Publié le 24 Décembre 2020

Melaine Dalibert - Infinite Ascent

   Quand l'Inspiration transporte le minimalisme !

    Pianiste et compositeur, le rennais Melaine Dalibert (notice biographique ici) me confiait à propos de son cinquième disque solo :  « Mon dernier album emprunte une voie sans doute plus instinctive que les précédents. » Composées en 2019 et enregistrées en décembre de la même année sur un piano Steinway dans la chapelle du Conservatoire de Rennes où il enseigne, ces huit pièces sont en effet moins apparemment construites sur des procédures mathématiques comme les algorithmes. Il n'empêche que, en dépit de leur noyau mélodique et de leur expressivité, elles s'inscrivent dans une perspective minimaliste, ce qui n'exclut ni le lyrisme ni une forme de grâce harmonique.

"Introduction" combine la fluidité de notes répétées de manière serrée en strumming et le contrepoint dramatique de notes graves qui scandent puissamment cette entrée vigoureuse, dont les boucles allongées dessinent une courte mélodie lancinante.
 

   Comme l'indique son titre, "Flux / Reflux" va et vient comme une mer,  d'un mouvement gracieux et en même temps sérieux comme une quête. La mélodie d'une beauté fragile a des accents à la Philip Glass, incessamment répétée. Elle remonte toujours, têtue, jusqu'à fondre de douceur. "Grasses in Wind" est agitée d'un frémissement rapide, constant, au point d'en être comme ébouriffée. Étrange berceuse incantatoire, "Lullaby" semble prise au piège de ses arpèges immobiles et répétés, élargis en ellipses insidieuses.

  Et c'est "Litanie"... le retour magique et probable des algorithmes, le titre le plus rigoureux et le plus follement lyrique, frère d'anciens morceaux comme "En abyme" sur le premier album de Melaine, Quatre pièces pour piano. C'est un appel, un escalier en spirale dans un donjon sans fin, une montée infinie qui pourrait servir d'illustration sonore à certaines œuvres de Constantin Brancusi. Quand la mathématique pure se revêt de Lumière et d'Esprit, les cloches sonnent, carrousel et carillon, l'élévation lévitation, le corps qui flambe suspendu par-delà toutes les contingences. Un absolu envoûtant !

   L'apaisement revient avec "Horizon", à la mélancolie prenante. Ses pauvres accords se suivent sans hâte, ponctués de notes graves, avant une partie furieuse, un emballement sourd et martelé, puis un retour à un calme méditatif creusé d'une profondeur résonnante. Le contraste est on ne peut plus accentué avec "Piano Loop", houle agitée de boucles enchevêtrées dans la plus pure tradition minimaliste, et d'un effet magnifique, avec des irisations de texture, des bulles expressives presque langoureuses.

   "Song" répond à "Introduction" par son dynamisme puissant, sa mélodie expressive qui se déploie en larges cercles irrésistibles.

   Qui a dit que le minimalisme manquait d'âme, de lyrisme, de fougue ?

Mes titres préférés : 1) "Litanie" 2) "Flux / Reflux", "Lullaby" et "Piano Loop" 3) Tout le reste !

Paru en novembre 2020 chez Elsewhere Music / 8 plages / 34 minutes

Pour aller plus loin :

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Publié le 12 Décembre 2020

Snow Palms - Land Waves

Land Waves est le troisième album du duo Snow Palms, d'abord projet solo mené par le multi-instrumentiste et professeur David Sheppard, rejoint par son invité, le compositeur et producteur Matt Gooderson - fondateur de son côté du groupe d'électro-rock Infadels - après des expérimentations communes en studio. L'album associe les synthétiseurs modulaires de Matt aux instruments acoustiques à maillet de David. La voix de Megan, compagne de Matt alors enceinte de leur fils, vient se mêler parfois aux textures des deux compères. L'idée est aussi  de brouiller les frontières : l'électronique bien programmée semblera presque acoustique, tandis que les sons acoustiques pourront s'approcher des rivages électroniques. Les deux musiciens s'inscrivent dans la nébuleuse des minimalistes des années soixante, avec une touche ambiante et exotique due aux instruments traditionnels africains ou de l'Asie du Sud-Est qu'ils affectionnent. Ils revendiquent  parmi leurs influences, celles de Brian Eno, Underworld et plus particulièrement de pièces comme Music in Twelve Parts ou Music With changing Parts  de Philip Glass, et comme Music for Mallet Instruments de Steve Reich.

