Publié le 29 Avril 2023

Reading Music / Volume 1

Une plateforme et un label pour musiques...déconcertantes ?

    Pourquoi Reading Music ? Il s'agit d'une plateforme destinée aux collaborations dans le domaine des musiques expérimentales, en rassemblant et créant des synergies entre les compositeurs et les musiciens improvisateurs, avec un intérêt particulier pour les partitions graphiques dites "ouvertes" ou des partitions hybrides. La plateforme cherche à stimuler la curiosité, à approfondir la compréhension de la musique contemporaine, et à encourager les nouvelles approches. Ce premier volume rassemble trois commandes de Reading Music auprès de Hanna Hartmann, Nomi Epstein et Michael Pisaro-Liu. Publié par le label suédois Ausculto Fonogram, fondé par Johan Arrias en 2016, un label qui aime « la circulation continue de sons détaillés ». En transcrivant ces partitions en sons, la plateforme nous dit avoir été parfois perdue, désorientée, ce qu'elle nous souhaite à nous aussi, auditeurs. Je reconnais volontiers que mes deux premières écoutes furent compliquées, mais que néanmoins, prenant appui sur des passages qui m'ont immédiatement interpellé puis séduit, j'ai eu envie de poursuivre, d'écouter encore ces nouveaux continents sonores, qui sont d'ailleurs plutôt des archipels... Trois musiciens, dont le fondateur du label, interprètent des partitions parfois plus que mystérieuses : Johan Arrias, au saxophone et au tuyau d'arrosage (vous avez bien lu...) ; Lisa Ullén au piano et piano préparé ; Henrik Olsson aux micros de contact, frictions, objets.

Reading Music par Mikhail Pedan. De gauche à droite : Henrik Olsson / Johan Arrias / Lisa Ullén

Reading Music par Mikhail Pedan. De gauche à droite : Henrik Olsson / Johan Arrias / Lisa Ullén

Première pièce : Foreign Fridges, de Hanna Hartmann, artiste sonore suédoise

   Les instructions de lecture de la partition laissées par la compositrice sont rien moins que déroutantes. Les voici :

« La partition ressemble à un certain nombre de schémas de câblage, de circuits ou représente simplement l'arrière d'un réfrigérateur imaginaire. Des textes courts ou des consignes abstraites (évoquant Erik Satie, mais avec une touche beaucoup plus violente) se retrouvent sur chaque feuille. Au début du processus de travail, nous avons été informés que la ligne de temps notée de gauche à droite sous les circuits ne suggérait cependant pas que le schéma graphique lui-même devait être lu de cette façon. Alors, qu'est-ce que c'est ? Dans notre interprétation, vous entendez une conception sonore concrète des réfrigérateurs les plus improbables et les plus étrangers. Tous très différents les uns des autres mais chacun obstinément en cours, une musique sans histoire, sans véritable sens de l'orientation. Le son des réfrigérateurs reniflant, sifflant, tremblant et craquant qui semble durer depuis toujours obtient enfin la reconnaissance musicale que les vieux réfrigérateurs méritent depuis si longtemps. ”Scorpions pétillants, vapeur douce. // Hacher. Horrible // Cri des couteux du homard // qui explosent // Gouttes d'huile bouillante »

  Musique inquiétante, hantée : piano préparé et frottements, craquements. Quelque chose se trame entre les bruits, les résonances, et en même temps émergent des sons fragiles sur le fond de film fantastique au ralenti. Comme des éternuements, des déplacements. Des silences. Les signes de présences non humaines, le halètement d'une courroie peut-être, de petits couinements. Que scie-t-on à l'arrière-plan ? Qui se déplace en roulant ? Se cache entre les blocs ? Toutes ces questions montrent l'incroyable pouvoir suggestif de cette musique raréfiée, mais intensément vivante. On passe de l'inquiétude à la familiarité avec ce monde infra, dont l'étrangeté évoque une forêt vierge d'avant la végétation, une forêt minérale se réveillant d'un sommeil immémorial. Je fus d'abord dérouté par cette musique très proche de la musique concrète, puis peu à peu séduit par son inventivité capricieuse. On ne peut rien prévoir : tout arrive, et notre imagination prend son essor, ravie, sur les ailes de ce rêve d'une magnifique tranquillité. À la fin, c'est l'aube, la musique se lève...Une vraie réussite !

