Publié le 29 Mars 2022

Jane Rigler / Curtis Bahn / Thomas Ciufo - ElectroResonance

   Enregistré en direct en avril 2019 dans un auditorium du Mount Holyoke College (une université pour femmes située à South Hadley dans le Massachussets), et mis au point par l'excellent Erdem Helvacioğlu, ElectroResonance s'inscrit dans la perspective de l'écoute profonde développée par Pauline Oliveros. Le concert réunissait trois musiciens qui ont déjà collaboré ensemble à de nombreuses reprises, mais c'est la première fois qu'ils forment un véritable trio. Jane Rigler est une flûtiste innovante mêlant approche traditionnelle et nouveaux langages, une compositrice et improvisatrice, conseillère certifiée en Deep Listening. Curtis Bahn est un compositeur improvisateur, qui s'intéresse non seulement au son, à la technologie, mais aussi au corps, aux gestes. Enfin Thomas Ciufo est un artiste sonore, improvisateur, au croisement notamment de l'électronique et de l'électroacoustique.

   Cinq titres : cinq immersions sonores dans un monde de résonances. "Hearing the bell" se développe sur des sons longs, tenus, de flûte et de percussions translucides qui font penser à des bols chantants. On ne sait plus où finit l'acoustique, tant l'ordinateur prend le relais finement, rentre dans le spectre sonore pour en faire rayonner les fibres. Impression d'immatérialité vibrante au seuil du visible, comme si les sons faisaient advenir une matière... spirituelle ! Prenez votre inspiration, c'est "Calm" : la flûte de Jane se fait japonaise, tout en frottements, en souffles doux, relayée par un déchaînement inattendu d'autres souffles, des battements rapprochés, des bruits d'eaux, des vagues énormes et des oiseaux, tout un monde de chuintements, d'interstices. Tout un monde en effet est advenu, esprits glapissants, mouvements soudains, tout un monde lointain est là, incanté par une voix solennelle et mystérieuse. Le calme est grouillant de vie, d'une vie qui tantôt est prête d'exploser, tantôt se vaporise en flux, en eaux de vie ruisselant dans les ténèbres du son. Il suffit d'être là, de tendre l'oreille : et l'on entend ce qui n'a pas de limite, "Boundless", saturé de bruits de terrains, de voix du quotidien, qui s'effacent pour laisser entendre ce qui surgit, une force sourde, un courant de drone, agitation de clochettes délirantes, le bain primordial dans ce qui vient du plus profond, qui envahit l'espace sonore, le fait chanter, le soulève. Beauté irradiante, un chant secret ne cesse de déborder en poussées torsadées, en tintamarre percussif : la pièce tient de la cérémonie chamanique, les démons s'amusent à faire peur, démontent l'univers avec jubilation, mais le chant persiste à l'arrière-plan, s'infiltre entre les coups, s'échappe vers l'indicible. Très grand moment ! Les titres sont de fait enchaînés, l'improvisation laissant libre cours à sa verve. "Listening" semble un hymne hurleur, une gerbe de sons écrasés en cris, avec en son sein des voix enfouies, tout un chœur de lamentations, des ululements, et une remontée débridée des refoulés, des angoisses, résorbée dans le mouvement de "Compassion", titre du dernier mouvement de cette improvisation extraordinaire. La musique a atteint une intensité presque palpable. Les sons se répondent, se fondent dans une fête altière au-delà des particularismes occidentaux ou orientaux. Ils sont lumières virevoltantes, trépidations, grondements, kaléidoscope géant halluciné. C'est l'âme du monde qui déroule ses anneaux, le dragon primordial donne forme à l'informe, dompte la masse en fusion dans une atmosphère apaisée, radieuse, sacrée...

   Un disque absolument splendide à écouter d'une seule traite !

Pas d'illustration sonore en dehors de celle proposée ci-dessous par bandcamp (où vous trouverez aussi une assez courte vidéo du trio en concert !

