Publié le 17 Décembre 2016

Keene - the River and the Fence

RETOUR SUR...

   Keene ? C'est un trio composé des musiciens grecs Kostas Giazlas, Haris Martis et Dimitris Mitsopoulos, renforcés parfois du violoncelliste Evi Kazantzi, au départ un projet audio-visuel. Il propose une musique alliant sons acoustiques et textures électroniques pour créer des ambiances denses, volontiers incantatoires, répétitives. "Patch", le premier titre, juxtapose notes obsédantes de guitare et appels troubles de claviers, échantillons sonores de bruits divers. "Stroked trees" commence par une belle intro très mystérieuse au piano et aux claviers, puis surviennent guitare et cordes en vagues épaisses, peut-être un trombone en fond, le morceau avance dans la forêt inconnue, rythmé par une pulsation profonde, tranquille, qui ignore les accidents sonores surgis de tous les coins de l'espace. Musique architecturale, en réfractions multiples, comme, sur la couverture de l'album, cette structure du Prada Epicentre Store de Tokyo, conçu par le bureau d'architecture suisse Herzog & De Meuron. Ouverture en apesanteur pour "The River", le titre 3, avant une rupture inattendue, l'entrée en force d'une guitare électrique en boucle courte, du violoncelle plaintif sur bruits de pas qui résonnent lourdement, courant puissant et lent qui charrie tout jusqu'à ce que le violoncelle demeure presque seul en scène, que tout reparte plus puissamment encore tandis que l'arrière-plan se charge d'alluvions bruitistes, avant un duo inégal entre le violoncelle très en avant et la guitare peu bavarde accompagnée d'une clochette lointaine, coda mélancolique avant "Here", morceau pointilliste tout en perspectives lointaines, lui-même sorte d'interlude pour "Weir of fog", collage subtil de piano léger, appels étranges de claviers-cors, grappes de notes de cordes, entrecoupé de micro-silences. La musique de Keene tient du cristal, prismatique, tout en surgissements, en métamorphoses permanentes. "Door on glass", le titre 6, est MAGISTRAL, inoubliable : dialogue en boucle obsessionnelle entre le piano et la guitare, ponctué de poussées de claviers. On est enfermé dans le labyrinthe, la structure s'opacifie, la tension monte, reflue, rendue sensible par la disparition progressive du piano, englouti sous d'autres boucles d'une sorte de glockenspiel synthétique. La musique devient hantée avec "Cave of error", peuplé de voix fantômales, de chuintements et de rumeurs, le violoncelle déploie un lamento lamentable, un rituel de sorcellerie se tient là-bas, dans les tréfonds. Nous voici devant la clôture, "The Fence", adagio majestueux en canon à la Arvo Pärt (encore lui, source d'inspiration très fréquente...), cordes élégiaques ad libitum, quels trains partiront pour quels ailleurs... Un des excellents albums du label grec de Thessalonique Poeta Negra - lequel a cessé ses activités en 2008 - consacré aux musiques électroniques-expérimentales.

------------------------

Paru 2007 sur le label Poeta Negra / 8 titres / 47 minutes environ

Pour aller plus loin :

- Avec le recul, je peux vous proposer une assez bonne vidéo sur le titre "Door on glass", ainsi que sur sa version remastérisée :

 

- En prime, "Multitudes", un très beau titre enregistré lors d'un concert en août 2007, non publié :

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Hybrides et Mélanges

Publié le 14 Décembre 2016

Illuha (2) - Akari

Images d'un monde flottant

Après la découverte de Interstices, sorti en 2013, il n'était pas question d'en rester là ! D'autant que Tomoyoshi Date et Corey Fuller ont enregistré Akari, leur premier album en studio, l'année suivante. Avec une pléiade d'instruments électroniques et acoustiques : véritable batterie de synthétiseurs, moogs, orgue à pompe, piano préparé ou non, guitares acoustiques et électriques, basse, vibraphone, percussions diverses, captations sonores, objets trouvés, bandes magnétiques...

   Composé de cinq titres compris entre un peu plus de sept minutes et dix-sept, le disque marque un approfondissement du projet du duo. La musique est sculptée avec une extraordinaire finesse, à la fois fluide, vivante, et toujours surprenante. Les deux compositeurs-interprètes procèdent par une myriade de micro touches qui articulent subtilement le rapport entre discontinu et continu. Chaque titre tient à la fois de l'estampe et du lavis pour créer un monde en suspension, ce que les japonais appellent « ukiyo», un monde flottant. Les magnifiques peintures de Samuel Estling Fuller reproduites sur la pochette soulignent cette dimension fragile, évanescente d'une musique qui en tire sa splendeur tranquille.

