Publié le 28 Mars 2017
Reflection est sorti le premier janvier 2017. Eno y renoue avec la musique ambiante pure, délaissant la voie des hybridations sonores frayée par The Ship voici moins d'un an. On est dans la lignée de Lux (2012), mais avec une seule plage de cinquante-quatre minutes. Si la musique est entièrement synthétique, elle n'est pas sans évoquer des instruments traditionnels comme les gongs, cloches ou clochettes. Le principe de base de la composition est de laisser jouer les résonances des percussions électroniques tout en leur superposant des nappes de synthétiseurs. Ces résonances sont amplifiées, étendues, distordues ; elles se mélangent lorsque des grappes percussives éclatent, tout en interférant avec les matériaux continus. On connaît le discours d'Eno sur sa propre musique, qui serait là pour se faire oublier, qui n'exigerait pas notre attention. Moi, je veux bien, mais cette musique s'impose à l'attention. Je suis en train de l'écouter au casque, pas à plein volume, car j'ai même dû le baisser. Cette musique enveloppe l'auditeur par ses vagues puissantes, ses ondulations qui s'insinuent partout dans notre corps, dans notre cerveau. Tout le spectre sonore est utilisé, des graves les plus profonds aux aigus les plus fins. C'est une musique vibratoire qui émeut, au sens étymologique de mettre en mouvement, qui enfonce en nous ses flèches harmonieuses, qui décoche soudain des explosions dans nos cavités intérieures. Nous ne sommes plus que des corps résonnants, nous aussi, tant elle remplit l'espace, le saturant de ses multiples couches intriquées.
Aussi, loin d'être une simple musique d'ameublement que l'on pourrait oublier, elle est au contraire le mobilier sonore de notre vide insoupçonné. En ce sens, elle est la musique idéale de notre vacuité, donc parfaite musique de méditation. Aussi est-elle par nature potentiellement infinie, non pas parce qu'elle se répèterait, mais parce qu'elle est infiniment variée, à la fois prévisible et imprévisible dans le même mouvement, vie surgissante, ondoyante, fluctuante, réfléchie. Musique de réflexion, dans les deux sens du mot en français : elle se génère elle-même à l'intérieur du cerveau-système programmé par le compositeur minutieux tout en permettant à l'auditeur une réflexion sur lui-même ou mieux, en l'aidant à une suspension de la réflexion, comme mise en apesanteur par la véritable dissolution des lignes mélodiques opérée par la prééminence des vibrations, des harmoniques, par la disparition de toute tension vers une fin et donc l'actualisation permanente d'un présent auto-suffisant, à proprement parler rayonnant. Cette musique est ambiante parce qu'elle circule autour, environne, mais quoi ? Ne riez pas, il me semble que dans notre vacuité elle éveille ce que les Hindous appellent la kundalini, l'énergie spirituelle, cosmique. C'est sans doute la raison pour laquelle je ne peux m'empêcher d'associer cette pièce aux compositions du pianiste Alain Kremski, surtout lorsqu'il mêle piano et gongs, cloches tibétaines ou bols chantants. Bien sûr, on peut écouter Reflection en faisant la vaisselle ou le ménage, mais ce serait déjà beaucoup mieux en faisant l'amour, ce qui se rapproche le plus au fond de la méditation de délivrance du "je". Sur la pochette, Eno semble se dissoudre, image giacomettienne d'une disparition en cours : le moi devient une ombre, se fond dans l'image renvoyée par le miroir. Ce disque est une invitation à s'ouvrir sur l'infini, à se dissoudre dans le Soi, à jamais, pour toujours, dans un océan de beauté.
MAGISTRAL !
------------------------
Paru en 2017 sur le label Warp records / 54' environ
Pour aller plus loin :
- Sur sa page, Brian Eno dit comment il conçoit et vit sa musique. Ajoutons qu'une application pour smartphone permet de découvrir cette musique qu'il appelle « générative »... Quant au livret de six pages du cd, je le trouve très décevant, sans aucun intérêt, c'est vraiment dommage...
- Un extrait de la version pour l'application générative :
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 14 août 2021)