Deux artistes hors-normes
Faut-il encore présenter ces deux hommes ? Merzbow (né en 1956), pseudonyme du japonais Masami Akita, est l'un des musiciens majeurs du courant bruitiste expérimental, auteur d'une œuvre prolifique. Il a collaboré avec de nombreux musiciens et, hasard qui n'en est pas un, avec le guitariste français Richard Pinhas dont je viens de chroniquer End of the Line. Il assure la composition électronique de l'album, à base d'effets variés et de générateurs de bruits. Côté piano, c'est Nicolas Horvath (né en 1977), pianiste virtuose auteur d'une intégrale Erik Satie, d'une autre intégrale consacrée à Philip Glass, infatigable défricheur des musiques d'aujourd'hui, à la recherche de musiciens injustement oubliés de notre époque ou des siècles passés. Il vient de sortir un disque consacré aux Nocturnes secrets de Frédéric Chopin, incluant pour la première fois les Nocturnes révisés par Chopin lui-même, retrouvés sur les partitions de ses élèves. Mais Nicolas Horvath est aussi improvisateur, compositeur de musique électroacoustique, impliqué depuis des années dans la scène expérimentale, notamment sous les pseudonyme de Dapnom ! Aussi n'est-il pas si surprenant qu'il ait multiplié les collaborations avec des artistes a priori assez éloignés de la musique classique ou contemporaine même. Défenseur ardent des Minimalistes, y compris les moins (re)connus, n'a-t-il pas osé déconstruire le monument inaugural de ce courant, November de Dennis Johnson, dans une collaboration avec le musicien électronique Lustmord, représentant majeur du courant de l'ambiante sombre (dark ambient), sous le titre The Fall ? S'il fallait chercher une lignée menant à cette nouvelle collaboration, elle viendrait en partie de là, et de la volonté du pianiste de collaborer avec le maître du Japanoise depuis fort longtemps.
Les deux musiciens ont communiqué à distance pour ce disque. Le premier titre, "N9512MIX", résulte d'une longue improvisation du pianiste envoyée à Merzbow, lequel a "réagi" en ajoutant sa musique. C'est l'inverse pour le second titre, "914 for Horwath", sauf que Nicolas Horvath a moins improvisé pour mieux suivre les sons électroniques du japonais et assurer une certaine unité à l'album.
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Ce qui reste Après...
Sur la pochette du disque (il existe deux variantes de l'image), on voit un piano dans une salle presque vide, comme laissée à l'abandon, délabrée, au sol jonché de salissures diverses. Sur l'une des deux images, le piano n'a plus de pieds, incroyablement sale. Vous êtes prévenus : n'attendez pas une musique propre, bien élevée. Vous êtes dans un non-lieu, à l'écart de toutes les académies. C'est une scène expérimentale peut-être, un lieu de fin de monde probablement, un lieu de déréliction. Un lieu détruit. Il ne reste presque plus rien. Carcasses et ossatures, débris. Et fantômes...
Les bribes d'une improvisation au piano cherchent à se faire entendre sous un déluge de crachotis, sifflements, ondes troubles, traversées non identifiées. C'est "N9512MIX" : vestiges d'un lyrisme lisztien bombardés en continu sous une pluie bruitiste, laquelle se change parfois en plainte face au piano massif, capable de devenir lui aussi liquide. Les deux musiques se heurtent, se fuient, se rejoignent improbablement. Parfois l'électronique se calme, le piano se fait mieux entendre, se met de la partie, devenant agressif, outrageusement contemporain pour mimer une destruction à l'œuvre, conjointe cette fois. C'est une union contre-nature, monstrueuse, on entend des hurlements et des martèlements. Deux larrons en foire terminale, un jeu de massacre, jubilatoire, ubuesque. La pâte sonore se fait grouillante, les fragments mélodiques s'y fondent avec délice sans craindre la fusillade électronique. C'est la mise à mort de toute musique romantique, recouverte d'un linceul électronique grimaçant, et c'est aussi une apothéose inverse du piano, survivant à ce déluge infernal : rien ne tue la beauté, elle résiste, elle persiste, elle transcende ce qui devait la recouvrir. Je ne comprends tout cela qu'à la quatrième écoute. Je ne vous cache pas qu'à la première, je trouvais cette musique calamiteuse. En un sens, je ne me trompais pas, car elle est tout sauf pitoyable, mais elle annonce en effet des calamités. Elle est poreuse aux désastres et destructions de notre temps. Elle les intériorise et les joue comme une tragédie, elle est au contraire impitoyable, brutale. Il n'est plus temps de séduire quand tout se délite et se désagrège, semble-t-elle nous dire avec un acharnement et une énergie terribles.