Deuxième pièce : portals (2018) de Nomi Epstein, compositrice, organisatrice et interprète basée à Boston

   Pour mieux la situer, précisons que Nomi Epstein a coorganisé en 2014 le Festival Wandelweiser de Chicago, où se sont retrouvés notamment Jürg Frey et R. Andrew Lee.

   C'est une pièce qui laisse aux interprètes un labyrinthe d'options, comme si la compositrice se complaisait à les perdre, et nous avec. Néanmoins, il y a place pour des interactions, des portails, sensibles à certains sons ou indices produits par un autre interprète ou par hasard, ce qui peut amener des changements, toute structure formelle prédéterminée étant ainsi déjouée, les musiciens  choisissant l'indépendance ou l'interdépendance à leur guise.

   L'auditeur est confronté à une suite de fragments séparés par des silences. La musique est sculpturale, tout en blocs taillés. Minimale, elle vise une expressivité brute, d'où son caractère impressionnant. D'un portail à l'autre, elle se métamorphose, sans que son unité soit pour autant remise en question. Ce sont des stations contemplatives, très orientales, notamment dans le milieu de l'œuvre. Le saxophone y apporte une touche free jazz vers douze minutes, un free jazz décanté, enveloppé par une atmosphère mystérieuse, celle d'une cérémonie secrète... Les sons deviennent des îles sonores, puis le piano préparé évoque lointainement John Cage. Cette pièce magnifique célèbre le miracle inaugural de toute manifestation sonore entourée de beaucoup d'attentions.

Troisième pièce : Der Erste Stern ist das Letzte Haus (2018) de Michael Pisaro-Liu 

  Pour des éléments biographiques concernant Michael, je renvoie à mon article consacré à son disque Barricades (elsewhere, 2019).

  Le compositeur écrit ceci : « « En écoutant la performance de Johan, Lisa et Henrik de Der erste Stern ist das letzte Haus [ La première étoile est la dernière maison ], je pense aux feuilles qui tombent. Il pouvait s'agir de n'importe quelles feuilles, mais au début elles appartenaient à Rainer Maria Rilke : " Die Blätter fallen, fallen wie von weit, / als welkten in den Himmeln ferne Gärten " [ Les feuilles tombent, tombent comme de loin comme si les jardins des cieux lointains se desséchaient ] . Dans le poème (Herbst / Automne), ils tombent à l'extérieur en automne. Mais ils sont aussi à l'intérieur, comme les pages tournantes d'un livre produisent des images qui montent et descendent dans l'esprit. »

   La musique de Michael Pisaro-Liu accorde à chaque détail la même importance, lui conférant présence sonore en le sertissant de silence. C'est un peu comme si l'on regardait les feuilles tomber, une à une, lentement, bien séparées. On regarde chaque feuille, sans plus penser à la précédente, ni à celle qui viendra. On est suspendu à la feuille, on flotte entre deux silences. On ne pense plus à rien, on écoute la singularité de chaque feuille, sa beauté propre, intrinsèque, incomparable. On pourrait dire de cette pièce qu'elle est une ascèse de l'écoute par son dépouillement radical, poussant plus loin encore que portals l'isolement des îles sonores.

   Un disque difficile sans doute pour des occidentaux trop souvent habituer à des déluges sonores, mais splendide dès que l'on prend le temps de l'écouter attentivement, calmement. L'ordre des morceaux me semble particulièrement bien choisi, du moins au plus dépouillé, comme un cheminement spirituel salutaire.

Paru fin février 2023 chez Ausculto Fonogram / 3 plages / 58 minutes environ

Pour aller plus loin

- pas d'extrait à vous faire écouter sauf ci-dessous..

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

OUVERTURE

  Je découvre par la même occasion un disque de Nomi Epstein sorti chez New Focus Recordings en 2020, Sounds. Magnifique, et devinez avec qui au piano ? Reinier van Houdt !!!

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Publié le 20 Avril 2023

Éliane Radigue (4) & Frédéric Blondy - Occam XXV

   C'est en écrivant mon article précédent consacré à l'actualité discographique d'Éliane Radigue que j'ai découvert ce disque sorti il y a un peu plus d'un an. Une pièce pour orgue ! La première qu'elle ait écrite, sur commande de Organ Reframed, un festival (et label) de musique expérimentale exclusivement consacré à l'orgue, festival fondé et organisé par la compositrice et interprète écossaise Claire M Singer, directrice de la musique d'orgue à l'Union Chapel de Londres. Éliane Radigue a travaillé en étroite collaboration avec Frédéric Blondy qui, en plus d'être organiste, est aussi pianiste, compositeur, fondateur en 2011 de l’Orchestre National de Création, Expérimentation et Improvisation Musicale (ONCEIM), dont il est le directeur artistique. Elle avait déjà travaillé avec lui pour Occam Océan 2 (2015), interprété par son ensemble ONCEIM et paru sur le label shiiin en 2019.

