acousmatique - concrete...

Publié le 14 Février 2023

Yves Daoust - Docu-fictions

    Où commence et où finit la musique ? Les œuvres électroacoustiques rendent cette question caduque, ou non-pertinente. Je m'aventure sur un terrain que je connais encore mal, surpris moi-même d'avoir accroché aux Docu-fictions du canadien Yves Daoust, qui n'en est pas à son coup d'essai. Ce nouvel opus se rattache selon lui à sa première œuvre électroacoustique, Paris, les Grands magasins (1975). Construite à partir des confidences (supposées ? réelles ?) d'une courtisane, la première œuvre du disque nous donne deux versions de l'histoire de Lily, l'une acousmatique et l'autre mixte. Deux versions qui doivent être envisagées à la lecture de la phrase du compositeur Alain Savouret placée en exergue : « Reconstruire à partir d'éléments séparés pour faire une fausse réalité plus lisible. »

   La saint Valentin, autrement...

    Les deux versions de "Lily" sont, je trouve, particulièrement réussies. Elles alternent, superposent, des fragments de confession de la courtisane et des recréations sonores de fantasmes, rêves. D'une version à l'autre, le trouble s'accroit, les frontières s'abolissent. Tandis que la version acousmatique reste relativement "sérieuse", même si le travail de montage, d'enrobage, met en perspective la confession, en souligne l'étrangeté dans des mises en oreille parfois érotiques, la version mixte est plus folle, délirante. L'accordéon et le violon dérapent, ou nous plongent dans une atmosphère onirique dominée par les accents du plaisir. Ces documentaires sont tout sauf froids, gorgés d'une sensualité plastique. La musique est gloussements, gémissements, souffles, moments d'ouateuses agitations à demi éveillées. Comme il est bon de n'entendre ni considérations morales, si platitudes sociologiques, ni chiffres à l'appui !  Yves Daoust nous emmène dans les arcanes du sexe avec une merveilleuse et rafraîchissante ingénuité.

   La suite, un court intermède, un long impromptu de plus de quinze minutes... nous délivre de l'étouffement du réel. Bruits de rues, de manifestations, extraits de discours politique, tout est embarqué dans la musique. L'Impromptu 2 est une splendeur. Piano et synthétiseur jouent une partition étincelante avec un médium fixe. Comment mieux dire que la musique transcende le réel, qu'elle l'illumine, le sauve de sa sécheresse, de son étroitesse, parce qu'elle lui réinjecte une autre vie au-dessus de la vie, qu'elle le transperce pour en extraire et diffuser des profondeurs inconnues ? Les manifestations ne délirent pas moins que les fantasmes érotiques, non ?

   "Calme chaos", pour orchestre de chambre et medium fixe, commence avec des sons de réunions politiques publiques. Un orateur profère : « Aujourd'hui le Québec va commencer à vivre ! » Mais le chaos orchestral guette. Après un silence total, une voix sourde affirme : ...« et dans vingt ans toute la musique de Beethoven se résumerait en une seule très longue note aiguë qui ressemblerait à celle infinie (? ) et très haute...» La phrase est coupée, submergée par l'orchestre de chambre qui semble n'obéir à personne. Début déroutant, provocant, qui multiplie les citations, les genres musicaux. De l'oxymore du titre, on semble ne retenir que "chaos", malgré des accalmies. Il faut au moins cinq minutes pour que l'auditeur retrouve un semblant de fil conducteur. Car s'il y en a un, c'est peut-être cet hommage, décalé et indirect, à une certaine musique d'orchestre, son âge d'or, celui de Aïda par exemple. Des fragments d'entretiens font entendre les voix d'adultes évoquant le rapport de leur père, plus rarement de leurs parents, à la musique. Puis ce sont des prises lors de leçons ou d'exercices. Peu à peu se déroule une curieuse histoire de la musique, surgie des ruines des mémoires et des chevauchements de bribes d'interprétation dans le plus joyeux désordre. L'ensemble ne m'a cependant pas convaincu, ni séduit. Le disque s'en passerait bien...

    Une musique acousmatique et électroacoustique passionnante et belle grâce à un art du montage consommé qui érotise et onirise le contenu documentaire [ les deux Lily ], ou le détourne pour l'emmener en d'étranges et superbes contrées sonores [ Intermède et Impromptu 2 ]. [ Je laisse de côté "Calme chaos", vous m'avez compris... ]

 

Paru début décembre chez empreintes DIGITALes / 5 plages / 1 h et 7 minutes environ

Pour aller plus loin :

Pas d'extrait à vous proposer en dehors de ci-dessous...

