du post-rock aux sombres bruits

Publié le 3 Mai 2024

SPECIO - (sans titre)
Un duo à réveiller les vivants-morts !

   Specio est le duo formé par Sasha Andrès (textes, chant, percussions, bruits) et Nicolas Laureau (guitares, claviers, piano, batterie). Tous les deux ont un passé rock et alentours, sont actifs sur la scène indépendante à travers différents projets, comme le duo Covers in Inferno (au nom qui n’est pas sans rapport avec l’album sans titre de Specio) formé par Nicolas et François Breut.

 

SPECIO © Morgan Legal

SPECIO © Morgan Legal

   Elle est retrouvée...Quoi ? La langue française !

    Leur projet répond à l’un de mes vœux les plus chers : entendre des poèmes ou textes français chantés en français. Ce qui devrait sembler aller de soi ne va hélas plus de soi, tant nombre de chanteurs et musiciens français ont déserté la langue française, comme honteux de leur si belle langue, pour un anglais médiocre, mal prononcé, très souvent pitoyable, sous le prétexte ridicule et fallacieux de toucher un plus vaste public. À l’heure où l’on ne cesse de célébrer la biodiversité, je milite pour la diversité des langues, menacée par des langues internationales, mondialisées (l’anglais surtout), qui n’ont plus ni âme, ni histoire, des langues dévitalisées parce que, privées de leur fonction poétique comme dirait Roman Jakobson, elle sont réduites à leur fonction communicante, utilitaire. Sasha Andrès chante aussi en anglais sur le disque, c’est vrai, mais un anglais réduit à sa dimension musicale : les paroles ne comptent plus, sont d’ailleurs souvent inaudibles en tant que telles, l’anglais n’est plus qu’un instrument parmi d’autres. Et puis cela vient après le bonheur…

 

Protéger ? Restreindre la liberté, comme d'habitude...

Le bonheur d’entendre un texte du poète Henri Michaux, « Agir, je viens » pour ouvrir le disque ? Hélas, ce bonheur nous ( ce "nous" inclut bien sûr les auditeurs du disque) a été refusé par les ayants droits. J'ai eu la chance de l'entendre avant leur refus. C'était un texte bien dit de la belle voix grave de Sasha, accompagnée à la guitare, aux claviers et à l’électronique par Nicolas. Un « chant te soulève, est animé de beaucoup de ruisseaux, ce chant est nourri par un Niagara calmé », une chanson d’amour comme on en entend trop peu, portée par une mélodie simple et prenante. Hélas, comme trop souvent dans l'histoire de la littérature, les ayants droits, au nom de l'image supposée du poète, de l'écrivain, du cinéaste, exercent de fait une censure dommageable, quand ils ne trahissent pas carrément la pensée du mort qu'ils disent protéger. C'était l'occasion de faire entendre à un large public un texte d'un poète majeur, connu surtout des amateurs. Occasion manquée, c'est pitoyable. Un texte beau et fort de Sasha Andrès sur la liberté d'adaptation et d'interprétation remplace celui du poète : « Que faire quand les vivants sont plus morts que les morts ?  (...) Cet empêchement sonne faux (...) » Passons à la suite !

 

Ayant quitté le chemin droit...

« Flux » nous précipite dans un univers plus souterrain. La musique se fait répétitive, claviers résonnants et insectes électroniques. Comme un chant de la matière-lumière pour « affûte(r) ton cœur, qu’il puisse survivre aux tempêtes, aux douleurs », une autre chanson d’amour revivifiant. « Light Codes », s’il est chanté en anglais, déconstruit la langue, les langues mêmes que l’on croit entendre, métamorphosées en la ligne vocale d’une langue inconnue, des proférations, entourées d’un brouillard musical qui va s’épaississant, guitares électriques comme poix brûlante. Pour la première fois, je songeais au rock allemand de la fin des années soixante, celui de Can par exemple. Pour la première fois aussi, je commençais à songer à Dante. Car ce disque est un chemin initiatique.

 

   je me trouvai dans une forêt obscure...

