Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Je profite de l'été pour décoller davantage de l'actualité, qui nous entraîne impitoyablement en avant, nous impose les sorties innombrables d'une société d'hyper-consommation : sortons de l'hyper-marché, résistons aux stimuli et sachons regarder ailleurs, en arrière, à côté des feux illusoires de la rampe médiatique. Retour à l'essentiel, aux musiques fondamentales qui aident à construire l'être avant de le dépasser. Retour à Terry, le maître des claviers, l'improvisateur le plus génial de notre époque, l'homme des concerts-fleuves, des nuits d'envolées psychédéliques, des chevauchées transcendantes. L'un des fondateurs de la musique minimaliste répétitive avec In C, en do majeur, composée en 1964 : 53 motifs, "patterns", à répéter par chaque interprète, chacun d'eux étant libre de répéter le motif autant de fois qu'il le désire avant de passer au motif suivant, d'où la création d'une tapisserie sonore chatoyante, ondulante comme l'infini qu'elle semble condenser. Je ne reviens pas sur la biographie de ce musicien né en 1935, imprégné de jazz, de musique contemporaine, formé par un maître indien pendant plusieurs années. Terry Riley est le plus occidental des musiciens orientaux, voilà ce qu'on pourrait dire de son oeuvre immense, si mal connue en France.
Ce premier billet met l'accent sur deux disques. Shri Camel, sorti en 1978 chez CBS, - album, que j'avais en vinyl et que je viens de recevoir en laser, reste une merveille : Terry, à l'orgue électronique modifié pour atteindre une "intonation juste", avec un système d'écho numérisé, crée une œuvre psychédélique au sens fort, orientale, qui peut tisser jusqu'à seize nappes d'orgue simultanément, atteignant une complexité vertigineuse, d'une beauté stupéfiante. Laissez-vous porter jusqu'au "Desert of ice"...Et regardez bien la pochette, perdez-vous en elle comme dans la musique...Terry Riley sort du piano Bösendorfer Imperial un orchestre complet...Le second est un double album sorti en 1986 chez Celestial Harmonies, The Harp of New Albion. L'idée de départ est de traiter le piano comme une harpe, d'où un instrument qui sonne autrement, dépaysant. Les onze mouvements de cette vaste pièce sont improvisés, mais jalonnés d'éléments composés qui structurent l'ensemble. L'utilisation d'un Bösendorfer Imperial permet de tirer du piano comme un orchestre complet. Les sons fondamentaux se fondent dans un halo constant d'harmoniques. Pris dans la fougue pianistique de Terry, on a un peu l'impression de vivre à l'intérieur de la chevelure splendide d'une comète.
Pour finir un vieil adage soufi cité par Terry : La pensée qui est planifiée est tradition.
La pensée qui n'est pas planifiée est imagination.
La pensée qui est les deux à la fois est l'esprit.
Carte établie par le navigateur et corsaire anglais Francis Drake.
(Nouvelle mise en page + illustrations sonores / Émission du 8 juillet 2007 )
Trois pays, trois traditions, trois pianistes qui se distinguent par une audace tranquille. L'airde rien, ils sortent chacun à leur manière un courant musical de la sclérose.
Le norvégien Tord Gustavsen tord le cou (tordant, non ?) à un jazz qui court après la performance, comprise comme une démonstration de virtuosité, de maîtrise, culminant dans le solo pendant lequel les autres instrumentistes éventuels se taisent pour mieux faire ressortir le talent du maestro. Il rompt aussi avec un certain type de phrasé devenu très prévisible, bref avec tout ce qui, dans le jazz, relève d'une extériorité vite creuse. Il choisit des lignes mélodiques d'une grande simplicité, explorées avec retenue, délicatesse : un minimum de notes pour camper une ambiance. Suggérer plutôt que d'assener, démontrer, voilà sa ligne, qui privilégie l'intériorité, l'exploration de l'âme. Harald Johnsen à la basse et Jarle Vespestad aux percussions sertissent le piano dans un écrin léger, tout enfrémissements, frottements, ponctuations sensibles. Sans doute son rôle d'accompagnateur de la chanteuse Silje Nergaard a-t-il contribué à cette discrétion du trio et de son compositeur, mais c'est surtout le fruit d'une démarche consciente. Ses trois albums en trio, le premier date de 2003, constituent à ses yeux une trilogie, l'approfondissement d'une voie : calme, réconfort et émotion garantis pour l'auditeur !