Paru en novembre 2021 chez Neuma Records / 5 plages / 49 minutes environ

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Publié le 28 Mars 2022

Sealand - Classical Mechanics

   Un quatre titres composé à l'aide du système Moffenseef, un synthétiseur modulaire crée par Ross Fish de Moffenseef Modular. Classical Mechanics, impulsé par Marcas Lancaster, compositeur, producteur et chanteur installé à Londres, est un projet de musique électronique basé sur du matériel analogique piloté par valve inspiré par IDM (Intelligent Dance Music), The Third Stream (Troisième Courant, terme pour décrire un courant qui synthétise musique classique européenne et jazz, avec une composante improvisée) et la musique expérimentale. Le titre Sealand renvoie à la principauté du même nom, micronation non reconnue installée sur l'ancien fort militaire  Fort Roughs fondée en 1967 et  située dans les eaux territoriales britanniques. Je vous recommande la lecture hautement romanesque de l'histoire de cette nation ! Les quatre compositions se veulent une méditation sur la nature de l'autonomie, de l'isolement et de la souveraineté.

    "Porphyry" développe des fragments mélodiques colorés sur une ondulation pulsée de courants chatoyants. Musique chaleureuse, heureuse, parsemée de glitchs légers, de soupirs vocaux presque subliminaux. Bienvenue sur la plate-forme (dont la couverture donne la silhouette surélevée) ! "Jase", avec son mur d'orgue (synthétique, bien sûr) et de drones, est comme un rocher, isolé en pleine mer, avec le clapotement des vagues à ses pieds. Des bribes vocales s'enchâssent et gargouillent dans ce mur majestueux peu à peu envahi par une jungle bruitiste. Le troisième titre, "Ephemeris Second", fait penser à du Autechre,  sons concassés, bondissants, aux arêtes brouillées, puis c'est la marée en vagues longues qui dilue tout. "Toise" est le plus habité des quatre titres, infiltré par des voix mystérieuses - celles des habitants de la plate-forme ? -, truffé de glitchs. C'est une rêverie tapissée de drones, trouée en son milieu d'une dérive alanguie, minimale, qui suit son cours de plus en plus étrange. Entre musique électronique, expérimentale et un brin de jazz.

    Quatre titres pour vous réconcilier avec les synthétiseurs, en particulier les modulaires, dont les sonorités rondes sont l'un des grands atouts.

   "Porphyry" développe des fragments mélodiques colorés sur une ondulation pulsée de courants chatoyants. Musique puissante et chaleureuse, heureuse, parsemée de glitchs légers, de soupirs vocaux presque subliminaux. Bienvenue sur la plate-forme (dont la couverture donne la silhouette surélevée) ! "Jase", avec son mur d'orgue (synthétique, bien sûr) et de drones, est comme un rocher, isolé en pleine mer, avec le clapotement des vagues à ses pieds. Des bribes vocales s'enchâssent et gargouillent dans ce mur majestueux peu à peu envahi par une jungle bruitiste. Le troisième titre, "Ephemeris Second", fait penser à du Autechre,  sons concassés, bondissants, aux arêtes brouillées, puis c'est la marée en vagues longues qui dilue tout. "Toise" est le plus habité des quatre titres, infiltré par des voix mystérieuses - celles des habitants de la plate-forme ? -, truffé de glitchs. C'est une rêverie, trouée en son milieu d'une dérive alanguie, minimale, qui suit son cours de plus en plus étrange.

    Quatre titres pour vous réconcilier avec les synthétiseurs, en particulier les modulaires, dont les sonorités rondes sont l'un des grands atouts.