   On semble revenir au jour avec la ritournelle de piano de « Va jouer », mais rien ne ressemble plus à rien, la langue a régressé vers une enfance folle, langue originelle hurlante, sifflante, toute au plaisir de faire du bruit. C’est un minimalisme doucement frénétique, prélude à la dérive de « Birds Nest », langue lâchée en vocalises aériennes, guitares étincelantes et bourdonnantes.
    Retour à un texte compréhensible, en français, accompagnement ciselé au piano et à la guitare. Texte érotique magnifique, litanie à partir de l’impératif « Ouvre » décliné avec les différentes parties du corps. Voix suave, dédoublée, invitation à l’amour le plus charnel. C’est ça, la grande chanson française contemporaine, sensuelle et intelligente, du pur plaisir, loin, très loin des rengaines et bluettes. Un chef d’œuvre !

 

Lumière brûlée, délices...

« Vertical Janus » sonne comme du Harold Budd, piano ouaté et résonnant en grandioses cascades, voix de Sasha démultipliée glissante, les voix informes d’un rêve, une guitare éclatée dans les creux, et tout de plus en plus halluciné, absolument fantastique ! Après le Paradis gnostique d’ « Ouvrir », un Purgatoire vertigineux, en apesanteur, éclairé par les flammes de l’Enfer proche… « Teenage » fait alors figure de parenthèse, souvenirs transparents que lèche une guitare lourde, soudain flambante, grondante, coupante. Inutile de préciser que j’eusse aimé des paroles en français, compréhensibles, mais cet anglais comme mourant, du bout des lèvres, n’est pas pour me déplaire.

  Si « Râga » est présenté comme un bonus, pour moi c’est l’aboutissement, le couronnement de cet album. Une descente aux Enfers. Pour la première fois une voix masculine, celle de Nicolas peut-être, en ouverture dhrupadisante (je risque le néologisme), à laquelle répond celle de Sasha sur fond de bourdons, de guitares enflammées. C’est un dialogue des Ombres au milieu des vapeurs méphitiques de plus en plus chargées. La musique est quelque part à la confluence des délires planants de Ash Ra Tempel, des plongées hallucinées de Sonic Youth ou des vaticinations du Velvet Underground. Un abandon total, une immense immersion dans la lumière brûlée.

    Un disque habité, d'une infernale splendeur.

Paraît le 10 mai 2024 chez Prohibited Records (Paris, France) / 9 plages / 47 minutes environ

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Publié le 12 Mars 2024

Point of Memory - Void Pusher
De la MAO* pour embrasser l'expérience humaine...

    Point of Memory désigne un artiste sonore, ou sculpteur sonore, qui tente avec Void Pusher de créer une musique assistée par ordinateur acoustique, en combinant fragments numériques, bruits ambiants en direct. Ainsi, des fréquences super-basses inaudibles traversent une pièce remplie d'instruments acoustiques et de guitares électriques réglées pour frémir et gronder avec sympathie. « Enregistrez ensuite le résultat ; une cacophonie de caisses claires retentissantes, de drones harmonisants et le subtil cliquetis des shakers, des cloches et des tambourins. La plupart du temps, vous n'entendez pas les basses, juste les réactions qui y sont associées.(...) Tous les sons sources ont été enregistrés en direct ou traités par réamplification et manipulés en direct en studio avant d'être édités à la maison. Les sessions d'enregistrement ont eu lieu au printemps, en été, en hiver et en automne, capturant un large spectre d'ambiances sans chercher délibérément de catharsis. Le but était de rester émotionnellement ouvert et d’éviter toute direction excessive, dans une tentative superstitieuse de capturer quelque chose de la condition humaine au sens large. » Projet singulier, ambitieux, se voulant en résonance avec des sentiments universels plutôt qu'avec des affects individuels. Filippo Tramontana joue du cor d'harmonie sur le premier titre.