   Mise au point à l'Église Saint-Merri de Paris, la pièce pour orgue a été jouée pour la première à l'Union Chapel le 13 octobre 2018, puis enregistrée lors d'une session privée le 8 janvier 2020.

   Ci-dessous, Éliane Radigue présente son travail.

   À l'origine est le souffle, le micro-battement, le bourdonnement léger d'une pulsation, puis le vent se lève brièvement dans les tuyaux, l'orgue se met ensuite à siffler très légèrement. Nous sommes dans la musique immatérielle d'Éliane Radigue. Il faut avoir abandonné toute presse, car plus rien ne presse. Nous écoutons l'univers, avec ses grondements imprévus au cœur du flux continu du bourdon si impalpable, si diaphane. Quelque chose monte, un monolithe grave, comme un vaisseau spatial lancé dans l'hyperespace, vaisseau dont le sillage oscillant s'entend de mieux en mieux, les fréquences s'amplifiant. La musique ouvre le son pour laisser passer l'en-deçà, sa sublime douceur et en même temps sa force incoercible une fois dégagée. Tranquillement, la musique nous envahit, nous tient lieu de pensée. C'est en cela qu'elle est méditation : elle nous vide du monde manifesté périssable, et nous remplit du monde inconnu, celui de la vie éternelle. Et l'on entend parfois au cœur du monolithe comme des échappées de sirènes lointaines lovées parmi les tuyaux (un peu avant vingt minutes, notamment). La musique est une affûteuse de conscience car en ouvrant le son, elle ouvre du même coup notre oreille intérieure, devenue une conque océanique (voir le titre de l'article précédent), réplique et réceptacle des ondes vivantes qui s'y déploient, s'y étirent. Et le Temps chavire, et les Temps s'abîment dans cette lente élucidation de l'Obscurité primordiale, dans ce bain régénérateur. Tout s'efface, le corps entier vibre, enveloppé par les faisceaux rayonnants comme des étoiles doubles. Puis le flux s'amoindrit, se dépouille, continue son avancée vers les confins, non sans susciter encore de curieux fantômes courbes, comme le gémissement ou la respiration d'âmes logées dans la poussière de la traîne se vaporisant, s'éthérisant, s'effaçant pour laisser entendre le vent primordial.

   Une musique à nulle autre pareille...

   Ci-dessous, le concert du 5 octobre 2019 à la Philharmonie de Paris. Très bien filmé. Mais la version disque, sans les images, est à mon sens préférable : rien pour nous distraire (détourner) de la musique, surtout si l'on ferme les yeux et avec un casque...

Paru en mars 2022 chez Organ Reframed / 1 plage / 44 minutes environ

Pour aller plus loin

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Publié le 15 Avril 2023

Éliane Radigue (3) - Dans la conque océanique de la sonante des sons
Éliane Radigue (3) - Dans la conque océanique de la sonante des sons

Le Son des Sons

I. Éléments biographiques extraits d'articles précédents consacrés à Adnos et Occam Océan 1    

   Née en 1932, elle a travaillé avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry, dont elle a été l'assistante. On la classe parfois par conséquent avec les pionniers de la musique concrète, mais sa musique a vite changé de direction. Dès la fin des années soixante et plus particulièrement dans les années soixante-dix, elle affirme un style personnel à base de drones, de sons étirés, de très lentes et quasi imperceptibles variations. Travaillant sur la durée, avec des pièces fort longues, elle élabore une musique électronique à la fois minimale et méditative qui a au fond plus d'affinité avec certaines musiques ambiantes, spectrales qu'avec les courants de musique concrète ou minimaliste. Lors de ses voyages aux États-Unis, elle a rencontré Philip Glass, Steve Reich, mais son esthétique intériorisée est plus proche de certaines recherches de Terry Riley ou La Monte Young, compositeurs qu'elle a également côtoyés, avec lesquels elle partage un intérêt pour les philosophies orientales. Son style se distingue aussi de celui de deux autres maîtres de la musique électronique, Morton Subotnick et Rhys Chatham. Intéressée par Gurdjieff, elle s'est ensuite convertie au bouddhisme tibétain en suivant les suggestions d'étudiants français venus entendre au Mills College la première partie d'Adnos qui avait été créée pour le Festival d'automne fin 1974.  