Paru en mars 2022 chez Nonclassical / 4 plages / 20 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

La principauté de Sealand : 550 m2 environ... (photographie : Wikipédia)

La principauté de Sealand : 550 m2 environ... (photographie : Wikipédia)

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Publié le 25 Mars 2022

Vlady Miss - Vulnérable

Chansons explosées

   Après ViE sorti en janvier 2021, Charles-Éric Charrier, alias Vlady Miss, revient avec Vulnérable, treize chansons très libres, tendres et sensibles, sur des musiques diversement embrasées, pop acide, accents folk ou industriels, voire minimalistes. Toutes ont un grain de folie, dérivent pour nous surprendre. Voix, chœurs, boîtes à rythmes, un peu d'électronique, et du bandonéon ! L'essentiel, ce sont les mots dits, à peine chantés,  mots sans fard, avec des répétitions parfois, qui dessinent de titre en titre comme un examen de conscience au bord du mauvais goût, sauvé par une ingénuité nonchalante. C'est ce que j'aime chez Vlady Miss : l'absence de prétention, une manière d'être là, plein cadre, au ras de la peau, au ras de l'âme, pour dire les petits riens dont nous sommes la somme. Les yeux fermés, la barbe mal rasée, l'épaule un peu dénudée, c'est une voix intime au bord du murmure, qui déborde. L'album est dédié à tous les enfants.

   Ce sont chansons d'amour, presque à la Léonard Cohen sur le premier titre "Fuck You Vlady Miss", voix grave qui en veut à Vlady Miss en même temps qu'elle l'aime, quel envoûtement au fond du souffle et des grondements de la musique déchaînée.  Le tour de force du très bref second titre (une demi-minute), c'est de nous asséner un état des lieux réaliste et facétieux de notre monde pitoyable : «

Sur le quai
Industriel
Plus personne
Ne réagit
La fatigue
Est si réelle
Que même
Les rats
Sont étourdis
Dans mon nez
Mes doigts
Sentent
Le fer

Juste
L'odeur des globules rouges
Il n'y a rien à y faire...
Nous assène
La radio

Titanic
C'est pas trop tard
Titanic
Un paquet de miroirs
L'humanité parmi les hommes »

   "Pétrolifère" est un titre plus industriel, bruitiste, sur l'absence de communication, avec peut-être une allusion au film Déjà mort : « Promène-toi donc
Dans mes entrailles
Ne vis aucune
Hésitation
La ballade se fait
Comme un charme
Armé de rien

À peine là, déjà mort. » (refrain)

   Dans ce monde abruti, déjà mort, il ne reste que des signes infimes de notre survie, le goût des corps, la recherche de la volupté. "La ballade asiatique" à la musique affolée chante le galbe des seins, les baisers chauds. Suit l'étrange prière litanique sur une musique aux accents rock, syncopée, détruite, "Mon Dieu", dans laquelle le "je" se cesse de se déprécier aux yeux de Dieu : chanson si touchante, et si belle ! La laideur revient dans "Mine de rien", très rock. Cette fois, c'est le "tu" qui se trouve « moche » : « Tu m'as dis
Ce matin
Comme tu te trouvais
Moche
Et tes larmes
Coulaient
Sur ta joue
Mine de rien !
Une fois vu
C'est un bon début.
Mine de rien !
Et une fois vu
C'est un bon début.

Moi qui croyais
Mon cœur déjà
Tronçonné
Là, il est tombé
À terre
Et à sa place
Un trou béant de larmes
De bras qui tombent »

   Des paroles au couteau, l'humour d'un désespoir absolu ? Le tremblement de "Si tu crois" refuse de s'en tenir au seul amour comme sortie, car il y a le « soleil débroussaillé » à regarder, ce soleil qui fait déraper la chanson dans une autre dimension, surréelle. Puis quelques mots dépouillés pour chanter le départ « d'un p'tit gars », quelques mots encore pour évoquer une décision amoureuse dans "1.1" au bandonéon fou, avec toujours cet art de finir chaque chanson par un décrochage en principe étranger au genre de la chanson, et c'est tant mieux.