*MAO : musique assistée par ordinateur

   Les Métamorphoses du Néant poussé dans ses retranchements

   Le disque démarre très fort avec "Pro-Dread", nappes d'orgue et de cor d'harmonie chatoyantes, immobiles et comme suspendues sur l'or du couchant. Titre grandiose ! D'emblée, nous sommes très haut, planant au-dessus des petites misères humaines, dans l'empyrée, tout près des dieux immortels, les bourdons (drones) comme les grondements éternels des Olympiens. "Put in the past" (titre 2) et "Carried by Ravens" (titre 3) sont moins flamboyants, plus tourmentés, véritables antres sonores pour Vulcains sombres ourdissant quelque vengeance imparable : c'est le passage par le Tohu-Bohu, le chaos primordial d'avant la Création. Void Pusher ne signifie-t-il pas « Pousseur de Vide » ? Le titre 3 évoque le prophète Élie, nourri par les corbeaux. Le chaos se lisse un peu, Dieu protège son prophète : atmosphère hyper harmonieuse, mais d'une luxuriance fabuleuse. Tout est en place.

   L'album décolle à nouveau, après une phase grondante, sur le morceau éponyme. L'univers éructe, crache une beauté déchirée, lacérée, la matière hurle, se tord tout au long de ce "Void Pusher" extraordinaire suite d'explosions hallucinées, du Francis Bacon sonore à la puissance X. Si vous passez ce cap, vous êtes prêt pour la suite....

   "Doom's Hand Reaching For Your Moment of Triomph", c'est du Métal en fusion, distorsions et saturations, pluie de feu, bombardement de météores. À peine si le relativement court "Jawline of a City" (titre 6) ménage une pause dans ce voyage au cœur.. .des cités enfouies dans la mémoire universelle. Toutefois, "Ballad of a Myopic Triviality" apporte une touche radieuse à cette musique épique : on escalade des glaciers vertigineux, les sons se diffractent en énormes harmoniques translucides. C'est un autre sommet, traversé de multiples courants, de cet album impressionnant. On atteint une sérénité supra-terrestre, par-delà tous les affects minuscules et contingents, au centre des énergies librement déployées, royales, resplendissantes. Le crescendo final est à couper le souffle, d'une fulgurance terminale !

    L'avant-dernier titre, "Stranger with a Sad heart"commence par une série de sons qui font penser à des trompes de navire, et c'est parti pour une odyssée cosmique majestueuse, avec trépidations et tournoiements de drones, puis un arrachement et un brinquebalement dans le noir absolu. "Most of a Murder" (titre 9 et dernier) conclut en ambiante sombre, déchiquetée, écho cauchemardesque du titre éponyme, colossal train fantôme au pays de nulle part.

   Un disque aux flamboiements fastueux, d'une noirceur sidérale, véritable ovni sonore pour la fin des Temps.

Titres préférés : 1) "Void Pusher" (4) / "Ballad of Myopic Triviality" (7) / (Doom's Hand Reaching for Your Moment of Triumph" (5) / "Pro Dread" (1) / / "Most of a Murder" (9)... et le reste est loin d'être médiocre !

   

Paru fin janvier 2024 chez Misanthropic Agenda (Houston, Texas) / 9 plages / 1 heure et 11minutes environ

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Publié le 14 Février 2024

Reinhold Friedl / Martin Siewert - Lichtung

   Enregistré à Vienne, Lichtung est le condensé de trois rencontres en studio de deux musiciens allemands, le pianiste et compositeur Reinhold Friedl (plus de détails ici) et le guitariste expérimental Martin Siewert, compositeur et improvisateur passant de l'acoustique à l'électronique. Des rencontres sous haute-tension ! Deux sessions longues encadrent une plage plus courte.

Que la Lumière soit !

    La première, de vingt-quatre minutes environ, porte bien son titre : "Genese" : récupération ou genèse ? Peu importe. Au début était le chaos, bourdonnant, traversé de zébrures brutales, recroquevillé sur lui-même dans une boule au bord de l'explosion, ou plutôt de l'implosion. Et puis c'est le miracle qui descend sur cet océan bouillonnant. Tout se calme. Le piano vient de naître, fait ses premiers pas. L'univers s'ordonne, il connaît enfin la lenteur, le recueillement. La guitare berce un univers mystérieux, où grondent certes encore des forces ténébreuses, mais contenues. Ce qui se lève, c'est de la délicatesse, sertie de frottements légers. Naissance, éclosion, tout un nouveau monde à écouter dans son apparition sonore. Un nouveau monde qui se densifie, s'intensifie, s'enfle au point de redevenir menaçant, agressif avec des sons comme de mitrailleuses, de marteaux-piqueurs. La musique des deux compères évolue dans plusieurs champs, de la contemporaine "pure", dépouillée, à l'industrielle, au post-kautrock, tour à tour acoustique ou électronique, au bord du silence ou bruitiste. L'important, c'est qu'ils nous captivent, musiciens-forgerons attentifs, prêts à accueillir, à cueillir le beau bouquet du finale, la montée de la lumière libérée...

