Publié le 25 Juin 2011
Encore une belle rencontre : Carsten Nicolaï, alias Alva Noto, expérimentateur électronique, et Christian Emmerich, alias Blixa Bargeld, un des fondateurs de Einstürzende Neubauten, ex-guitariste de Nick Cave and the Bad Seeds, comédien qui participa à des créations théâtrales de Heiner Müller. L'alliance du froid et du chaud, de l'abstrait et du concret - si l'on s'en tient aux clichés, le brouillage des lignes, l'invention de nouvelles entités. La pochette, un auto-portrait de Veruschka, l'artiste transformiste Vera Lehndorfff photographiée par Andreas Hubertus, en danseuse-araignée, nous avertit d'emblée : nous sommes entrés dans l'ère des mutations. Ne nous accrochons plus à des formes fixes, dépassées. Les artistes disent le monde de demain, fascinant, étrange.
Cela ne commence-t-il pas avec le cri inhumain qui ouvre "Fall", dix minutes de perte des repères ? L'humain fusionne avec la machine à l'ère de l'échantillonnage. Non pas qu'il disparaisse, d'ailleurs, il en ressort plus plein dans sa singularité. "Fall" juxtapose textures électroniques affolées, crissantes, et une voix humaine hyper-théâtralisée, énigmatique, dans un jeu de miroirs sidérant. Qui est la machine ? Le piano qui se glisse soudain paraît plus chaleureux que l'acteur dont la diction dépayse la langue. Quelle différence entre "das alte Spiel" et "das neue" ? Chacun se copie, se duplique, change à vue. L'électronique chante, balbutie, se tait pour écouter les déploiements de la voix humaine. Car "Fall' est un hymne aux mystères de la voix humaine, charnue, nasale, envoûtante, de Blixa Bargeld, en allemand, en anglais. Voix démultipliée parfois, sublimée par les claviers, voix au bord du silence, fondue en murmures, en répétitions obsédantes. Décidément, Alva Noto est d'abord un immense écouteur, qui sait se mettre au service de l'autre, et je pense bien sûr à ses magnifiques albums avec le pianiste Ryuichi Sakamoto.
"Once Again" commence par un tir de mitrailleuse synthétique inquiétant, prolongé par la voix de Blixa en boucles échantillonnées, altérées : sorte d'électronique industrielle parcourue de frémissements rythmiques implacables, de jeu de massacre, mais "patienza, patienza", l'humain ne disparaît pas ainsi, il ressurgit entre les plaques de la mécanique pour la subvertir, l'envahir insidieusement. "One" le confirme d'ailleurs, chanson inattendue, charmeuse -réécriture d'une chanson de Harry Nilsson, sous-tendue par un bip lumineux et drapée de claviers moelleux : "One is the loneliest number / much much worse than two", l'entendra-t-on, ce refrain ? L'hybridation n'est réussie que si deux ne se réduisent pas à un, mais continuent à exister dans la nouvelle entité, fût-elle perçue au début comme monstrueuse. Preuve en est donné par le troublant "Ret Marut Handshake", hommage à l'acteur pacifiste et anarchiste qui signa ses romans (dont Le Trésor de la Sierra Madre adapté au cinéma par John Houston) du nom de B. Traven et qui passa sa vie à brouiller les pistes en se créant de multiples identités. Le morceau est hanté par l'appel récurrent "Ret Marut", repris en sourdine, prolongé par un texte en allemand et en anglais, d'abord murmuré, puis scandé de manière glaciale tandis que l'électronique cerne les mots d'une atmosphère épaisse, incantatoire, celle d'une jungle où mots et sons tordus donnent leur force subversive.
L'humain peut disparaître un temps : c'est le début du somptueux "bernsteinzimmer (long version)", amples ondulations et percussions raréfiées, énigmatiques, scories mélancoliques dont surgit la voix enfouie de Blixa, d'abord méconnaissable bouillie de larve, puis profération majestueuse, orgueilleuse soutenue par un violoncelle et des cordes. " I wish I was a mole in the ground - extended", autre reprise, cette fois d'un air folklorique, est une ritournelle dépouillée trouée de picorations électroniques, comme si la voix était enfermée, mouche agaçante (plutôt que taupe...) qu'une invasion électronique libère en la difractant dans plusieurs directions. La thématique de l'insecte est au cœur de "mimikry" : texte lancinant, percussions métalliques, sèches et brutales, grondements et froissements suggèrent comme une métamorphose, le processus même du mimétisme, c'est-à-dire une disparition au terme d'un étrangement radical à soi-même. Avec "Berghain", il s'agit d'aller "weiter" : la déconstruction est plus poussée, les mots écartelés, repris en litanies serrées. Une véritable folie sonore succède au début très minimal : les stridences explosent dans un rythme accéléré jusqu'au final halluciné envahi par des textures chiffonnées.
L'album n'a pas fini de nous surprendre : "wust" déploie une forêt de sifflets cristallins, de fûts rayonnants entre lesquels se glissent une sorte de clavecin évanescent et de micro surgissements prudents, moment magique qui sert d'écrin à la voix ressurgie. Pièce authentiquement surréaliste dans ses poussées, ses contrastes, où se parle un inconscient refoulé : quelle liberté souveraine, déferlante, en brefs crescendos suivis d'instants graves, frémissants où chaque mot semble celui d'un carmen intemporel, au-delà des vieilles dichotomies entre humain et inhumain, mécanique et organique. Ma pièce préférée... mais la dernière, avec les miaulements de Veruschka, la câlinerie de la voix de Blixa, apporte une touche d'humour... que l'électronique d'Alva tourne délicieusement en dérision.
Paru en 2010 chez Raster-Noton / 10 titres / 53 minutes
( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 31 mars 2021)