Publié le 23 Septembre 2021

Konus Quartett & Klaus Lang - Drei Allmenden

   L'harmonium de Klaus Lang, organiste et compositeur autrichien, plus les saxophones du Konus Quartett, quatuor suisse composé de Fabio Oehrli au soprano, Jonas Tschanz à l'alto et au soprano, Christian Kobi au ténor et au soprano, Stefan Rolli au baryton et soprano : voici les matériaux d'une fusion sonore de quarante-trois minutes - la pièce se découpant en trois parties presque égales, la première un peu plus longue avec ses dix-sept minutes.

   Klaus Lang s'interroge sur une sacralisation de la musique et des partitions qui a progressivement éloigné le compositeur de l'interprète, ce dernier relégué au rang de prêtre, de célébrant d'une musique sacrée, intangible. Selon lui, ce processus viendrait du principe protestant du "Sola scriptura", transféré de la musique à la religion. Il insiste au contraire sur le rapport étroit qu'il entretient avec ses interprètes, ici le Konus Quartett, alors même qu'il se situe dans un esprit assez proche des partitions du XVIe et XVIIe siècles, souvent simples et claires, qui demandent justement aux musiciens une grande capacité à évoluer dans un cadre certes fixé mais en se fondant sur une notation incomplète.

   La pièce est construite comme un continuum de glissandos d'un instrument à l'autre, aux autres, donnant à l'ensemble une structure tuilée de canons multiples. L'harmonium enveloppant s'enroule en volutes autour des traînées de saxophones, mais il arrive souvent qu'on ne discerne plus les timbres, tellement les couches s'enlacent, se côtoient. Il en résulte une matière sonore en perpétuel mouvement, ondulante, irisée, à l'avancée assez lente dans le premier mouvement. C'est d'une majestueuse splendeur !

   Le deuxième mouvement est incanté par les clameurs des saxophones qui s'échappent du cocon sonore de base. L'harmonium impavide, souverain, soutient ces grappes d'appels qui naissent et meurent successivement. Musique fabuleuse pour une mystérieuse chasse à courre dans de ténébreuses et profondes forêts...

   Sur un fond de basses de plus en plus graves, le troisième mouvement revient à une étroite symbiose de tous les instruments : drones aux vrilles de velours, succession rapprochée de poussées denses à l'éclat moiré. L'impression d'accéder au Saint des Saints après une longue initiation. La matière semble se  soulever pour laisser passer de longues lances de lumière.

   Une admirable méditation sonore qui laisse un intense sentiment de plénitude.

Enregistré en août 2020.

Paru en 2021 chez Cubus Records / 3 plages en une seule / 43 minutes environ

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Publié le 20 Septembre 2021

Jocelyn Robert (2) - Requiem

   En mars 2014, j'ai consacré un premier article au compositeur canadien Jocelyn Robert, à l'occasion de la sortie de deux disques qu'il a consacrés au disklavier. Pour les éléments biographiques, je renvoie à cet article. Cette fois, c'est un disque de piano. De piano. Rien d'autre. Avec une présentation réduite à quelques mots : « une pause au piano, une pause pour le deuil. » J'ai déjà envie de l'embrasser : enfin un musicien qui ne se croit pas obligé de pondre une demi-page ou une page de présentation fumeuse dans laquelle il relierait sa musique aux grands problèmes actuels de notre civilisation et ne manquerait pas de faire ressortir l'esprit d'avant-garde de sa démarche ou son utilisation de technologies fabuleuses. Retour à la musique, en somme. À l'intime, d'où la pudeur, la discrétion. La seule écoute de "Géraniums", le premier titre, m'avait convaincu d'acheter le disque... et d'en venir à un article.

"Géraniums" : une cellule répétée de quatre notes sert de source à cette composition élégiaque. C'est le parcours d'un fleurissement délicat, espacé de silences. Temps du recueillement, temps des gerbes que l'on assemble posément, le profil nimbé par la lumière qui tombe là-bas comme une poussière. Temps des souvenirs qui remontent, se reconstituent, s'effritent, et puis soudain le miracle de l'espoir dans ses allures presque joyeuses malgré tout, malgré tout. Dans l'impermanence des choses, la splendeur intacte du monde.

"Rue Chalifoux" : Six notes espacées, puis elles s'appellent, se répondent, par deux, par trois, des graves aux aigus, dans un apparent désordre, avant de se grouper en grappes, de tomber comme des gouttes, de nous entraîner dans un dédale, de nous envelopper des volutes bousculées d'un carillon capricieux, avançant par à-coups jusqu'au plus profond de la mémoire trouée...