   Au bord de l'embrasement, dans l'abrasement des naissances fulgurées

"Gestade" (Enceinte ?), avec un peu plus de cinq minutes, fait figure d'intermède. Les deux musiciens caressent leurs instruments, de temps en temps des étincelles surgissent du doux halo, des ponctuations plus nerveuses, mais la gestation s'accomplit dans une atmosphère méditative de petits gestes musicaux respectueux. Par contre, le piano martèle le début de "Gesichte", la guitare s'électrise. Atmosphère orageuse, dramatique de post-rock d'avant-garde, expérimental. Contrastes puissants entre les frappes isolées, vigoureuses du piano et les déflagrations de la guitare en folie. Tout s'embrase. Le piano fracasse froidement ses notes, la guitare balbutie...puis la musique se fait onirique, irréelle, puis elle pétille, semble faire des bulles, frappée par le piano obstiné, et c'est une avancée magnifique, guitare d'abord presque suave, timide, en fond, piano toujours aussi implacable mais qui s'enfonce dans des textures enflammées, boursoufflées, puis de plus en plus trouées, avant le chant des sirènes et d'ultimes implosions, un dernier duo minimal à l'écorché.

   Un duo inspiré, à la musique ciselée entre silence et embrasement.

Paru le 12 janvier 2024 chez Karl Records (Berlin) / 3 plages / 46 minutes environ

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Publié le 28 Septembre 2023

Transtilla - Transtilla III

      Transtilla bouscule mes prévisions de publication ! Ils passent en force, en urgence ! Transtilla, c'est le duo formé par deux musiciens néerlandais que je connais bien, Anne-Chris Bakker et Romke Kleefstra (l'un des deux frères). Du premier, je me souviens du choc de Weerzien en 2012, puis de Tussenlicht en 2013, de sa collaboration avec l'anglais Andrew Heath sur Lichtzin en 2018 puis a gift for the ephemerist en 2019, et bien sûr de sa participation au trio qu'il formait avec les deux frères Kleefstra, Romke et Jan, par exemple sur le magnifique Sinne op'e Wangen en 2014, de son appartenance à Piipstjilling avec un autre néerlandais fondamental, Machinefabriek (dont je ne parviens pas à suivre les publications...). Du second, je viens déjà de parler, il me resterait à mentionner l'aventure de The Alvaret Ensemble dont les deux frères ont fait partie.

Sous le signe de l'incandescence

   Je les retrouve sous un jour musical un peu différent. Les toiles délicates, ambiantes, méditatives, ont cédé la place à une musique bouillante, brûlante. "Ferlern" ("perdu" en frison, la langue des frères Kleefstra) donne le ton : guitare saturée, drones rageurs, c'est une coulée magmatique puissante qui nous transporte loin ! "Paesens" ("des pays" en frison) commence comme finissait Weerzien : un ailleurs de glace trouble, mais vite soulevé par une force irrépressible, tout explose dans un brouillard hachuré, zébré, la guitare déchirée dans un mur de drones. Une claque magistrale ! La musique ambiante est ici court-circuitée par un post-rock flamboyant. "All Love Lost", au titre si romantique, est une descente aux enfers dans des giclées de gaz. De la musique au chalumeau, avec des drones tournoyants, épais, puis des nappes somptueuses léchant les murs de l'abîme, des vagues immenses, tout le rayonnement de Lucifer vous enveloppant de velours noir pour une plongée infinie dans le fourmillement de la matière. Titre absolument sublime !

   Après ces tempêtes, les deux titres suivants paraissent plus calmes. "Petre de la Meuse" déploie une falaise radieuse de boucles de guitare et de textures électroniques, parcourue de trajectoires montantes, comme une musique jetée à l'escalade du ciel, cette fois. Après les abîmes, l'empyrée... Quant au dernier, "Sketch for Paul", c'est une merveille de délicatesse extatique, violon et guitare au centre d'un foyer d'une extraordinaire intensité dans un accelerando et crescendo fabuleux, libérant des millions d'esprits avant de se résorber dans le néant primordial...

