissante. Ici, tout est sous le signe de la fluidité, du passage, de la création permanente, avec des surgissements miraculeux, des sources douces au milieu de chaos, des frémissements et des battements, des convulsions et des tendresses fragiles, de l'assourdissant et de l'imperceptible. Plus on écoute ce disque, plus on l'aime pour son inventivité, ses beautés fulgurantes et imprévues, et pour tout dire sa liberté souveraine hors des sentiers tracés, à la recherche de la musique prête à sourdre à chaque seconde. Circulations est un disque essentiel pour découvrir la musique d'aujourd'hui et pour échapper à l'abrutissement et au formatage.
Pour aller plus loin :
- lesite du compositeur. - unentretien vidéoavec Pierre-Yves Macé, qui sera à Reims jeudi 3 avril à 19h 30 au Centre Saint-Exupéry, dans le cadre d'une soirée Live Electronics organisée par Césaré, Centre national de la création musicale. -
Un peu plus de dix ans de carrière pour le guitariste Jean-Louis Prades, natif de Saint-Etienne, avec plusieurs albums solo à son actif, dont les très beaux Nocturnes en 2002 et Someone controls electric guitar en 2005, que je suis en train de découvrir. C'est la magnifique pochette de ce nouveau double-CD, Inside looking out, qui a attiré mon attention. [Il arrive par parenthèse que l'intérieur soit décevant : aussi n'ai-je pas chroniqué le dernier album de Fields, Everything in winter, au superbe livret conçu dans l'esprit d'un Arcimboldo.]
Le guitariste a fait appel à quelques collaborations sur le premier cd, notamment des saxophones, pour développer une musique électro-acoustique délicate et rêveuse, qui s'étire avec volupté dans l'espace : une leçon de dépouillement et de simplicité pour écouter l'intérieur de l'extérieur. Le second cd est une compilation très généreuse titrée rythm/treble, 1998-2008, idéale pour découvrir ce musicien discret et sensible.
- le site du labelWe are Unique records, qui permet d'écouter et de télécharger quelques titres.
Paru en janvier 2008 chez We Are Unique Records / 12 plages / 42 minutes environ
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
--------------------------------- Des images de la pochette et du livret du dernier album de Fields : regardez-bien en cliquant pour agrandir !
Quand on cherche Gong Gong, on trouve aussi Gong, qui ne figure pas dans les références affichées de ce duo électro. Thomas Baudrillier et Jean-Christophe Baudoin construisent en tout cas avec leur échantillonneurs, machines, basse, contrebasse et percussions, un univers fantaisiste et facétieux qui n'est pas sans évoquer celui du groupe de David Aellen : morceaux joyeusement débridés, collages improbables, mystérieuses envolées réjouissent l'auditeur. Une délicieuse fraîcheur émane du premier titre, Beatle fish, pourtant construit sur un rythme hypnotique : c'est que nos deux compères y entrelacent une voix féminine échantillonnée, sensuelle, avec des clapotements aquatiques et des sortes de gloussements. Le second titre, Pinocchio, se présente comme une danse pour marionnettes combinant micro-frénésies peuplées de voix distordues, narquoises, et esquisses presqu'élégiaques, down-tempo : un bonheur ! Le titre suivant, To anything different, commence de manière très reggae, continue dans une ambiance expérimentale, avec par intervalles le jeu cristallin des claviers en fond. Coline, le titre quatre, est une merveille que ne renierait pas Massive Attack : voix ouatées et étirées, claviers planants pour une majestueuse pavane intergalactique, le duo joue dans la cour des grands, qu'on se le dise ! Si le titre cinq, Witch box, souffre d'une surdose de collages et de bidules sonores peu convaincants, tandis que le huit, Ladies & rabbits est gâché par de fastidieuses répétitions, l'album réserve encore de belles surprises. Le six, Caravane, est loufoque et réjouissant dans son exubérance dansante. Le titre éponyme, Mary's spring, balade lancinante autour d'un dialogue entre personnages de science-fiction, a une délicatesse étrange, un fort pouvoir de dépaysement grâce à une écriture concise des textures électroniques. Apas feutrés , le titre neuf, nous entraîne dans une ronde insidieuse ralentie par une torpeur sourde tapissée de voix étranges. Le morceau suivant, June, moins abouti, sonne comme de l'électro-dub-jazzy et vaguement oriental (ouf !), mais l'album se termine sur le très joli Birds in books, inventant un flamenco répétitif, guitare acoustique et claquements de mains au rendez-vous, égayé par les interventions moqueuses d'un drôle d'oiseau. Si vous avez bien suivi l'itinéraire, trois titres évitables, et huit pour échapper à la sinistrose ambiante : l'électro, facilement désincarnée quand elle prend la technologie trop au sérieux, s'humanise ici, irriguée par une verve constante et une sensibilité plus subtile qu'il n'y paraît.