Les titres des morceaux disent aussi ce travail sur l'à-peine perceptible : "Diagrams Of The Physical Interpretation Of Resonance", "Vertical Staves Of Line Drawings And Pointillism", "The Relationship Of Gravity To The Persistance Of Sound", "Structures Based On The Plasticity Of Sphere Surface Tension", "Requiem For Relative Hyperbolas Of Amplified And Decaying Waveforms". On est à ce point où la géométrie, la physique rejoignent la poésie. Les compositions sont des odes aux ondes, aux lignes, aux interférences et bruits qui tissent le monde. Il ne s'agit pourtant ni de musique bruitiste, ni de musique concrète au sens de l'histoire musicale. Rien de sec, de conceptuel ou de théorique ici : une suite harmonieuse de développements organiques, de métamorphoses mystérieuses comme captées au cœur du flux discret de la matière.

Autre chose que le vide

de la lumière à trois heures

quand tout semble n'être plus

qu'un même éblouissement.

Autre chose que l'espace

où voyagent les images,

que le temps où elles se lèvent,

où elles s'effacent. C'est

une sorte d'imminence,

un bord, et ce qui se cherche. (1)

   Le temps s'abolit dans le lent surgissement de cellules sonores qui se fondent dans des traînées harmoniques au-delà de toute tragédie, de tout drame. Se constituent alors des trames ambiantes diaprées, ouatées, parfois cousines de celles d'un Brian Eno ou d'un Harold Budd.

   Il arrive que dans cette douceur illuminante, ensorceleuse, l'instant prenne feu, saturé de drones comme dans le dernier titre, ce requiem fabuleux des vagues amplifiées en décomposition.

C'est, avec le soir qui vient,

la fuite de la fumée

sur les ombres, les collines

qui étincellent. Sans corps

on entre dans les images.

On reste là dans le feu

de l'instant à brûler. C'est

comme un salut muet

à quelque chose d'obscur.

On se dit que c'est la nuit. (2)

   Ce disque est un chef d'œuvre. La musique heureuse de l'intimité universelle, de la lumière ("Akari" signifie "lumière" en japonais), fût-elle obscure.

(1) et (2) : Poèmes de Jacques Ancet extraits de L'Imperceptible (Éditions Lettres Vives, 1998, Collection "Terre de poésie")

------------------------

Paru en 2014 sur le label 12k / 5 titres / 59 minutes environ

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée au disque

- l'album à écouter et à acheter sur bandcamp :

Illuha (2) - Akari

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 août 2021)

Lire la suite

Publié le 7 Décembre 2016

Alexander Kandov - Crystals of the Zodiac

L'actualité nous entraîne irrésistiblement, ne nous laissant guère le temps de nous attarder, nous conduisant à délaisser des œuvres importantes. C'est pourquoi, en parfait accord avec le titre de ce blog, je vais maintenant régulièrement faire un pas de côté pour remettre en lumière des disques inactuels, dont je n'avais pas rendu compte pour diverses raisons. Cela prendra la forme d'un billet, de quelques lignes, comme une invitation à plonger dans le labyrinthe du Temps au lieu de rester à la surface.

RETOUR SUR...

   Né en 1949, le compositeur bulgare Alexander Kandov, que la pochette du disque dit être connu dans son pays, en Union soviétique (oui !), aux Pays-Bas et en France, me semble en fait très loin des feux de la rampe médiatique. Pourtant, le bel album que la maison de disque etcetera a sorti en 1991 sous le titre Crystals of the Zodiac vaut vraiment le détour. Boyan Vodenicharov, piano et synthétiseur, et Robert Van Sice, marimba et vibraphone forment un magnifique duo pour interpréter ce cycle pour piano et percussion, on pourrait y ajouter "électronique" bien sûr en raison du synthétiseur et de bandes enregistrées utilisées dans certaines pièces et dans les interludes.

   Chaque pièce associe un cycle du zodiaque et une pierre : au verseau correspond le saphir, au bélier l'améthyste, etc. D'où une grande diversité d'atmosphères. Si le saphir (verseau) est toute alacrité, exubérance cristalline, l'olivine (Poissons) nous plonge dans l'ouate des rêves, l'améthyste (Bélier) associe mystère et surgissements puissants, la chrysophase (Taureau) se tient droite et fière dans la lumière, le béryl (Gémeaux) est à l'écoute de l'infime.