    Longtemps ce fut à l'aide d'un synthétiseur ARP 2500, de filtres et d'une table de mixage qu'Éliane Radigue traqua dans son laboratoire musical ses « phantasmes sonores » comme elle les appelle. Elle considère qu'elle les a enfin entendus grâce aux musiciens qui interprètent maintenant ses occam. Le mot vient du philosophe Guillaume d'Ockham ou Occam (vers 1285 - 1347), auteur d'un principe fameux, dit du rasoir d'Occam, que l'on peut considérer comme l'un des postulats du minimalisme : principe de parcimonie, de simplicité de la pensée ou de la conception, et de l'élégance des solutions, selon lequel « il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité », reprise d'ailleurs d'un adage aristotélicien.

   Pionnière de la musique électronique, Éliane Radigue a abandonné son ARP 2500 pour des instruments acoustiques depuis 2006, suivant en cela le conseil du violoncelliste Charles Curtis. Ce changement n'est pas une rupture. La compositrice poursuit avec d'autres moyens l'élaboration d'une musique à la fois organique et spirituelle.

II. Actualité discographique d'Éliane Radigue, début 2023

   Deux disques confirment la "percée" d'Éliane Radigue, enfin reconnue par de nouvelles générations de musiciens comme l'égale des plus grands.

  

Quatuor Bozzini
Stéphanie Bozzini (alto) / Alissa Cheung (violon) / Clemens Merkel (violon) / Isabelle Bozzini (violoncelle)

   1) C'est d'abord le Quatuor Bozzini (Montréal, Québec), inlassable défenseur depuis 1999 des musiques nouvelles, audacieuses, qui a demandé à la compositrice de lui écrire une pièce. Occam Delta XV s'insère dans ce qui ressemble à un immense cycle, qu'on pourrait appeler le Cycle des Occams, se déclinant en lettres grecques suivies de chiffres romains. L'enregistrement présente deux interprétations, à une journée d'intervalle, de la pièce. « C’est impossible de recréer l’exécution, qui est tellement liée au temps et au lieu» dit Alissa Cheung, « mais nous avons joué la pièce de nombreuses fois, et revenons au même état d’esprit. » Véritable défi pour les interprètes, Occam Delta XV leur demande, non seulement la technique requise pour maintenir les notes soutenues, mais un mode d'écoute entre la méditation et l'hyper conscience.

   Pièce océanique, Occam Delta XV se présente comme une masse n'offrant jamais exactement le même aspect, affectée par un mouvement interne de très lente torsion. Les sons tenus se mêlent, provoquant comme un miroitement sonore, dans lequel les notes ne sont plus que frottements, traînées irisées, les aiguës enveloppées dans le bourdon des graves. Une houle profonde se creuse peu à peu, qui ne manque pas de saisir l'auditeur, transporté par le flux, dont l'aspect global ne laisse pas de faire penser à certains instruments indiens comme la viña. Ce qui se joue dans la musique d'Éliane Radigue, comme dans ses œuvres pour synthétiseur, c'est une exploration intérieure du Temps, en tant que Vibration perpétuelle, Respiration universelle. Cette Vibration est un faisceau changeant de micro oscillations dont la richesse est prodigieuse sous son apparente monotonie. L'écoute de la deuxième version de la même pièce, juste après la première, est révélatrice : on ne la reconnaît plus vraiment, pas seulement parce qu'elle n'est pas exactement la même, comme le reconnaissent les interprètes, mais aussi parce qu'on l'entend mieux, préparés par la première écoute, qui a déposé en nous ses sédiments que l'onde nouvelle vient mélanger à elle. Cet océan s'éloigne, se rapproche, nous absorbe, nous devenons océan, traversés par le grand Chant immémorial surgi du si lent brassement de la matière sonore, le Son des Sons, dont nos occupations nous séparent en temps ordinaire. Ici, il n'y a plus de séparation, plus de souffrance...Le Quatuor Bozzini sert à merveille cette musique nonpareille.