Le duo SNOW PALMS
Le duo SNOW PALMS (Matt à gauche)

 

   Pas étonnant donc que la  musique de Steve Reich soit le point de départ du premier titre, "Atom Dance". Glockenspiel, clarinettes et synthétiseur tissent des motifs répétés, amplifiés, sur une pulsation reichienne irrésistible, enrichie de percussions moelleuses et de brèves incursions vocales lancinantes. La danse des atomes est un ballet aérien en perpétuelle régénération, qui ne se met en sourdine après cinq minutes, deux minutes de mouvement lent en somme, que pour repartir avec plus de vigueur dans le crescendo illuminant typique du Maître ! Un beau départ ! "Everything Ascending" nous offre une techno spatiale au lyrisme grandiose, avec chœurs interstellaires et explosions gravitationnelles, là encore avec des souvenirs de Steve, cette manière de frémissement lié à la segmentation incessante des textures, leur intrication si serrée, parcours ponctué par une belle retombée cardiaque et des maillets translucides dans la chevauchée finale apaisée. L'atmosphère japonisante de "Evening Rain Gardens", les maillets créant une sorte de marche cadencée dans le jardin d'un temple, est transcendée par des envolées orchestrales de claviers et la voix démultipliée par des traînes expressives.

   Le titre éponyme, le plus long avec ses plus de dix minutes, enroule le tapis bruissant des percussions cristallines aux vibrations électroniques striées : voyage chatoyant, toujours plus intense, augmenté de multiples incursions électroacoustiques, hanté par la/les voix de Megan, dont la mélopée est soutenue par d'amples vagues sonores, chaleureuses, profondes, boisées par les clarinettes basses. Le dernier quart est tumultueux, puissamment rythmé, syncopé, d'une incroyable beauté. Quel vibrant hommage à Steve Reich ! Les résonances envahissent "Thought Shadow" : nous sommes dans les montagnes, vers des monastères perdus dans les nuages, sons réverbérés, on pense à des appels de trompes lorsque les clarinettes veloutent l'ensemble de ce flux changeant. Le titre suivant, "Kojo Yakai", évoquerait la mode japonaise des visites nocturnes d'usines et de raffineries illuminées : musique gracile des glockenspiels, marimbas, que viennent surplomber des percussions plus sourdes pour créer un continuum coloré, feu d'artifices traversé de voix éthérées. Énergiquement extatique ! Le périple se termine avec "White Cranes Return", ritournelle envoûtante autour de la voix fredonnante de Megan, bientôt rejointe par des boucles de chœur qui s'ouvrent comme des fleurs éruptives. Une manière peut-être de revenir en catimini aux racines folkloriques britanniques, car j'entendais dans la voix de Megan des accents des chanteuses du groupe The Unthanks, particulièrement dans "Because He Was a Bonnie Lad" sur l'album Here's A Tender Coming (2009).

Paru le 11 décembre 2020 chez Village Green Recordings / 7 plages (+ 1 bonus) / 42 minutes environ

Gorgeous !  C'est le mot qui me vient en anglais... Un disque superbe gorgé de bonheurs rythmiques et d'énergies enivrantes. Incontournable pour tous les fervents de Steve Reich, dont je suis !!!

Pour aller plus loin :

David Sheppard est aussi l'auteur d'une biographie encensée : On Some Faraway Beach : The Life and Times of Brian Eno, parue en 2008.

David Sheppard - On A Faraway Beach : The Life and Times of Brian Eno
David Sheppard - On A Faraway Beach : The Life and Times of Brian Eno