    C'est donc un disque superbe, qui n'a pas pris une ride, à découvrir et à déguster, véritable antidote à la morosité.

-------------------------

Paru 1991 sur le label etcetera / 14 titres / 48 minutes environ

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée à l'album

- "Opal" (La Balance) en écoute sur cette fausse vidéo :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 août 2021)

Lire la suite

Publié le 6 Décembre 2016

Krotz Struder - 15 Dickinson songs

   Y a-t-il ce qu'on appelle un « Jour » ?

   Julien Grandjean met en musique les poètes qu'il aime : Henri Michaux, Robert Walser, Fernando Pessoa, Heinrich von Kleist, Hölderlin, etc. Depuis quatorze ans ! Et je n'en savais rien ! Jamais entendu parler. Ainsi va la poésie aujourd'hui, souterraine. Souveraine pourtant lorsqu'on la débusque, qu'on la sort de la mine, soudain les diamants dans leur gangue commencent à briller, attendent d'être polis, sertis.

    Sous le pseudonyme rocailleux de Krotz Struder, il travaille comme un orfèvre la poésie brute d'Emily Dickinson (1830 - 1886), la recluse d'Amherst (Massachusetts), poétesse à peu près ignorée de son vivant, dont on découvrit l'essentiel des quelques mille huit-cent poèmes après sa mort dans un coffre fermé à clé. Chacun des quinze poèmes choisis devient une chanson, dont la durée assez brève varie entre une minute vingt et trois minute quarante-six, juste le temps de sertir le poème - rarement plus de quelques strophes - entre une courte introduction instrumentale et une répétition ou une coda. Voix, guitare acoustique ou électrique, clavier, chœurs : rien de plus, la simplicité au service de la poésie. S'agit-il de folk, de pop ? Question oiseuse ! Chaque chanson est un modeste combat pour mettre en valeur les textes d'Emily. Krotz Struder se situe dans la lignée d'un Georges Brassens, d'un Guy Béart, de ces artisans qui font vibrer les mots avec leur seule voix accompagnée de très peu. Ce dépouillement n'est pas pauvreté, il est hommage rendu à une poésie qui, surtout chez Emily Dickinson, est d'autant plus intense qu'elle est allusive, abrupte, découpée par ces tirets longs qu'on trouve partout comme des trouées par où descend l'inspiration fugace et fulgurante dans son mystère.

   Que l'album s'ouvre par le poème titré "The Foreigner" (les titres ne sont pas de la poétesse) n'est évidemment pas un hasard de la part d'un artiste qui se sent sans doute aussi étranger dans son siècle que la poétesse d'Amherst dans le sien.

Where every bird is bold to go
And bees abashless play,

The foreigner before he knocks
Must thrust the tears away.

Où chaque oiseau est fier d'aller
Où les abeilles jouent sans contrainte,
L'étranger avant de frapper
Doit réprimer ses larmes

   J'imagine qu'il adhère sans réserve aux mots de "Beauty" :

Beauty crowds me till I die
Beauty mercy have on me
But if I expire today
Let it be in sight of thee —

La Beauté m'assiège jusqu'à la mort
Beauté aies pitié de moi
Mais si j'expire aujourd'hui
Que ce soit sous tes yeux –

   On n'oubliera pas le magnifique "The Spot", avec son envoûtante introduction à deux guitares (?), qui a un petit côté Leonard Cohen, jusque dans la voix d'ailleurs : 

I never saw a Moor —
I never saw the Sea —
Yet know I how the Heather looks
And what a Wave must be.

I never spoke with God
Nor visited in Heaven —
Yet certain am I of the spot
As if the Charts were given —

Je n'ai jamais vu de Lande –
Je n'ai jamais vu la Mer –
Pourtant je sais à quoi ressemble la Bruyère
Et ce qu'est une Vague.

Je n'ai jamais parlé à Dieu
Ni visité le Ciel –
Pourtant je suis aussi sûre du lieu
Que si j'en avais la Carte –

   Krotz Struder réussit le tour de force d'illuminer par un accompagnement "hawaïen" ou hyper mélodieux des textes d'inspiration apocalyptique comme "The Ruin" ou "The Cap of Lead", ou à traiter de manière presque légère - j'ai pensé à "Avalanche" de Leonard Cohen, encore lui, en beaucoup moins dramatique, plus anecdotique, le mot n'étant pas ici péjoratif -  " The Thought before", pourtant marqué du spectre de la folie qui guette :

I felt a Cleavage in my Mind —
As if my Brain had split —
I tried to match it— Seam by Seam —
But could not make them fit.