 

2) Puis c'est Montagne Noire, le label du GMEA, Centre National de Création Musicale d'Albi (Tarn), qui consacre en avril son septième disque à Éliane Radigue. Un disque qui met à juste titre sur le même plan musique pour ensemble instrumental et celle pour synthétiseur analogique en présentant deux œuvres de la même période : Occam Hepta I (2018), interprété par l'Ensemble Dedalus, et Occam XX (2014), interprété par Ryoko Akama au synthétiseur EMS et au générateur de sinus.

   L'Ensemble Dedalus, installé à Toulouse et associé au GMEA, interprète le répertoire minimaliste, les compositeurs du mouvement Wandelweiser (dont Michael Pisaro ou Jürg Frey) et plus largement les musi au violonques les plus exigeantes d'aujourd'hui. Fondé en 1996 par Didier Aschour, il comprend pour cet enregistrement son fondateur à la guitare, Cyprien Busolini à l'alto - cf. son beau disque en collaboration avec Bertrand Gauguet, Miroir , Thierry Madiot au trombone, Pierre-Stéphane Meuget au saxophone, Christian Pruvost à la trompette, Silvia Tarozzi au violon - une des trois interprètes du disque présenté dans l'article précédent, L'Occhio Del Vedere, et Deborah Walker au violoncelle.

    Ce qui me frappe dans Occam Hepta I, c'est la parenté de la musique d'Éliane avec la musique tibétaine. En effet, le flux "radiguien" est ici nettement dominé par les graves, du trombone sans nulle doute, et d'autres instruments de l'ensemble. On croit entendre à plusieurs reprises  comme une abyssale voix de gorge se frayer un chemin entre les cordes, puis des voix errantes sortir à demi de la trame, puis comme des trompes tibétaines, qui viennent soulever de manière extraordinaire la masse fluctuante de la composition, un effet vraiment renversant, assez inhabituel chez elle. Occam Hepta I est un mantra d'une force sidérante, à arracher à tout jamais le voile de la māyā... Interprètes parfaits !

Note sur la vidéo ci-dessous : je préfère la version du disque, plus puissante, plus en relief. Si l'on ajoute que la plateforme truffe la pièce de publicités qui surgissent telles des diables grimaçants...

   Je retrouve l'Éliane de mes premières amours radiguiennes avec Occam XX, peut-être sa dernière œuvre pour synthétiseur, en tout cas l'une des dernières. Cette plongée dans le son, dans son battement, dans sa diaphanéité, c'est Éliane toute entière telle que son synthétiseur la changea en Arachné de la musique électronique.

La japano-coréenne Ryoko Akama interprète avec une incroyable finesse cette épiphanie de sons minuscules au milieu du bourdonnement hypnotique du synthétiseur. Envoûtant !

Ryoko Akama par Jo Kennedy
Ryoko Akama par Jo Kennedy

 

Les disques

- Occam Delta XV par le Quatuor Bozzini :

Paru chez Dame / Collection QB fin janvier 2023 / 2 plages / 1h et 14 minutes environ

- Occam Hepta I  par l'Ensemble Dedalus et Occam XX par Ryoko Akama :

Paraît le 22 avril chez Montagne Noire / 2 plages / 59 minutes environ

Les deux sont en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 13 Avril 2023

Giovanni di Domenico / Silvia Tarozzi / Emmanuel Holterbach - L'Occhio Del Vedere

   Giovanni Di Domenico, né en 1977 à Rome, travaille à Bruxelles, est l'auteur d'une œuvre abondante, soit en solo, soit en collaboration ou avec des ensembles, dans le domaine des musiques contemporaines, expérimentales si l'on veut. Curieusement, je viens de retrouver un autre disque de lui, Zuppa di Patienza, paru chez three:four records en 2019, disque que je n'avais pas écouté en entier et laissé dans les marges ( il est temps de l'écouter attentivement !).