Persistances lyriques
dans un monde dévasté...
"914 for HORVATH" s'inscrit dans la même perspective, mais le piano n'est plus en-dessous, il est en première ligne, à égalité avec l'électronique de Merzbow. On peut suivre la composition frémissante du pianiste, en dépit des assauts bruitistes. Étranges épousailles, naissance d'un autre lyrisme, post industriel si l'on veut. Vers huit minutes, la musique de Merzbow peut évoquer les hélicoptères du film de Coppola, Apocalypse now, dont les pâles, d'abord à plein régime, ne parviennent ensuite plus à tourner rond, tandis que le piano médite, indifférent à cette ankylose passagère de la technologie, qu'il renaît pour mieux marteler face au retour des fraises et des rotors. La pièce est une alternance de crescendos et de decrescendos, d'invasions et de quasi disparitions. N'entend-on pas les convulsions d'un monde touché au cœur, qui ne fonctionne plus que par à-coups, passant d'accélérations à ralentis dans une jactance post-rock avec souvenirs de guitare électrique et de rythmes rock'n roll détraqués à la moulinette, le piano mélodique en dépit de tout ? Si la rage gagne parfois le piano dont les reliefs dramatiques gardent grande allure, ces derniers font mieux ressortir la veine élégiaque intériorisée se frayant un chemin dans les décombres. Et les ombres de Leoš Janáček, d'Alexandre Scriabine, ou encore d'Erik Satie, viennent hanter et enchanter le cauchemar.
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Un sacré choc, que je n'ai digéré et apprécié qu'après les premières écoutes (pas assez concentrées, je le reconnais). Une expérience des limites, symptôme d'une société perturbée dans ses fondements, cherchant à tâtons au milieu des ténèbres fracassantes des raisons d'espérer...ou de désespérer plus encore. Comme on dit, âmes sensibles s'abstenir ? La sensibilité affleure partout dans ce disque brûlant d'une frénésie nihiliste.
Paru le 2 mai 2024 chez Sub Rosa Label 5bruxelles, Belgique) / 2 plages / 44 minutes environ
Pas d'extrait à vous proposer en écoute...
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Livret avec un excellent texte de présentation du musicologue Guillaume Kosmicki.
Traduction du texte en anglais figurant à l'intérieur du digipack, et non crédité. [ j'ai systématiquement traduit "noise" par « bruit », tout simplement, avec une majuscule, pour le distinguer du bruit ordinaire. ]
Confession du Bruit
Le Bruit est Méditation
Le Bruit est Extase
Le Bruit est Sacrifice
Le Bruit est Résurrection
Le Bruit est Liberté
Le Bruit est Expérience
Le Bruit est proche de la Lisière
Le Bruit est au-delà de l'Horizon
Le Bruit est intérieur
Le Bruit est extérieur
Le Bruit est partout
Le Bruit est classique
Le Classique est Bruit
Le Bruit est Musique
La Musique est Bruit
Le Bruit est le Début
Le Bruit est la Fin
Pendant l'Antiquité, la Vie n'était que Silence,
Locus classicus futuriste.
L'ancien monde était vraiment silencieux.
Pourtant, il y eut le Bruit au Tout début,
Cela nous rappelle la théorie du Grand Boum
Et toutes les conséquences à venir.