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 18 Janvier 2023

Lionel Marchetti & Decibel - Inland Lake (Le lac intérieur)

   Imaginez d'une part un ensemble de chambre souhaitant intégrer des instruments électroniques dans son répertoire, et de l'autre un compositeur de musique concrète, acousmatique, improvisateur à partir d'instruments électroniques, poète et essayiste. Imaginez leur rencontre : l'Ensemble australien Decibel et le marseillais Lionel Marchetti se sont rencontrés lors d'une visite effectuée par Lionel en Australie en 2019. Venu avec une partition concrète, le français l'a adaptée au fil des répétitions et des interprétations, intégrant des enregistrements des instruments acoustiques avec des synthétiseurs, des bandes magnétiques et des manipulations électroniques dans son studio personnel. De plus, sa disposition peu orthodoxe des hauts-parleurs a contribué à mêler les sons, à les rendre indiscernables, ce qui ne facilite pas la tâche de l'auditeur critique, mais opère une sorte de transmutation féconde, passionnante pour l'oreille aventureuse, vraiment ouverte.

   Penche-toi sur la musique...et écoute !

   Le disque comporte deux pièces de longueur très inégale : "Le lac intérieur", le titre éponyme de plus de trente-six minutes, et  une quasi miniature d'un peu plus de deux minutes titrée "La Patience". [ Je ne vous cache pas mon bonheur de retrouver du français... au milieu d'une mer linguistique de plus en plus tristement uniformisée... ]

Au cœur de l'immense en toutes saisons

  Penche-toi sur la musique, et écoute...

   Le vent se lève sur le lac intérieur, un vent fracturé sur un autre vent de drone. Monte un synthétiseur, et le vent tournoie en griffures légères. On entend une voix, peut-être, un son continu. C'est le début de "Inland Lake (Le lac intérieur)". Un battement agite la toile sonore, de plus en plus agitée, traversée de "voix" rauques, des sons comme on en entendait chez Jocelyn Pook sur la bande originale de Eyes Wide Shut. Une cloche résonne dans le mur tourmenté, troué d'interventions diverses. Le violoncelle déchire ce lac vivant, en constante métamorphose derrière et sous la linéarité de la micro pulsation travaillant les particules électroniques en suspension. Autour de treize minutes survient une phase de calme relatif, comme si tout allait se fondre dans la vague de synthétiseur, mais des sifflements presque langoureux enchantent le paysage sonore, en proie à un mouvement de montée extatique. Le violon (ou l'alto) est en apesanteur, comme vaporisé. Un bip répété évoque une communication avec l'au-delà, qui sait, dans cette atmosphère de plus en plus irréelle qui déploie de lentes volutes. L'espiègle côtoie le majestueux, l'onirique. Des esprits chuchotent, une radio fantôme crachote. De l'intérieur sourdent des drones, des sonorités distordues, écorchées. En même temps, tout baigne dans une immense douceur, une lumière diffuse. Une autre voix étrange surgit dans un autre moment de calme, de disparition, qu'un roulement de tambour signale comme un moment magique, avec l'apparition de voix plus mystérieuses, désincarnées. La musique se décante, se recharge de splendeur trouble, pour une levée de brume qu'envahissent des poussées synthétiques et des sons aigus, fins comme des lames de cristal; Ô le bel ondoiement de la toile sonore, dont on suit au ralenti la torsion et la lente efflorescence somptueuse  !

    Le deuxième titre, "La Patience", commence avec ce qui ressemble à des bols chantants, puis le piano et la percussion font une brève apparition, qui se répètera ensuite, sur un fond mystérieux et aérien, avec une curieuse "voix". Le morceau juxtapose gestes discontinus et trame continue dans une petite fresque charmante et forte, qui semble nous narguer derrière des apparitions fantastiques.

  L'auditeur (lecteur), peut-être inquiété par les appellations "musique concrète" ou "acousmatique", s'aperçoit au bout de ce parcours qu'il avait bien tort de se fier à des étiquettes étriquées. Car la réussite de ce projet tient à l'alchimie du processus compositionnel : acoustique et électronique tissent une trame poétique, ni plus ni moins, d'une constante beauté animée d'une vie secrète. L'inquiet pouvait se fier, ici, à l'image de couverture, magnifique [ Photographie de Bruno Roche ]. Vous aviez trop vite oublié, ou vous ne saviez pas, que Lionel Marchetti est aussi poète, donc deux fois musicien ! Voici d'ailleurs le poème en lien avec cette musique :

Lionel Marchetti & Decibel - Inland Lake (Le lac intérieur)

Paraît le 20 janvier 2023 chez Room40 / 2 plages / 38 minutes environ

Pour aller plus loin

- pas d'extrait du disque à vous faire écouter, si ce n'est ci-dessous...

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

---> En complément, un extrait de la première collaboration entre Lionel Marchetti et l'Ensemble Decibel, sur le même label Room40 :

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