     L'Occhio Del Vedere : L'Œil Du Voir. Quel titre magnifique, prolongé par la sublime photographie de couverture ! Avant même de commencer à écouter, on a pris le chemin dans les landes de diverses rousseurs, on va vers les bosquets noyés de brume. L'Œil Du Voir, je préfère traduire ainsi, plutôt que "L'Œil du Regard". Ce n'est pas le regard de quelqu'un qui est en jeu, c'est la faculté en elle-même, sa capacité à percer l'invisible, à voir dans la brume, malgré la brume. Je comprends le titre comme une métaphore de la musique. Car la musique ne donne pas seulement à entendre, elle permet de VOIR ce qui traverse notre champ de vision pour nous mener vers l'au-delà. Je pense au beau livre de Maria Tasinato, L'Œil du silence (Verdier, 1990), dont le sous-titre est "Un éloge de la lecture". La temporalité particulière de la lecture silencieuse déclenche une rêverie que provoque aussi la musique quand elle joue sur les longues durées. La musique ne représente rien, n'en déplaise aux musiques programmatiques. Abstraite, elle donne au silence forme auditive, audible, en ce qu'elle l'arrache au chaos originel. En l'écoutant, on est tenté de fermer les yeux, pour mieux l'entendre dit-on, peut-être surtout pour voir ce que l'on ne voit pas avec les yeux de chair. La musique ouvre les yeux de l'âme par son pouvoir vibratoire, c'est en cela qu'elle est l'œil du voir. L'audible est le mode d'accès privilégié aux visions intérieures, au(x) mystère(s), à ce qui échappe pour s'envelopper dans les écharpes de brume. Quoique fabriquée par des instruments matériels, elle est immatérielle, permet de débusquer le beau sans en être mortellement ébloui, parce qu'elle ne le dégage pas complètement de ses ouates de brume. Telle est en tout cas la musique jouée par ce trio composé par Giovanni Di Domenico (pianiste et compositeur initial, la pièce a été ensuite développée en collaboration avec les deux autres interprètes), Silvia Tarozzi (violon et violon accordé au 1/16ème de ton, membre de l'Ensemble Dedalus, qui interprète notamment la musique d'Éliane Radigue), et Emmanuel Holterbach (grand tambour sur cadre, et auteur de la photographie de couverture / et par ailleurs archiviste d'Éliane Radigue). Sans doute loin du cycle pour piano Dans les brumes (1912) de Leoš Janáček (1854 - 1928), beaucoup plus proche des grandes compositions de Morton Feldman  (1926 - 1987), et encore plus de celles d'Éliane Radigue (Comment s'en étonner ?), cette composition d'un peu plus une heure nous invite à la contemplation.

  

La Quête de la beauté enfouie  

   Des bribes mélodiques espacées émergent de la brume, se répondent, se répètent. Piano et violon se détachent sur les frémissements de la percussion qui tissent un bourdon à peine perceptible. Le temps est comme suspendu, à l'écoute des résonances. Le violon étire ses notes, le piano ne cesse d'interroger le mystère ondoyant d'une créature irreprésentable qui se contorsionne dans l'épaisseur, suscitée par Emmanuel Holterbach et son jeu prodigieux du tambour sur cadre. Peu à peu, la musique se densifie, en même temps que l'écart entre le violon et le piano semble augmenter. Aux plaintes du violon, le piano répond en basculant vers l'obscur, l'inquiétant, soutenu par les vibrations du tambour. Vers dix-sept minutes, le piano semble sortir de sa fascination, se réveiller dans un bref ébrouement jazzy, pour mieux retomber au cœur du mystère par des à-plats assourdis. C'est alors une avancée prudente, patiente, dans le suspens de laquelle on entend la respiration du tambour, voix de l'Ineffable qui n'a pas cessé, au seuil du silence, de sous-tendre les évolutions respectueuses du violon et du piano.

    Commence alors un deuxième temps, autour de vingt-et-une minutes. Le temps du chant osé, du déploiement mélodique, mais sur un fond plus tourmenté, celui des gémissements du tambour, bœuf mugissant des ténèbres : l'Ineffable est menaçant, dirait-on. La musique effectue de larges et lents cercles, comme dans un rituel magique, pour conjurer l'attraction de l'obscur. Le rythme s'accélère, boucles serrées de piano, violon presque grinçant, sur la toile bourdonnante du tambour. C'est une transe, que le piano ralentit, faisant mieux ressortir la plainte élégiaque du violon dissonant. On est ailleurs, dans les plaines de l'indicible peur. Le piano met en garde, il est barrage contre la montée sourde. Mine de rien, c'est une lutte de la forme contre l'informe. Le piano passe parfois sur le devant, laissant le violon s'allonger sur le lit vibratoire et  redevenir un enfant-violon, si fragile... Après un moment de silence relatif peuplé par le tournoiement du drone de tambour, autour de quarante-sept minutes, une troisième phase frémissante d'union plus étroite des trois instruments semble atteindre la plénitude. Le piano peut arpéger sur le fil, tel un danseur au-dessus du violon extatique et du tambour vibrant, devenu un acteur à part entière. Miracle d'un équilibre qui fait parler le tambour : l'Ineffable ne fait plus peur, même lorsqu'il gronde, il est le socle constitutif du Mystère de la Beauté cachée, toujours en partie enfouie : lui ôter totalement ses limbes brumeuses, ce serait la tuer...