   J'aime beaucoup la profession de foi (libertaire) de "Chef Chef" (titre10), que Vlady Miss met en pratique dans ses chansons non conformes, ici avec le mur électronique de la seconde partie et les voix rieuses des enfants : « Vis ta vie
Sans l'avis
Du chef chef
Sans la voir
L’amour … Tu
L'avoir tu
Sans la voir
Clairement....
Et c'est pas grave
Si avec les boyaux
De ta tête
Tu n'entraves plus
Que dalle  »

   Pas question d'être triste, même si le lance-pierre (titre 11 "Un petit lance-pierre") « pour tirer / dans la tronche des gars » n'a guère comme cible... que lui-même, ô dérision.

   J'en arrive au bouquet final. Le très beau "Chef Chef Chef", variation sombre sur le titre 10, aux accents sourds de révolte avec une musique répétitive somptueusement hallucinée : « L'argot du Cœur
Dans la pénombre
Du temps des cerises
N'a plus le "temps"
De tergiverser
Il ajuste ces lunettes
Infra rouge
Et commence son voyage....

Infra rouge dans les replis
De la peau jusqu’ aux nerfs
Au karcher l'eau
Au karcher l'eau de mon corps
Jusqu'à tout débusquer »

  Et puis le bouleversant "Danse" autour de l'hypothèse d'une rencontre, c'est pour cela qu'il « a mis sa plus belle / chemise / pour aller danser » : dans la boucle des « peut-être », la danse hypnotique de la vie...

  Un album comme une rencontre avec l'essentiel, une descente dans les replis / de la peau jusqu'aux nerfs.

 

Paru en février 2022 / autoproduit  / 13 plages / 35 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp (avec toutes les paroles) :

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Publié le 23 Mars 2022

Slagr - Linde

Sixième album du trio norvégien Slagr, Linde est un album simple, qui repose d'un monde surchargé d'informations, de technologies, de bruits. Pas de logiciel ni d'électronique ici. Trois musiciens amoureux de leur(s) instrument(s) : Anne Hytta au violon Hardanger (variante norvégienne du violon, présentant en plus des quatre cordes habituelles, quatre ou cinq cordes sous-jacentes pour la résonance) ; Katrine Schiøtt au violoncelle ; Amund Sjølie Sveen au vibraphone et aux verres accordés. Huit titres paisibles, harmonieux, sensibles, à l'image de la signification du nom du trio, "slagr" signifiant "air" ou "mélodie". Les compositions prennent leur temps, égrènent des ritournelles intemporelles, certaines venues du folklore, donnant à l'auditeur des moments sereins de contemplation.

    Le premier titre, "Glimmerskyer" signifierait "nuages de mica". Sur une trame répétitive de vibraphone et de verres accordés, le trio propose une musique folk contemporaine de très belle allure. Musique doucement envoûtante, colorée par un violoncelle langoureux et un violon... micassé ! Un air qu'on n'oublie pas, qui s'insinue jusqu'à l'âme. Suit "Tåke" ("Brouillard") : violon brumeux, violoncelle jouant avec retenue un air traditionnel, puis les verres accordés et leurs à-plats résonnants réveillent le violon qui s'envole brièvement avant une coda alanguie. "Søvniøs" ("Endormi") revient à une trame obsédante au vibraphone, rythmée par des frappements d'archets. Le violoncelle dans les graves explore les alentours du sommeil, il apaise toutes les craintes. Le temps peut passer, il n'est plus que douceur, joie mélodique pure. Le titre quatre, "Etterglød" ("Rémanence"), ressemble à une berceuse cristalline sur fond de cordes tremblées. Presque mièvre ? Presque, oui, au bord de l'inconscience, avec deux dernières minutes si délicates qu'ils sont pardonnés ! "Kime" joue avec de frêles résonances au bord du silence : titre magique, en apesanteur. Et "Legende" qui le suit tisse une toile élégante, aux ajours vibrants. L'harmonie, ce mot a un sens chez eux, chez ces artisans du beau son. C'est une veillée au coin du feu, l'heure de s'abandonner à une heureuse mélancolie. Des farfadets réveillent des sons sur "Linde" : verres frottés frétillants, cordes rêveuses... Une courte berceuse pour finir, c'est le sens du huitième titre, "Voggesang" : un brin élégiaque, mais discrète bien sûr, pour endormir petits et grands.