- le site deGong Gong.
Valérie Leclercq, parfois avec sa soeur Oriane, nous propose une pop mélancolique, brumeuse, au charme ensorceleur. Avec sa voix grave, veloutée, sa guitare ou son piano, elle tisse un univers intimiste sur des mélodies qui ont la beauté de l'évidence. Depuis (We ar now )seated in Profile, paru en 2005, on espérait son retour, annoncé maintenant par son label We are unique records. En attendant, voici un titre de l'album cité ci-dessus en écoute, et un deuxième en extrait vidéo, ainsi que le lien vers bandcamp pour écouter tout l'album ou (et) l'acheter :
"Nouvelles des nouvelles musiques", ma nouvelle catégorie, est née des recherches en vue de mes articles, mais aussi des nouvelles qui m'arrivent des compositeurs et des internautes. Je remercie au passage tous ceux qui laissent un mot par l'intermédiaire du blog : réagissez, informez-moi d'événements qui vous semblent pouvoir m'intéresser. J'ai dû désactiver les commentaires, envahis par n'importe quoi. Ne cessant de découvrir des initiatives, des interprètes, qui montrent l'extraordinaire variété du monde musical d'aujourd'hui, je vous en ferai part, chaque fois bien sûr qu'elles s'inscrivent dans le projet global du blog.
Le Network for New Music, basé à Philadelphie, se consacre depuis 1984 à la découverte des musiques nouvelles, créant des œuvres inédites, faisant entendre des voix singulières. Les musiciens viennent pour les deux-tiers du Philadelphia Orchestra, du Chamber Orchestra of Philadelphia, mais d'autres artistes y trouvent aussi leur place. Ci-dessous une composition de James Primosch interprétée par des musiciens de l'ensemble. Une œuvre pour deux percussionnistes et deux pianistes, extraite d'un disque paru chez Albany Records, en 2002.
Deux immenses compositrices à l'honneur. J'ai déjà présenté Eve Beglarian (cf. article du 31 janvier 2008), mais je voulais revenir sur Tell the birds, disque inépuisable, magnifique, qui rassemble six pièces écrites entre 1994 et 2004. Landscaping fot privacy associe la lecture d'un poème de Linda Norton à un accompagnement au piano et aux sons d'origine électronique : Eve est une formidable diseuse de textes et une instrumentiste accomplie, qui sert le texte sans le redoubler. Le résultat est tout simplement éblouissant. FlamingO, pièce de plus d'un quart d'heure qui clôt l'album, la montre en orchestratrice ambitieuse et imprévue. L'auditeur est soumis à rude épreuve. On a d'abord l'impression d'une cacophonie, ponctuée de respirations rauques. On est sur la corde raide, au bord du chaos, fasciné en même temps par la matière orchestrale en ébullition, travaillée par des courants souterrains comme une pâte levée. Tout se casse alors, les respirations occupent le devant de la scène, syncopées, grinçantes, parodie improbable et non dénuée d'humour de halètements amoureux, grotesques et distordus. L'orchestre s'enfle à nouveau, tout en discordances et en coassements, pour éructer à grand peine ce qu'il recelait depuis le début, un grand thème lyrique, chaleureux, puissant : pièce exemplaire sur la naissance de l'harmonie, l'ordonnancement du chaos. Tout le disque est d'ailleurs une réflexion sur la naissance du monde et sur les origines de la musique. Non, les grands compositeurs ne sont pas seulement des hommes, voici Eve..., ci-dessous dans une vidéo qui montre, à la fin, son travail avec des musiciens persans classiques sur un projet a priori non enregistré en liaison avec The Los Angeles Master Chorale, dont le Directeur intervient en premier, avant qu'elle ne présente son l'œuvre.
Et voici Julia Wolfe, l'une des cofondatrices, avec David Lang et Michael Gordon de l'ensemble Bang on a Can All Stars, née en 1958 comme Eve Beglarian. Auteur d'une oeuvre abondante, mais dispersée, peu représentée sur disques, elle a écrit des quatuors à cordes heureusement disponibles sur Cantaloupe, label créé pour l'ensemble et tous les compositeurs novateurs qui refusent d'enfermer leurs oreilles dans des secteurs verrouillés par le dogmatisme et les préjugés. Elle s'intéresse aussi bien à Beethoven qu'à Led Zeppelin ou aux musiques traditionnelles, ce qui s'entend dans son écriture des quatuors. Big Deep, interprété par le quatuor Ethel, est une oeuvre massive, râpeuse, tout en brisures, pas si éloignée de l'esprit de la musique industrielle, animée d'un dynamisme ravageur dans le crescendo frénétique de la seconde moitié, avant de concéder quelques accents chantants et des glissendi plus apaisés vite repris dans la tourmente finale. Four Marys, interprété par le Cassatt String Quartet, est lui du côté des courbures enchevêtrées, reprises et prolongées, scandées par des coups d'archets, des pizzicati : on pourrait penser par moments au travail si étonnant de Lois V. Vierk, dont il faudra bien que je vous parle un jour. Le quatuor s'alentit parfois en graves introspections, s'ouvre sur un lamento élégiaque d'une bouleversante beauté, retenue, dans un lent tournoiement très doux, diminuendo. Un sommet !
