Publié le 31 Janvier 2022
Nouveaux chants illuminés
Ghédalia Tazartès (1947 - février 2021) : musicien inclassable, libre, autodidacte en partie, poète sonore... Je le découvre seulement. Et je lui rends hommage. Il a rencontré Rhys Chatham en 1977, l'a perdu de vue jusqu'à ce leurs agents leur demandent de jouer en privé à Paris en septembre 2018, dans une maison avec jardin où le saxophoniste Steve Lacy avait vécu dans les années quatre-vingt dix. Le disque est l'enregistrement de cette rencontre, augmenté d'un autre concert au Festival de La Semaine du Bizarre à Montreuil une année plus tard, mixé avec des sessions en studio. Rhys Chatham (né en 1952) se rattache aux origines du minimalisme, ayant étudié la composition avec La Monte Young à la fin des années soixante. Compositeur, guitariste, trompettiste et flûtiste, il quitté Manhattan pour Paris où il réside actuellement. C'est un musicien qui a côtoyé les grandes figures de la scène américaine, multiplié les expériences avant-gardiste, comme de constituer des orchestres de centaines de guitaristes. Comme Ghédalia, parfaitement inclassable, passant du rock au minimalisme.
Dès les premières mesures, j'ai pensé aux Canti Illuminati d'Alvin Curran, ou encore aux Canti e veduti del Giardino Magnetico (1974) du même. Le chant de Ghédalia, proche de la tradition indienne (karnatique), s'appuie sur le continuum sonore tissé par Rhys avec sa guitare, sa trompette ou sa flûte. On peut penser aussi à Terry Riley, dont la musique est irriguée par les traditions indiennes qu'il a longuement étudiées. L'alliance du chant inspiré, improvisé, venant parfois de la gorge, avec la toile sonore chatoyante de Rhys, en fait une authentique musique psychédélique. Musique de méditation, de transe, d'extase, qui se déploie dans le temps sans autre limite que celles fixées par les obligations techniques occidentales. On sait que les ragas indiens peuvent durer des nuits entières, que Terry Riley lui aussi a donné des concerts-fleuves.
Le temps ne compte plus pour cette musique qui s'abandonne à lui pour mieux l'oublier, l'effacer. La voix et les instruments ondulent, la guitare, les guitares font office de sitar ou de vina. Chant intérieur, pure modulation d'avant le langage sur le clapotis des guitares. Lentes et longues plongées dans les graves, brusques surgissements d'aigus emprunts d'une joie extatique, frémissements et hululements. Ne sommes-nous pas dans le Jardin de Simone, peut-être celui de cette maison où ils ont donné leur concert ? Au milieu des herbes, des friches. Dans l'acte 2 de ce jardin, flûte(s) et clochettes produisent une musique champêtre totalement intemporelle, un tapis doux et coloré sur lequel la voix de Ghédalia se pose pour mieux s'envoler lorsque l'illumination vient. L'utilisation de bols chantants ici ou là renforce la dimension mystique ou religieuse de ce continuum envoûtant.
Je m'interroge encore sur le titre anglais du disque : allusion au roman humoristique de Jerome K. Jerome Three Men in a Boat (To Say Nothing of the Dog) (1889) ? Peut-être parce que ce roman est aussi une réflexion sur les illusions de la vie ? Dans un bateau, parce que les deux musiciens sont embarqués dans un bateau sonore, se laissent dériver au fil de leur improvisation, se laissent envahir par une béatitude légèrement euphorique provoquée par le bourdon dansant des guitares en arrière-plan, auquel viennent se mêler la ou les flûtes, les sourdines de la trompette...
Paru en novembre 2021 chez Sub Rosa / 8 plages / 49 minutes environ
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur bandcamp :