Le sévillan Diego Amador, né en 1973(Gustavsen est de 1970) dans une famille de gitans, aborde quant à lui la tradition flamenca ...au piano. "Guitariste frustré", comme il se définit lui-même, il aborde son piano comme une guitare, utilisant parfois ses ongles, attaquant directement les cordes au besoin. Quelque part entre jazz, musique contemporaine et flamenco, cet improvisateur autodidacte bouscule les règles, impose son énergie et sa virtuosité - nous sommes aux antipodes de Gustavsen !, sans cesser de fairechanter son instrument. Et il a réussi à m'intéresser à ce flamenco qui souvent m'exaspère par ses postures, ses mimiques, ce qui n'est pas un mince prodige...Piano Jondo, qui vient se sortir, est en fait son second solo après El aire de lo puro en 2001. Ecoutez notamment le prodigieux titre 7, Seguiriya de Pildorilla, avec passages très contemporains, changements rythmiques imprévus, cordes pincées, doublage à la guitare et claquements des mains sur la fin.
Pianiste de formation classique, le grec Vassilis Tsabropoulos joue notamment Rachmaninov ou Prokofiev, mais participe aussi depuis plusieurs années à des expériences jazz en trio. Avec Akroasis, sorti en 2003, il revient aux racines de la musique grecque, à savoir les hymnes de la liturgie byzantine, pour en donner un éclairage nouveau, plus pianistique comme il dit, sous l'angle de la musique improvisée. " Son côté intemporel et sa simplicité expressive peuvent parler à n'importe qui, pas seulement aux pratiquants", affirme-t-il. Le disque propose la relecture de cinq hymnes, auxquels s'ajoutent trois compositions personnelles. De l'austère majesté des amples phrases mélodiques, parfois répétées, variées, entrecroisées, finit par se dégager une sérénité mystérieuse, tournoyante, intemporelle.
Ce programme aura été introduit par les créations électroniques d'An On Bast, compositrice polonaise déjà présentée dans de précédents articles. C'est à mon sens le même esprit qui les réunit : partir de la tradition, se nourrir d'elle, pour créer les musiques d'aujourd'hui. N'a-t-elle pas utilisé du Liszt comme échantillon pour l'une de ses pièces les plus abouties, son De profundis ? (à écouter en bas de l'article) Les DISQUES
An On Bast :Minimal walking (piste 4, 5' 17)
Whocat (p.5, 4' 40)
De Profundis (p.6, 6' 21), extraits de Welcome scissors (2006) Tord Gustavsen Trio :Vicar street (p.2, 3' 46)
Karmosin (p.7, 5' 12)
Where we went (p.9, 4' 49)
Vesper (p.12, 4' 30), extraits de Being there (ECM, 2007) Diego Amador :Solea del Churri (p.1, 7' 43)
Pa los viejitos (p.2, 4' 33)
Seguiriya de pildorilla (p.7, 9' 54), extraits de Piano Jondo (World Village, 2007) Tord Gustavsen Trio :Tears transforming (p.1, 5' 38)
The Ground (p.12, 7' 16), extraits de The ground( ECM, 2004) Turning point (p.7, 5' 52), extrait de Changing places ( ECM, 2003) Vassilis Tsabropoulos :Hymns I & II (p.1-2, 10')
The secret garden (p.4, 5' 58), extraits de Akroasis (ECM, 2003)