Publié le 28 Avril 2020

Caleb Burhans - Past Lives

   Caleb Burhans, cofondateur du duo électroacoustique Itsnotyouitsme avec le guitariste et compositeur Greg Mcmurray, poursuit une carrière solo depuis 2013. Chanteur et multi-instrumentiste, il a sorti en 2019 son second disque personnel, Past lives, six ans après le beau Evensong - les deux étant parus chez Cantaloupe Music. Il ne renie pas son compagnonnage avec Greg Mcmurray, qui coproduit ce nouvel album. De la musique de cet album, il dit ceci :

« Ces vingt dernières années, ma musique s'est intéressée presque exclusivement au chagrin, à la peine. Past Lives recueille quatre de ces compositions, réfléchissant aux années perdues aux dépendances et aux amis disparus. » Aussi le disque est-il dédié à la mémoire de Douglas Lowry, Jóhann Jóhannsson et Matt Marks, trois musiciens avec lesquels il a collaboré avant leur décès.

   Le premier titre, "A Moment for Jason Molina", est à la mémoire d'un quatrième musicien, chanteur et compositeur mort à 39 ans à cause d'abus d'alcool. C'est le guitariste irlandais Simon Jermyn qui l'interprète à la guitare électrique. Après une courte introduction où la guitare tisse des traînées sonores mélancoliques, le morceau nous offre un "moment" de guitare fluide à base de boucles surmontées d'accords plus sourds, puis une toile de fond éthérée tout en glissements lumineux revient approfondir la trame doucement hypnotique. La musique se fait eau lustrale, inépuisable, dans laquelle on se laisse couler, emporté vers la fin par un ralenti langoureux aux savants entrelacs.
   

   Suit un quatuor titré "Contritus", interprété par le JACK Quartet. "Contritus" fait penser à "contrition", repentir sincère, donc évoque plus largement une émotion poignante. Des passages col legno donnent à cette composition d'une quinzaine de minutes une concentration, un décanté remarquables, faisant par contraste paraître plus déchirantes encore les interventions des cordes frottées qui, ou bien alternent ou bien se superposent à cette trame percussive très sèche. L'émotion grandit après huit minutes, comme si elle se libérait après ce long début introspectif de sévère macération. Mais après de fortes effusions, tout se calme à nouveau, drapé d'une sérénité mélancolique, d'un alanguissement miraculeux, avant que les cordes ne ronflent à l'unisson dans de majestueuses volutes pour un finale somptueux très baroque d'allure.

   Le disque séduit aussi pour la variété des instruments utilisés. Après la guitare électrique et un quatuor à cordes (deux violons, un alto et un violoncelle), "Once in a Blue Moon" fait appel à un duo de harpe et marimba : cordes pincées et frappes percussives...

    Le dialogue entre les deux instruments chante, non sans intensité, une sorte d'incantation répétitive qui va s'étoffant, nous enveloppant d'un rets de plus en plus serré constitué par les notes pointues de la harpe et la marche bondissante du marimba. La tension se relâche un peu trois minutes avant la fin, harpe et marimba se font plus graves, plus vibrants, pour entreprendre une marche mystérieuse dans des futaies profondes. Puis, c'est une échappée imprévue, une coda spiralée, orientalisante...

Caleb Burhans interprète seul le dernier titre, le plus court, "early music (for a saturday)", à la basse électrique, au violon électrique, à la chambre d'écho et aux sons décalés. Il donne en effet l'illusion d'une musique ancienne, tout en étant au plus proche de ce que produit le duo Itsnotyouitsme. La texture orchestrale des drones et glissendos qui s'entrecroisent, s'enchevêtrent, nous plonge dans une cathédrale sonore suave puis peu à peu saturée. Une fin magnifique pour cet excellent disque entre musique contemporaine et ambiante.

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Paru en mars 2019 chez Cantaloupe Music / 4 plages / 42 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 5 Avril 2020

Dans le bain des mots...

Dans le bain des mots...

« Je ne connais rien de plus touchant

Que le chant des oiseaux

À la levée du jour

À chaque fois que je les entends

J'ai du mal à croire

Que l'on puisse mourir un jour »