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2020)
Deuxième volet d'une proposition du 2 mars consacrée à la musique et au cinéma. Deux groupes français proposent, dans des perspectives certes différentes, des musiques "imagées". Mygük, groupe originaire de Pau formé en 1999 par quatre musiciens, sonorise un film allemand muet de 1924, Le Dernier homme, de Murnau. C'est leur deuxième tentative de ce genre, puisqu'ils ont déjà écrit en 2004 une musique pour Nosferatu le Vampire, film de 1922 du même réalisateur. Ne connaissant pas leurs œuvres antérieures -il y a deux autres albums encore, je ne rends compte que de ce dernier opus, à mon sens tout à fait abouti dans un certain genre, celui d'une musique illustrative, en prise directe avec les images, quand bien même l'auditeur moyen, qui n'a pas assisté aux ciné-concerts donnés par le groupe, se contente de la musique, sans souvent connaître le film. Voilà un post-rock très orchestral, composé avec soin, chargé d'émotions et d'atmosphères délicatement oniriques, aux envolées électriques qui n'ont rien à envier à leurs homologues américains Filmschool (dont je n'ai pas chroniqué le dernier disque, qui m'a semblé décevant) ou Explosions in the sky. Superbes parties de guitare de Ghislain Jantroy (pas étonnant qu'Olivier Mellano, extraordinaire sur Acte, fasse partie de leurs amis) attaques dramatiques à souhait des claviers ou lyrisme intime du piano de Michaël Bentz, batterie puissante ou attentive de Mathieu St Picq, la musique est constamment inventive, mélodieuse, se déploie dans une évidence qui vous emporte. Fermez les yeux, les images sont là, si fortes, si simplement humaines...
Altaï, duo électro formé par Cédric Stoqueret et Johann Usureau, tous les deux aux échantillonneurs, synthétiseurs et autres machines, accompagnés sur scène par la batterie de Gatien Butstraen, propose une musique difficile à classer, qui recycle toutes sortes de sons, y compris les siens, pour créer un monde hybride en perpétuel mutation. Leur dernier disque, Videosphere, se veut un voyage sur lequel chacun mettra ses images, créera sa vidéosphère justement : passages puissants proches du post-rock, moments improvisés jazzy, couches stratifiées jouant sur les textures granuleuses, brisures, collages improbables à la Third Eye Foundation, l'ensemble a vraiment de l'allure et montre encore une fois la vitalité, la créativité de la scène française.
- le site d'Altaï.
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2020)
Il n'est pas question d'inventorier ici toutes les musiques des films de Peter Greenaway, mais d'en rassembler quelques unes pour souligner la cohérence des choix du cinéaste. La collaboration avec Michael Nyman est première, le compositeur anglais signant la bande originale de presque tous les films de Greenaway jusque Prospero's Book en 1991.
Il y a une évidente affinité entre le cinéma de Greenaway et la musique minimaliste. L'œuvre du réalisateur est profondément obsessionnelle, répétitive. Hantée par les nombres, qu'on pense notamment à Drowning by numbers ou au projet multimédia The Tulse Luper Suitcases, elle revient toujours sur les lieux du crime, de l'escroquerie, fouillant le moindre détail à plusieurs reprises pour faire dire aux objets ce qu'ils nous cachent, ce qu'ils ont à nous révéler. L'enquête avance par boucles successives, par dévoilements progressifs d'une profondeur signifiante. Puisque tout détail est indice, il faut sans cesse y revenir pour l'interroger, le mettre en rapport avec d'autres pour constituer des séries. Tout objet peut devenir ainsi le noyau d'un motif, d'une série de variations qui finissent par constituer l'œuvre entière, dont les principes de base sont la fragmentation et la répétition, et la forme idéale le puzzle. The Tulse Luper Suitcases se fragmente ainsi sur trois écrans géants, se construit sous nos yeux lorsque le spectacle se donne en salle, comme à la Cartonnerie de Reims le vendredi 29 février, monté en direct par le cinéaste qui semble jongler avec les extraits. Chaque image elle-même se démultiplie, se transforme de l'intérieur dans un jeu subtil entre parties fixes et parties animées. Dans cette démarche se retrouvent les patterns (motifs), les loops (boucles) affectionnés par les minimalistes, ainsi que cette impression générale de déroulement d'une sorte de tapisserie sonore (ou visuelle) : pas de place pour le vide, aucune vacuité. Le médium vise à remplir le monde dans un processus hypnotique. Il n'est pas étonnant qu'il explore les mystères symétriques de la génération et de la putréfaction : corps qui s'étreignent, corps qui se défont, se disloquent. Face à cette peur panique du non-sens, de l'insignifiant lié à l'intrusion scandaleuse du hasard, Peter Greenaway et nombre de compositeurs minimalistes opposent le barrage serré des nombres-notes, des signes qui se répètent et prolifèrent dans un auto-engendrement narcissique. Le rêve quasi mystique d'une Unité enfin retrouvée derrière la multiplicité des phénomènes se profile derrière des expériences artistiques qui se veulent totales, totalisantes : le déferlement dans la durée des notes ou des images, des nombres ou des objets, inlassablement brassés et redistribués, vise à épuiser le monde et ses possibles, à le condenser pour le rendre potentiellement infini, immortel. Sublime combat, qui est rarement apprécié à sa juste mesure.