   Une pièce admirable. Un rituel d'apprivoisement patient de la beauté dans ce qu'elle a de potentiellement effrayant parce que souterraine, mais si fragile, si émouvante.

Paru début avril 2023 chez elsewhere music / 1 plage / 1 h et deux minutes environ

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En écho : Con Tempio / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

En écho : Con Tempio / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

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Publié le 6 Avril 2023

David Lang - shade
David Lang, en majesté

   Un article pour un disque si court ? C'est vrai, en général, j'élimine...sauf si, voilà, ce n'est pas n'importe quel musicien, c'est David Lang, dont je suis un inconditionnel depuis longtemps. Au point qu'il a dans ce blog, lui et les autres cofondateurs du festival Bang On A Can, une catégorie, "David Lang - Bang On A Can & alentours". Je crois n'avoir négligé que ses opéras (sauf un), et ses musiques de film. Pour le reste, il est bien ici chez lui, je cite dans le désordre :  writing on water (2018), Child (2003), Pierced (2008), Are You experienced ? (2001), this was written by hand (2011), the day (2018), death speaks (2013), mystery sonatas (2018, grande année Lang), The Carbon Copy Building (2006), opéra coécrit avec Michael Gordon et Julia Wolfe, the little match girl passion (2009)...

   La pièce maîtresse, c'est la composition éponyme, "shade", pour trio (le Mammoth TrioElly Toyoda au violon, Ashley Bathgate au violoncelle et Lisa Moore au piano) et orchestre à cordes (le Contemporaneous, direction David Bloom, comprenant 18 violons, 6 altos, 6 violoncelles, 4 contrebasses). David Lang précise : « Tout ce qui se passe dans l'orchestre est un détail projeté sur eux à partir de la musique d'abord jouée par le trio avec piano. Le trio avec piano initie toute la musique, et l'orchestre vit à son ombre. » [ italique ajoutée  par mes soins].

  Le violon dessine dans le ciel des arabesques, un peu comme dans les mystery sonatas, rejoint par le piano, puis le violoncelle, puis l'orchestre des cordes. La musique est montagne, pentes et montées. Tout danse et s'élance, un frisson sublime passe dans ces assauts, cette géologie tumultueuse. Que du nerf, une netteté extraordinaire dans cette mélodie démultipliée. Un bref arrêt annonce un deuxième temps, le violon et le piano déchiquetant une esquisse mélodique, dans les fragments de laquelle l'orchestre, et notamment les contrebasses, pose des fondations sombres. Le violon continue ses mouvements vifs, les cordes dans les creux, le piano réduit à une ligne discontinue de notes presque confondues avec les pizzicati du violoncelle ou d'autres cordes, puis commence un troisième temps, très rock d'inspiration, d'attaques abruptes, le violoncelle répondant au violon. Vers huit minutes, c'est un mouvement lent, d'une infinie suavité, à pleurer de beauté, déchirant, par le trio seul, avant que l'orchestre réponde pudiquement, puis emporte la mélodie vers des hauteurs mystérieuses, au rythme d'un bercement tapissé par le piano si calme. Le temps s'est volatilisé dans l'ineffable. Vers douze minutes, nouvelle phase plus dynamique initiée par le violoncelle, c'est une nouvelle escalade, un gonflement puissant, un tournoiement. David Lang nous tient, et voici la dernière phase, grandiose, menée par le piano, comme une fanfare, une explosion de triomphe, avec de belles suspensions. Tout cela est magnifiquement scandé, découpé, chaque élan s'arrêtant à chaque fois net devant le vertige, puis tout s'éloigne pour laisser le violon exhaler une traînée d'une indicible douceur dans l'au revoir des cordes respectueuses.

   Un absolu de la musique orchestrale du XXIè siècle.