   De la musique pour adoucir les mœurs en ces temps barbares, comme cela fait du bien ! Sans grande théorie, pour le plaisir de (ré)sonner ensemble.

Paru en mars 2022 chez Hubro Music / 8 plages / 40 minutes environ

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Publié le 22 Mars 2022

Ale Hop - Why Is It They Say A CIty Like Any City ?

   L'artiste expérimentale d'origine péruvienne Ale Hop (pseudonyme de Alejandra Cárdena) travaille à Berlin. Elle a commencé sa carrière dans les années 2000 à Lima, sur la scène underground, où elle a participé à des groupes aussi bien pop, punk, que de musique électronique. C'est pendant un périple en Amérique latine, dans un contexte de confinement et d'immobilité, qu'elle a lancé des messages postés dans différentes villes à treize musiciens d'un peu partout, qui ont relevé le défi en lui répondant par des collaborations sonores. Elle a reçu ainsi des enregistrements de terrains, des drones de violoncelles, des percussions de bouche, des boucles électroniques, des rythmes et des voix arythmiques. Elle a assemblé, superposé, tordu, transformé ces matériaux, d'où résultent les six vignettes de l'album Why Is It They Say A City Like Any City, en s'interrogeant, nous dit-elle, sur le lieu, la circularité, l'enracinement et l'expérience. Elle a voulu, derrière cette expérimentation, utiliser la géographie comme outil de mémoire et d'imagination pour faire émerger de nouveaux paysages sonores.

Ale Hop par R.S.Z.

Ale Hop par R.S.Z.

   C'est cette dimension de paysages sonores qui m'a séduit très vite. Des paysages moins abstraits qu'on pourrait le penser, vivant chacun de leur propre vie, d'une géographie intériorisée. La première vignette, "The Mountains That Eats Men" (collaborateurs sonores : Raul Jardin et la marocaine Sukitoa o Namau), mélange synthétiseur déraillant ou haché et voix synthétisée délivrant un message ou complètement désossée de manière répétitive. Je pensais curieusement à certains morceaux du groupe Gong, pour un onirisme très fin, les spirales écrasées de boucles translucides, un vague côté pop psychédélique discrètement rythmée. Une très belle entrée dans l'album ! "Mayu Islapi" (collaborateurs : Ana Quiroga, Fil Uno et Ignacio Briceño) unit drones de violoncelle, synthétiseurs et électronique dans un chant envoûtant d'après la composition andine éponyme, mélodieux, autour de boucles alanguies, profondes, rythmées en profondeur. Lorsque la voix de Fil Uno se met à chanter à l'arrière-plan, on est à la confluence des musiques traditionnelles et expérimentales, d'autres voix tissées autour de la première constituant une polyphonie raffinée évoluant entre le synthétiseur aigu d'Ana Quiroga et les drones de synthétiseur de Ignacio Briceño.  La mexicaine Daniela Huerta (sons de terrain, échantillons, synthétiseurs) et Manongo Mujica (udu - percussion idiophone du Nigéria en forme de jarre - et voix percussives) ont collaboré au troisième titre, "Latitud 0", qui nous entraîne dans une contrée maritime équatoriale : bruit des vagues, instruments traditionnels, chants tribaux. Dépaysement garanti avec des voix déformées, des chuintements réverbérés, une atmosphère magique peuplée de miaulements, d'esprits, de cascades lumineuses !