The thought behind, I strove to join
Unto the thought before —
But Sequence ravelled out of reach
Like Balls — upon a Floor.

J'ai senti un accroc dans mon esprit -
Comme si mon cerveau s'était déchiré -
J'ai tenté de faire - Reprise sur Reprise -
Mais les pièces ne s'ajustaient pas.

J'ai lutté pour enchaîner une pensée
À la pensée suivante -
Mais j'ai perdu le Fil qui s'est emmêlé
Comme des Pelotes - Sur le sol.

"Red cravat" est traité comme un blues désabusé, prononcé du bout « de mes lèvres de granit ». "The Western Mystery" a la grâce alanguie d'une ballade chantée par un admirateur à demi ailleurs, qui n'en revient pas de ce qu'il voit. Car le disque est pris entre une noirceur et un émerveillement, les deux pôles de la poésie d'Emily, éternelle chercheuse d'un paradis improbable, à portée de regard qui sait, mais dont l'image est toujours concurrencée par des visions d'effroi. D'où l'incrédulité peut-être faussement détachée de "The little Pilgrim" :

Will there really be a “Morning”?
Is there such a thing as “Day”?
Could I see it from the mountains
If I were as tall as they?

Has it feet like Water lilies?
Has it feathers like a Bird?
Is it brought from famous countries
Of which I have never heard?

Oh some Scholar! Oh some Sailor!
Oh some Wise Men from the skies!
Please to tell a little Pilgrim
Where the place called “Morning” lies!

 

Y aura-t-i pour de vrai un « matin » ?
Y a-t-il ce qu'on appelle un « Jour » ?
Pourrais-je le voir des montagnes
Si j'étais aussi haute qu'elles ?

A-t-il des pieds comme les Nénuphars ?
Des plumes comme un Oiseau ?
Nous vient-il de pays fabuleux
Dont je n'ai jamais entendu parlé ?

Oh, un Savant ! Oh, un Marin !
Oh, un Sage venu des cieux !
Qu'il dise à une petite Pèlerine
Où se trouve le lieu nommé « matin » !

   Les choses ne sont pas comme elles devraient être : « Le ciel est bas, les nuages maigres », ce serait du Baudelaire, un coup de spleen, mais Emily ne désespère pas. En dépit des mauvais signes, elle ne cesse de célébrer la nature, son message, avec une candeur que rend fort bien Krotz Struder par son phrasé à peine mélancolique, sa distanciation, comme si tout cela nous parvenait de très loin, d'un autre monde, en témoigne le poème "The Letter" :

This is my letter to the world,
That never wrote to me, —
The simple news that Nature told,
With tender majesty.
Her message is committed
To hands I cannot see ;
For love of her, sweet countrymen,
Judge tenderly of me !

Voici ma lettre au Monde
Qui ne M'a jamais écrit -
Les simples Nouvelles que la Nature disait -
Avec une tendre Majesté
Son Message est confié
À des Mains que je ne vois pas -
Pour l'amour d'Elle - Doux - compatriotes
Jugez-Moi avec - tendresse

   Un disque qui fait du bien, qui réchauffe, parce qu'il nous parle, de nous, du monde, je veux dire du fond du monde, de ce monde lavé par les crépuscules, de ce monde à la beauté étrange, irréelle, « Nuit après Nuit son trafic pourpre / Jonche le débarcadère de ballots d'Opale » ("The Westerne Mystery"),  ce monde que le monde qui se prétend monde, le monde médiatique, ne voit plus jamais, dirait-on.

-------------------------

Paru en septembre 2016 sur le label Wild Silence / 3 titres / 64 minutes environ

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute (et à acheter, édition limitée) sur la page bandcamp :

- les traductions ci-dessus sont dues à Patrick Reumaux. On les trouvera dans :

Emily Dickinson, Le Paradis est au choix (Paradise is of the option), Librairie Élisabeth Brunet - Rouen, 1998 (repris aux Éditions Points, 2007, sous le titre "Emily Dickinson, Lieu-dit l'éternité, poèmes choisis, traduits et présentés par Patrick Reumaux). On trouve une autre traduction dans la collection Poésie / Gallimard, sous un autre très beau titre "Car l'adieu, c'est la nuit..."

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 août 2021) Rien en dehors de bandcamp...

Lire la suite