   [ La deuxième pièce, "Wed", a déjà été enregistrée, notamment sur Pierced, sous forme d'une version pour piano solo. C'est ici une version pour orchestre à cordes. À l'origine, elle fut écrite pour le Kronos Quartet, en mémoire d'un amie décédée qui s'était mariée dans son lit d'hôpital. Aussi David Lang avait-il voulu tenir un équilibre entre consonance et dissonance, entre tragédie et espoir. Belle pièce pudique, entre renaissance perpétuelle et failles intimes, tout en fins glissements et respiration ralentie. ]

Paru le 24 mars 2023 chez Cantaloupe Music / 2 plages / 23 minutes environ

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Publié le 4 Avril 2023

Material Object - Telepath

    Material Object est un des alias du producteur et artiste sonore allemand Andre Ruello, installé en Australie, qui a déjà publié nombre d'albums solo ou en collaboration. Son dernier album, Telepath, résulte d'une seule cession improvisée  avec un violoniste, mêlant acoustique et électronique (dominante...). Il marque un certain éloignement de ses premiers enregistrements ambiants (pas une rupture, voir l'étonnant bonus...).

   Le violon, dans "Enter" occupe l'arrière-plan : il est la nostalgie, le souvenir d'ondoiements langoureux, comme le bourdon continu d'un premier plan constitué de sons discontinus. Des boucles lancinantes, superposées, d'une sorte de guitare électronique, un clavier aux sons secs, claquants, pas très loin de la cithare parfois. Alors que le violon glisse et se tord, ce premier plan minimaliste synthétique est puissamment dynamique, jouant d'un futurisme hypnotique. Très beau début, qui a accroché tout de suite mon attention, avec une pulsation très reichienne dans sa seconde moitié, peut-être des souvenirs du Drumming de Steve. Le court "Glyph" est un rébus électronique de sons concaténés, un interlude, avant le troisième titre, nettement plus long (plus de quinze minutes). "Hyphae", conformément à son titre, a une tournure filamenteuse. C'est d'abord une ambiante au lent développement, mais le mycelium électronique fabrique un tissu vif, piqueté de sons rapides, et de longues rafales éblouissantes dessinent une efflorescence euphorisante. De fait, voilà une splendide transe, dans laquelle on retrouve le violon, métamorphosé en acteur malgré lui de cette fresque étourdissante.

   Selon le principe d'alternance entre titre court et titre long, le quatrième, "Sqqr", au titre futuriste à plaisir (clin d'œil à des mondes déviants ?) est une courte fanfare, ritournelle ensorcelante qu'on imagine fabriquée par des gnomes affreux au coin de profondes forêts...où vit et git "Trsform", monstre incapable de parler autrement que par sons inarticulés. L'atmosphère est pesante, épaisse, celle des cauchemars : grincements, sons tordus, tronqués, cloques électroniques inquiétantes, saturations étranglées, une bande son de film d'épouvante, de zombies... Nouvel interlude de deux minutes environ, "Bllp"" (qui fait penser à bulp...) est de la même veine un peu grotesque, grouillant d'objets sonores improbables qui ne sont pas sans évoquer l'étrange image de couverture. "x6x", grâce à ses six minutes, voudrait s'envoler à coups d'ailes d'oiseaux préhistoriques mutants, seulement il ne vole pas haut, il essaie, il est si lourlaud, cet astronef bardé de plaques de plomb. Une coda pleine d'échos réverbérants est son chant du cygne, si j'ose dire.

    "Thermo" rappelle "Enter", en version ultra condensée, trouée, très énigmatique, voire parodique, un aspect à ne pas oublier dans ce disque. Une version détruite, explosée par des chuintements, des gargouillis et des bafouillements. Très curieux ! Le long "Exit", plus de onze minutes, rejoue certains thèmes entendus en les exagérant (le violon de "Enter", notamment), je ne crois pas que ce soit par panne d'inspiration. Est-ce une volonté de dépassement, de prendre de l'essor, enfin, après les sortilèges, les pièges ? Ou la retombée fatale dans une atmosphère goyesque, plutôt, plus gluante, insidieuse.

    Le disque d'un imaginaire sonore fantastique foisonnant de bizarreries, un monde de truculences électroniques pour servir de tombeau au pauvre violon désenchanté.

Meilleurs titres : 1) "Enter" (le 1) et "Hyphae" (le 3)

2) "Trsform" (le 5), "x6x" (le 7) et "Exit" (le 9)

Paru fin mars aux Editions Mego / 9 plages / 57 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

[  à noter que les acheteurs du disque ont un bonus de plus de cinquante cinq minutes, intitulé "Auxiliary Apparition", vaste dérive dans cet infra-monde entre contes de fées et horreurs de la nuit ! Material Object y donne toute la mesure de son imaginaire sonore. ]

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