   Peut-être que ça a commencé ainsi, avec Sylvain, je veux dire c'est là que ça a pris. En plein confinement, entendre de tels mots, alors justement qu'avant on ne les entendait plus, les oiseaux, morts ou exilés, recouverts par le tumulte humain. Tant qu'on entendra des oiseaux, il y aura de l'espoir, de la beauté. Mais il faut aussi les écouter, les oiseaux, et qui les écoute ? Olivier Messiaen les écoutait, saint François aussi. Sylvain Fesson également, et c'est un signe qui ne trompe pas. Sa musique se contente d'une guitare, d'une basse, d'un piano, d'un saxophone, les instruments comme des oiseaux délicats qui se posent tendrement sur ses mots murmurés, ses mots doux de poète qui marche seul dans les rues, qui a presque honte d'avoir des sentiments, qui dit sa vie, ses bribes, dans des balades mentales si loin de tous les mots convenus, de toutes les diatribes et invectives qui assaillent nos oreilles dès qu'on regarde un écran ou écoute des chansons faisant beaucoup de bruit pour nous abrutir et rien pour nous faire ressentir. D'un morceau à l'autre, on se promène de "Sacher Masoch" à "Casanova" dans un univers onirique et intime, à coup de "rimes désinvoltes", "ce mystère qui nous enveloppe". Son premier disque, Sonique-moi, est encore marqué dans son titre éponyme par le RAP, attention, un rap lyrique pas si loin que ça de celui d'Arm de Psyckick Lyrikah, qui aime les jeux de mots, comme ce "cadavre-esquive", "je ne peux que Poe-être" (je l'ai entendu comme ça...), mais il se laisse ensuite aller à une douceur étrangère à ce mouvement de révolte, à des moments élégiaques aux cordes suaves et guitares caressantes, comme dans ce bouleversant "Le Cœur du monde". Avec lui en, effet "quelque chose prend", on marche en sa compagnie, on croise une passante échappée de chez Baudelaire sans le dire, des ombres légères à fleur de nuit, "toute cette magie en l'air", guitare irradiée de lumières délicates. C'est une merveille, ce premier disque ! Et les clips !

Celui de "Aux étoiles",  du basket comme je pourrais l'aimer, sur une courte méditation qui va des étoiles aux « secrets de ton âme // à ta peau, à ton ventre »... et puis les gestes du quotidien magnifiés par la musique sur celui de "La Vie m'allait bien". Aux côtés de Sylvain, il faudrait mentionner Arthur Debreux, qui signe nombre de ses musiques et la réalisation, et d'autres, selon les compositions.


 

 

   J'ai fini par trouver quel était l'art poétique de Sylvain. C'est dans un très court titre, "Sogni doro" :

« À chaque fois j'y laisse des plumes / Et ça finit en poème pour chacune ».

   Il y a du pauvre pêcheur solitaire en Sylvain Fesson, une manière de se laisser aller à la perte, aux amours déambulatoires, de laisser traîner ses filets et d'en ramener des images inédites, « sa chevelure tapis de prière »,  alors on s'agenouille, on sombre dans des rêves érotiques avec des « prêtresses folles », on dérive tout au long de "Jo Lee", le premier long titre de Amy (I) - dont la fin en anglais (je sais, apportée par le titre...) n'apporte rien, concession heureusement passagère à l'abandon trop fréquent de notre si belle langue quand elle est maniée poétiquement comme Sylvain sait fort bien le faire.

   L'écoutant titre après titre, je pense au Nanni Moretti de Journal intime, à Serge Gainsbourg par le phrasé de ces mots dits murmurés comme des confidences au débusquer de l'inquiétude, de l'humour au ras des trouvailles à la limite du bon goût mais qui portent, comme ce « Elle avait la tignasse châtaigne / De celle qui en a longtemps pris ».

  "Amy (I)" est exemplaire d'une symbiose admirable entre la musique réduite très vite au seul piano, acoustique ou électrique (?), qui avance en tanguant imperceptiblement, calmement, et les mots d'une tranche de vie presque banale, transcendée par des aperçus d'une tendresse et d'une émotion si nue, « sans maquillage » comme elle sans nom, portée à l'existence par les caresses verbales.

   Puis il y a la sublime vidéo de "Amy (II)", sur un texte écorché, à la guitare électrique cisaillante, aux synthétiseurs épais, aux violoncelles sombres. Chorégraphie magnifique et danse d'Anne Charrier dans un terrain vague de banlieue, en noir et blanc presque solarisé, exhortation à la résistance, à la vie...
 

   Sur le même disque,  "Anathème" est un hymne au désir, à la femme, magnifié par la guitare et le violoncelle élégiaques, une envolée flamboyante à la guitare électrique sur la fin. Je termine cette évocation avec "Waha", le dernier titre de ce même Amy (II), encore une longue échappée lyrique, c'est que je préfère en lui, une histoire d'amour sans fin au long de routes, de rails, de rêves, une enquête sur le mystère de l'autre, sur l'horizon, sur la naissance des sentiments, sur la galère d'aimer, pour finir devant l'embrasement de la mer. Splendide et bouleversant.

  Qu'il me pardonne ce jeu de mots : « Si, Levain fait Son ! » Le levain, c'est l'abandon à la pâte parfumée des mots, c'est l'esprit poétique d'embarquement avec « du sable dans la poche / Un goût de sarriette dans la gorge ».

    Vous en connaissez beaucoup, vous, des chanteurs qui savent encore ce qu'est la sarriette ?

Discographie :

- Sonique-moi, sorti le 1er novembre 2014

- Amy (I), sorti en octobre 2016

- Amy (II), en octobre 2016 également

- L'Amour plus fort, sorti en mai 2017, disponible aussi sur bandcamp

Et puis il y a Sylvain Fesson sur scène, son groupe KISTRAM, pour d'autres voyages...

Et son site personnel, avec les textes de ses poèmes, etc.

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