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Publié le 7 Décembre 2020

Lustmord + Nicolas Horvath - The Fall

Une déconstruction du monument secret du Minimalisme

En 2013 sortait un coffret de quatre disques consacré à November de Dennis Johnson, monument secret du minimalisme qui aurait inspiré, d'après les dires de La Monte Young lui-même, son opus magnum, le fameux Well-tuned piano de 1964, d'une durée de six heures, les six heures qu'aurait dû durer November. Mais il n'en reste alors que 112 minutes sur une vieille cassette de 1959... Je ne vais pas refaire l'histoire de cette œuvre reconstruite, reconstituée par le compositeur Kyle Gann, auteur du magnifique livret accompagnant cette exhumation, sous les doigts du pianiste R. Andrew Lee : je vous renvoie à mon article d'avril 2014 (que je viens d'enrichir !). Ce nouveau disque consacré à cette œuvre fondatrice iconique réunit deux artistes hors-norme : Lustmord, compositeur de musique électronique gallois considéré comme l'un des fondateurs de la musique ambiante sombre (dark ambient), et Nicolas Horvath, pianiste classique, dont la palette va de Franz Liszt à Erik Satie, Philip Glass et bien d'autres compositeurs contemporains connus ou inconnus, lui-même compositeur de musique électroacoustique. La perspective adoptée par les deux hommes est symétrique de celle choisie par Kyle Gann pour faire renaître une pièce largement incomplète, ruinée et la remettre à la place qui lui revient : avec elle s'ouvre la période du minimalisme, courant majeur de la seconde moitié du vingtième siècle et du début du suivant, le nôtre. Quand la version de concert de R. Andrew Lee durait cinq heures, la nouvelle proposition ne dure plus que ... 66 minutes et quinze secondes ! C'est peut-être à partir de cette idée de ruine que s'est élaborée la musique des deux compères. Une ruine dans laquelle peuvent s'engouffrer tous les vents électroniques comme autant de traces sonores « d'esprits errants et sans patrie ». D'où l'image du cimetière sur la couverture. Hantés par le spleen baudelairien, serions-nous entrés dans un livre de Stephen King ? Lustmord prélude par des nappes mouvantes, inquiétantes, s'engouffre dans l'imaginaire ouvert par cette pièce d'allure hiératique, trouée de partout comme une abbaye gothique à demi-détruite. Une majesté dévastée, au-delà de toute déréliction, qui appelle à elle des lambeaux de toiles infernales, grosse d'enfantements monstrueux dans des coulisses blêmes. La musique du piano reste sur le seuil, glas sépulcral ou reste de lumière, enveloppée par ces draperies électroniques grondantes, menaçantes, comme si la terre allait s'ouvrir pour laisser les morts ressusciter. C'est novembre lugubre, crépusculaire, avec des oiseaux qui sonnent faux, leurres pitoyables par les champs de stèles mangées de brume. Novembre des orages inverses, de la lumière qui résiste malgré tout au déferlement informe des drones. En un sens, ce disque incarne le combat entre la forme, représentée par le piano, et l'informe, représenté par l'électronique. Chaque note de piano se dresse comme une stèle, frappe droite et dure prolongée d'harmoniques vers le ciel « bas et lourd qui pèse comme un couvercle », tantôt tiré vers le bas par des forces obscures, tantôt soulevé par des vagues éblouissantes, l'électronique étant ambivalente, imprévisible, retorse. La déconstruction opérée par cette collaboration se saisit des silences pour leur couper le cou, les transformer en aperçus d'outre-mondes. Le piano devient de plus en plus irréel lorsque l'on s'enfonce dans des textures oniriques saturées. Les harmoniques démultipliées s'y fondent comme si nous étions dans une gigantesque cathédrale, tracent un labyrinthe vertigineux, fuligineux. Je ne sais pourquoi me voici projeté dans ce roman extraordinaire qu'est L'Emploi du temps de Michel Butor. Immergé dans l'obscur de vitraux flamboyants. On ne pourra plus jamais en sortir. La lumière comme l'ombre deviennent liquide, on patauge dans des clapotis innommables, les égouts débordent, tout tremble. Mais le piano se dresse encore, lutte-t-il ou bien est-il l'instrument des Ténèbres ? C'est une atmosphère de fin des temps, une noire épiphanie annoncée par le balancement inexorable de cloche du piano. En anglais, 'The Fall", c'est l'automne, et c'est la chute, une chute interminable, qui nous entraîne si loin de tout. Le dépaysement radical, jusqu'à entendre aux limites de l'audible des battements d'ailes, le doux glissement dans la crypte d'après.

Une déconstruction fantastique, belle réponse à la fabuleuse version longue de Kyle Gann et R. Andrew Lee.

Paru le 4 décembre chez Sub Rosa / 4 plages / 66 minutes environ (les plages ont été ménagées pour le double disque vinyle, car il va de soi que l'ensemble s'écoute d'affilée si possible...)

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 © Photographie personnelle / Abbaye de San Galgano

© Photographie personnelle / Abbaye de San Galgano

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