   Le miracle d'une musique ardente, illuminée par une énergie...infernale ou/et céleste !

Paraît le 29 septembre 2023 chez Midira Records (Allemagne) / 5 plages / 43 minutes environ

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   N'ayant pas d'extraits musicaux en dehors du bandcamp, je vous propose une incursion dans Transtilla II...tout aussi recommandable, moins débordant que le III, mais superbe !

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Publié le 14 Août 2023

Mission to the Sun - Sophia Oscillations

   Deuxième album de ce duo de Détroit, Chris Samuels aux synthétiseurs, échantillons, à la programmation et aux boîtes à rythme, Kirill Slavin pour les textes et la voix. Si l'on peut penser aux Legendary Pink Dots pour la voix sombre et incantatoire de Kirill, on évoquera aussi bien les meilleurs albums du label Crammed Discs avec des groupes comme Aqsak Maboul, Tuxedomoon ou Minimal Compact.

Une musique d'Enfer...

    C'est une musique flamboyante, dramatique, attirante comme un trou noir. Et la signification du premier titre "Drowning" est à prendre comme une plongée dans les eaux du subconscient sur une planète inconnue... la nôtre peut-être. Vagues de synthétiseur, rythmique lourde, voix fondue dans les drones, un régal post mélancolique ! Le titre éponyme évoque un monde terrifiant à travers des rafales sèches, des boucles obsédantes et une diction détachée de dandy infernal. "Censor Sickness" affole comme un rock acide, halluciné, les paroles dites presque comme du rap. Mission to the sun fait surgir un univers post-industriel, peuplé de machines délirantes. "Unborn" semble se situer à l'intérieur d'une gigantesque machine à sou ou d'un jeu de massacre. "Attrition" est plus déchiré, boursouflé, pilonné : tout brûle, le disque atteint l'un de ses points d'incandescence, pulvérisé avec "Cornerstone", rock post punk ravagé, distordu par des riffs acérés, soulevé par des éruptions denses, sombres. Grandiose épopée apocalyptique !

   "Touch" sonne comme un après fantomatique, les paroles glaciales mêlées à des murmures alors que tourne un drone énorme parcouru de déflagrations, puis que tout semble se désagréger dans un vent nocturne. "No Fondation" apporte une conclusion épique, zébrée, glitchante, métallique, de toute sauvage beauté.

  Cet album est une messe noire ardente pour des temps foudroyés !

 

Paru mi-juillet 2023 chez Felte (Los Angeles) / 8 plages / 32 minutes environ

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Publié le 2 Juin 2023

All Hands_Make Light - Darling the Dawn

   Je reviens régulièrement au label de Montréal Constellation, qui nous a donné à entendre Carla Bozulich ou Thee Silver Mt Zion Memorial Orchestra (je n'évoque que mes préférés !). Le duo est formé par Ariel Engle (La Force, Broken Social Scene) et Efrim Manuel Menuck (Godspeed You! Black Emperor, Thee Silver Mt. Zion - justement !). Je passe sur leurs carrières respectives. Ce qui compte, c'est que leur disque est rien moins qu'un immense hymne à l'aube, c'est-à-dire la lumière naissante, renaissante, triomphant de la nuit. Une musique au fond sans âge, que les étiquettes sont impuissantes à décrire : de l'électro post-rock mâtinée de punk, du rock alternatif psychédélique avec guitares saturées, voix fondues dans le mur sonore...

Aucune idée, si ce n'est remplir un espace vide...