Relisant les notes du livret de la bande originale de Drowning by numbers, cette proximité de Greenaway avec le minimalisme me semble éclatante. Il demande alors à Michael Nyman d'écrire 92 (déjà le nombre atomiquede l'uranium qui hante encore Tulse Luper) variations à partir de quatre mesures qui teminent l'exposition du mouvement lent de la Symphonie concertante pour violon, alto et orchestre de Mozart, ce que le compositeur va réaliser en cassant la séquence et en y insérant de nouveaux matériaux, de nouvelles couches (layers). L'origine, l'unité première, sera toujours repérable sous les transformations, amplifications qui fécondent le noyau initial. C'est Mozart et ce n'est plus lui, c'est un clone minimaliste, doù le charme, l'agacement ou les deux qui saisissent l'auditeur dans ces méandres, ces jeux de miroir, de démultiplication du même. D'où le vertige et l'étrangeté provoqués par cette musique qui danse avec un mort toujours vivant.., "revisité" comme le dit Michael Nyman lui-même.
"4 mains" , présent sur la bande originale du Ventre de l'architecte, est devenu l'un des morceaux les plus célèbres de Wim Mertens : danse allègre et syncopée, tournoiement presque immobile jusqu'à l'arrêt brutal de la fin, la pièce est au fond une danse macabre camouflée dans ce film hanté par la mort. Quatre mains pour conjurer le néant , comme il faut ailleurs, chez Steve Reich six pianos, ou chez Glenn Branca cent guitares, pour remplir les béances, combler le vide...
Lors du spectacle donné à Reims, ma surprise fut d'entendre dans les premières minutes la musique de David Lang, sans doute le compositeur vivant le plus impressionnant. De la génération qu'on pourrait appeler post-reichienne, il dépasse les postulats de base du minimalisme pour proposer une musique d'une rigueur et d'une beauté convulsive : "Cheating, Lying, Stealing", interprété par le Bang on a Can-All-Stars, associe de longues plages percussives aux brusques cassures à de bouleversantes intrusions mélodiques de cordes. DJ Radar, "metteur en musique" de Tulse Luper, n'a utilisé que les fragments percussifs les plus métalliques et les plus syncopés pour accompagner le bombardement d'images auquel le réalisateur soumet le spectateur. Magnifique association pour provoquer un arrachement du quotidien et une violente entrée dans l'imaginaire de Greenaway. J'ai vu sur le site du cinéaste qu'il avait d'ailleurs déjà travaillé en collaboration avec David Lang.
En un sens, Peter Greenaway est un cinéaste minimaliste et post-minimaliste : le moins est le mieux dans cet univers de recyclage et de variations infinies, mais aussi d'inventions de nouvelles perceptions, de nouvelles formes. Car l'obsession ou la répétition, loin de nous ramener au point de départ, nous fait glisser peu à peu dans l'inconnu et le mystère, dans l'opacité troublante du monde et la nature des choses. Les minimalistes et Peter Greenaway ont en commun un sens aigu de la dimension physique du son ou de l'image, de la matière qu'ils explorent sans tabou, au grand dam de tous ceux qui ne cherchent dans l'art que l'oubli ou l'évasion.
Pour vous récréer après un article dont la longueur m'étonne le premier, deux vidéos, la première pour vous donner une idée de The Tulse Luper Suitcases, la seconde pour faire entendre "4 mains" de Wim Mertens à ceux qui ne connaîtraient pas ce morceau et/ou ce compositeur.
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2020)