   Comme j'aime cette musique dépouillée, qui touche l'âme à chaque note. Elle nous prend par la main, qu'elle tient bien serrée, pour nous emmener par ses chemins. "Le chemin du lac", par exemple, troisième station de ce requiem si éloigné des grandes partitions dramatiques et grandiloquentes portant ce même nom. On avance pas à pas, on hésite à froisser les herbes. Puis on s'enhardit, on se prend à courir, on est essoufflé. Alors on regarde, immobile, la perspective. L'émotion nous envahit, on revit des moments anciens, comme en songe, la tête perdue. L'eau n'est plus loin, elle nous appelle à petit chant. On s'arrête encore, sur le seuil de quoi ? On se tient là, dans un éblouissement. Au pays des souvenirs, "La rivière Saint-François" n'est pas si loin. La lumière ricoche sur le miroir d'eau. Le temps est suspendu. C'est une rivière devenue imaginaire, dont l'eau harmonique résonne à fissurer le silence. Puis on perçoit le corps de la rivière, agité de clapotis intérieurs. Comment résister à l'appel du délicieux friselis ? On dirait qu'elle babille, oh, en toute innocence. D'ailleurs, elle se retient, elle nous tend sa fraîcheur dans un geste hiératique. On la contemple pour ne plus faire qu'un avec elle, dans un respect immense.

   On marche sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller la "Rue Bowen", rue fantôme ensevelie sous son nimbe de brume. Des échos se lèvent pourtant ça et là, alors on les considère avec étonnement. De toute façon, on ira jusqu'au bout de la rue, même s'il faut plonger au cœur du malheur, creuser jusqu'au sépulcre, peut-être.

La quintessence de l'élégiaque : un disque admirable !

Paru en avril 2020 / 5 plages / 42 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 15 Septembre 2021

The Transcendence Orchestra - All Skies have sounded

   Composé et produit par Anthony Child et Daniel Bean, les deux membres constituant The Transcendence Orchestra, All Skies have sounded est le troisième album studio du duo, le premier remontant à 2017, déjà aux Editions Mego. Les deux musiciens s'intéressent aux très basses fréquences, aux drones entendu un peu partout dans notre monde : qu'on les appelle gonzen, uminari ou retumbos, des sons qui semblent parfois provenir du ciel. Si les Haudenosaunee ("peuple des maisons longues"), plus connus sous le nom d'Iroquois pensent que le Grand Esprit n'a pas fini de façonner la terre et qu'il fait un peu de bruit en poursuivant son œuvre, nos deux Anglais tentent d'explorer ces sons troublants en utilisant l'électronique ainsi qu'une gamme d'instruments acoustiques ésotériques (que j'ai renoncé à identifier...).

   L'album présente huit titres, le plus court d'un peu plus de trois minutes, les autres entre cinq et douze minutes.

   Le premier titre, "Having my Head is Felt", est une mise en oreille répétitive, longue marche de drones en boucles serrées sur un mur oscillant d'orgue, avec des remontées sourdes, de profonds battements. "Only Out Perfect" déploie des curiosités sonores vaguement orientales après des frottements de gong, des traînées sombres : tout un monde de micro tourbillonnements prolifère, s'enfle, puissamment scandé, soulevé de matières épaisses, puis se déploie en longues coulées quasi lyriques, comme incurvées vers l'intérieur. Tous les cieux ont sonné, nous rappelle le titre du disque. Nous voici dans la divine forgerie, la lumière informée d'ombre. "Marker against Mountain", coups sourds, résonances, vols d'oiseaux synthétiques, est un hymne à la montagne accoucheuse de sons, à la montagne toujours mystérieuse des origines, dans les entrailles de laquelle gît le trésor sonore à venir, qui finit par traverser les parois en vagues radieuses. Une trouble flûte stratosphérique plane au-dessus de "Weather Series", saturé de drones sépulcraux enfermés dans les cercles de boucles obsédantes... Avec presque douze minutes, "Gliding Up Good" glisse au long des notes tenues d'une guitare embrumée, crachoteuse, cernée d'objets sonores gloussants qui semblent voler en rase-motte, aller et venir dans une ronde implacable. On s'enfonce peu à peu dans un bourbier agité, un magma pulsant, pris dans une musique ambiante sombre au souffle épique ! Le morceau suivant, "Going Upstairs (Imagnie it Orange) est plus flamboyant de noirceur, infusion de drones tournant sur place, frangés d'aperçus de lumière : titre vraiment hypnotique, phénix brûlant et renaissant, alimenté de l'intérieur.

   Les deux derniers titres ajoutent deux nouvelles visions sonores à ces tentatives pour transcrire le bruit de fond du monde. "Satsuma Felt Slow", contrairement à ce que son titre pourrait laisser attendre, est plus agité, plus coloré, plus aéré, à mon goût moins convaincant, plus décoratif en un sens. Heureusement, "Own your Dreams Again", qui invite à nous réapproprier nos rêves, revient à une densité foisonnante, à des textures empilées, à cette émouvante impression de plonger au cœur des choses en devenir, à demi-ébauchées, grondantes, soleils noirs déjà constellés de fulgurances.

   Un disque d'immersion sonore fascinant, agrémenté d'une belle couverture : une peinture de guérison, huile sur toile représentant une sirène géante, par l'artiste visuelle franco-suisse Vidya Gastaldon, vivant et travaillant à Besançon et à Genève.

Paru en juin 2021 chez Editions Mego / 8 plages / 63 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Autre œuvre de Vidya Gastaldon : Peinture de guérison (Désastre mauve), 2016, huile sur tableau trouvé, 50 x 60 cm

Autre œuvre de Vidya Gastaldon : Peinture de guérison (Désastre mauve), 2016, huile sur tableau trouvé, 50 x 60 cm

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