   Voilà ce que dit Efrim de la naissance du projet. "Un ascenseur de moineaux", traduction du premier titre "A Sparrows' Lift", envoûtante chanson avec la voix d'Efrim sous des voûtes saturées, nous projette dans la levée de l'aube. L'ivresse de la célébration est là dès "We Live On A Fucking Planet and Baby That's the Sun" : lumière mêlée d'ombres, rythme cérémoniel de la basse obsédante. Les deux voix s'étreignent sur un fond rayonnant de synthétiseurs / orgue. Le monde est vibration, suspension , attente de la force solaire qui monte dans un crescendo magnifique, illuminant, tourbillonnant, les voix emportées dans un vortex grandiose, une explosion de lumière. Et le feu du ciel tomba sur la terre : la perspective est apocalyptique, la musique nous entraîne au-delà, vers le Jugement Dernier, l'Apothéose christique... [vidéo ci-dessous soumise à une limite d'âge, non vous ne rêvez pas...visible seulement sur YT]

  "Waiting for the Light to Quit", n'est-ce pas une prière ? Fervente, répétitive, comme dans une cathédrale vibrante, parcourue de zébrures troubles... Le train onirique nous emmène vers "A Workers' Graveyard (Poor Eternal)", la tombe du grand ouvrier peut-être, la tombe de Dieu, mort à l'ouvrage. Le titre suivant, "The Sons and Daughters of Poor Eternal", convoque fils et filles du Pauvre Éternel dans un hymne bien saturé d'orgue et de vents électroniques, d'ondes cosmiques. Post-rock énorme, batterie en feu, voix d'Ariel comme d'un ange déchu noyé dans la tourmente sans fin, salutation hallucinée. Un des grands moments de l'album ! La lumière irradie, c'est "Anchor", la venue de la Puissance qui tournoie en cercles lents sur le monde, la vois d'Ariel montant peu à peu dans une ascension éperdue.

   "Couchez-vous dans les roses, Chérie" : dans les roses de l'aube, flamboyantes, animées d'une pulsation sourde, voix brûlée parmi le mur de lumière fourmillante, la venue extatique et tordue de la pure lumière qui consumera le monde.

   Un album brûlant d'une haute flamme pour une célébration puissante et inspirée !

Paru en avril 2023 chez Constellation / 7 plages / 45 minutes environ

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Publié le 24 Mai 2023

Houses of Worship - Migration

   Houses of Worship est le fruit de la collaboration entre deux artistes installés à Montréal (Canada), Eric Quach (Thisquietarmy) et Jim Demos ( Hellenica). Comme leurs chemins se sont croisés plusieurs fois, ils ont décidé de faire un disque en commun. Peu de temps après la sortie de l'album, ils donnent des concerts dans les rues de Montréal depuis un camion (vu du dessus sur la couverture de l'album), concerts filmés et enregistrés. Je ne dirai rien du film, ne l'ayant pas vu. Ni des déclarations d'intention, contextuelles et déjà dépassées...Eric Quach a collaboré notamment avec Godspeed You ! Black Emperor ou Nadja.

   Douze titres d'une musique ambiante expérimentale dans la mouvance du post-rock et des musiques bruitistes (noise). On n'est pas loin non plus du métal, de la musique industrielle, avec des paysages électroniques marqués par les drones de guitare. C'est une musique lourde, puissante, volontiers hypnotique, aimant les atmosphères saturées, enflammées. Délicats s'abstenir ! Entre "Hanging Electric", le premier titre, et "Throbbing Magnetics, le dernier, ce sont autant d'hymnes noirs à l'énergie. J'aime bien la dimension épique de cette musique naturellement grandiose, emphatique dans le meilleur sens du terme, en ce quel aime l'excès, la démesure. Certains titres deviennent d'ailleurs des exercices de transe, comme "Belz" (titre 2). Curieusement, des ambiances voilées, troubles, ne sont pas sans évoquer les premiers albums de Tangerine Dream : "Champs des possibles" (titre 4), semble une nouvelle version de Mysterious Semblance at the Strand of Nightmares (sur Phaedra, 1974), d'ailleurs absolument superbe.

    N'en déduisez pas trop vite que vous en aurez constamment plein les oreilles. Les deux hommes distillent parfois des plages méditatives, comme "Walla Olo" (titre 5), qui, sur un rythme lent de longues boucles, développe un paysage psychédélique. C'est vrai que la frénésie guette, comme dans "Jardin du Cari"(titre 6), aux guitares allumées sur un rythme bondissant, mais cette musique ne connaît pas la hâte, s'abandonne volontiers.

   Maisons de culte, nous dit le titre. Serait-ce un thérémine sur le titre 8, "Industrial Estate Bird_s-Eye" ? La mélodie serpentine incante cette pièce cérémonielle, brûlante, formidable descente aux Enfers. Ce disque généreux offre jusqu'au bout de très belles pièces, comme "Polytethylene Terephthalate" (titre 10 : il faudrait sans doute lire "Polyethylene" ???), incandescence de gazes déchirées...Les deux derniers titres plongent dans le noir, envahis d'amples volutes de drones de guitare. "Throbbing Magnetics" termine magistralement ce disque dense par une sorte de lamento hyper-mélancolique orageux, ténébreux, hanté par des voix subliminales.

    Un disque post-industriel très sombre, superbe !

Paru en novembre 2022 chez Midira Records / 12 plages / 1h et 11 minutes environ

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Publié le 30 Mars 2023

Puce Moment - Epic Ellipses

    Puce Moment est le projet, "laboratoire de recherche" du duo formé par Pénélope Michel, violoncelliste de formation classique, chanteuse et multi-instrumentiste, et l'artiste sonore et plasticien Nicolas Devos. Tous les deux avaient déjà fondé, en 2005, un groupe électronique expérimental baptisé... Cercueil. Ils ont composé des bandes sonores pour des spectacles de danse, des films. Ils ont en particulier tourné en France et en Europe en proposant des ciné-concerts, notamment pour Eraserhead de David Lynch. Ces quelques informations vous donnent une idée de l'orientation de leur univers sonore, une musique électronique épaisse, une ambiante atmosphérique sombre bien lestée de drones.

   Percussion rebondissante, zébrures électriques, crachotements électroniques, c'est le début du premier titre, "Allotropia", nuages asphyxiants à avancée lente, avec explosions troubles et accélérations frénétiques, formidables. Le morceau est hypnotique, l'allotropie est après tout une autre manière de désigner la reprise sous d'autres formes de motifs. L'adjectif "épique" convient bien à cette musique guerrière, avec le déchaînement de la voix dans les hauteurs de foudre, les marteaux-piqueurs percussifs au rythme lent. Un début tout à fait grandiose qui donne des frissons !

   Les deux titres suivants sont moins flamboyants. "Sykli" est plus renfermé sur lui-même, sorte de boule énorme parcourue de bruits inquiétants. Une toile d'orgue distordu à la Tim Hecker sert de fond à une pulsation sourde, à de mystérieuses cornes de brume. Une musique comme une reptation difficile au bord de l'agonie ou au bord du Styx dans des marais parcourus par d'étranges oiseaux difformes. "Motor" cliquète, fait du sur place avant de démarrer vraiment : ambiante sombre, minimale, avatar glauque d'une techno embrumée. La voix de Pénélope Michel reste perchée dans la machine, se contentant de bribes mélodiques à peine modulées. Au fur et à mesure que le crescendo s'épaissit, une onde lointaine monte, déferlante, énorme, opaque, avant de disparaître dans le ralenti du moteur.

   Faut-il comprendre le dernier titre, "Taifuu", comme une deuxième allusion cinématographique ? Si le nom du duo semble emprunté au film de Kenneth Anger de 1949, ce titre viendrait du film d'animation japonais de Yôjirô Arai, Le typhon de Noruda (Taifuu no Noruda ) sorti en 2015. Peu importe me direz-vous, sauf que cette double référence rejoint le goût du duo pour les ciné-concerts ! L'épique n'est-il pas cinématographique par nature ? "Taifuu" est un titre planant, atmosphérique, d'abord tout en ouatés à peine oscillants. Une fine striure s'introduit dans la masse sombre ; l'apparition d'un battement régulier marque le début de la tourmente, du typhon. Des tournoiements puissants occupent l'espace, puis tout semble sur le point de s'apaiser, mais çà revient, le battement est devenu coups lourds espacés, dramatiques. Des vents de particules se croisent, des textures se déchirent et hurlent. Le typhon est une meute de loups cosmiques qui s'éloigne dans la nuit infinie.

    Un disque hallu-ciné (correcteur pas content, mais j'assume!), d'une noire grandeur.

Paru en mars 2023 chez Sub Rosa Label  / 4 plages / 39 minutes environ

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En écho : Les Épées de l'Abîme / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

En écho : Les Épées de l'Abîme / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

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