Lettre envoyée pour le titre "Mayu Islapi"

Lettre envoyée pour le titre "Mayu Islapi"

   "They Thought of Themselves" (collaborateurs : l'australienne Felicity Mangan, sons de terrain et synthétiseur et KMRU, alias de Joseph Kamaru de Nairobi - présent sur l'album Touch paru en 2021 -, sons de terrain et synthétiseur) nous plonge dans une ambiante aérée : oiseaux, murmures de drones, électronique vaporeuse évoquent une intériorité paisible, chaude, voluptueuse, parcourue de courants sourds. "Chiapas Y Phinaya" (collaborateurs : Conceptión Huerta, enregistrements de terrain et bandes magnétiques et Tomas Tello, sons de terain et charango, sorte de guitare des populations andines) est construit sur de brèves séquences montées de manière hachée, donnant l'impression d'une fête foraine qui aurait déraillé, rythmée par de fines percussions étincelantes, puis déchirée d'éclats zébrés, travaillée par des nappes électroniques sourdes. Tout à fait incantatoire, ce Mexique et ce Pérou (Phinaya est une ville du Pérou) de la mémoire ! L'album se termine avec "Once Upon A Time" (collaborateurs : Elsa M'Balla, voix, synthétiseur et échantillons, et l'artiste multimédia chilienne Nicole L'Huillier aux échantillons percussifs), titre bouillonnant, aux percussions bondissantes sur la voix grave et rocailleuse d'Elsa, parfois démultipliée, réduite à des fragments très courts, au synthétiseur diaphane : comme un conte mystérieux, immémorial, enchâssé dans un faisceau de splendeurs irisées, qui s'efface pour laisser la place à une traînée méditative.

   Merveilleuses vignettes intemporelles : six microcosmes finement ciselés pour exprimer l'infinie variété du monde !

Lettre envoyée pour le titre "Once Upon A Time"

Lettre envoyée pour le titre "Once Upon A Time"

Paru en février 2022 chez Karlrecords / 6 plages / 39 minutes environ

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Publié le 17 Mars 2022

Hommage à Harold Budd (1)

   Discographie (très) sélective (1)

   Harold Budd (1936 - 2020)... N'attendez pas une biographie, Wikipedia en propose une, et l'excellent site Neosphères évoque très complètement l'ensemble de la carrière d'Harold, y compris les débuts que je connais mal : je vous y renvoie. Ce sera donc une discographie choisie, subjective, féroce parfois, plutôt chronologique, mais pas toujours (voyez le début !).

   Harold fait partie de mon univers sonore depuis si longtemps que j'ai l'impression curieuse d'être un peu Harold Budd ! Non pas que tout me plaise chez lui : l'œuvre est inégale, guettée par une mièvrerie nouvel âge. Mais quand Harold est en forme, il est l'un des très grands maîtres de la musique ambiante, de la musique tout court. C'est le cas sur un cd qui rassemble deux disques , The Serpent (in Quicksilver) (1981) et Abandoned Cities (1984). Autant l'album de 1981 est assez médiocre, en dépit de la contribution sur le premier titre de Chas Smith, qui fut son élève à la Cal Arts (California Institute of Arts), et à l'exception du quatrième titre au piano, "Children on The Hill", annonciateur du grand Harold, autant Abandoned cities reste un des grands monuments de la musique ambiante. Je ne peux, au sujet de ce dernier disque, réécouté récemment, que plaider pour une écoute sur une très bonne chaîne hifi, dans une salle suffisamment grande. Même un très bon casque ne rend pas le potentiel renversant de cette musique d'une noirceur abyssale.

De The Serpent (in Quicksilver) : "Children on the hill" (4)

De Abandoned Cities : TOUT ! Les deux longs titres "Dark Star" et "Abandoned Cities"

   Le premier album, en dehors d'un opus de 1971 que je ne connais pas, porte le très beau titre de The Pavilion of Dreams (1978). Déjà produit par Brian Eno sur son label Obscure Records. Même s'il compte parmi les musiciens, excusez du peu, Michael Nyman (au marimba) et Gavin Bryars (au glockenspiel) sur le premier titre, il me paraît aujourd'hui bien douceâtre et soporifique. Seul "Juno", la dernière des quatre pièces, atteint une fluidité vaporeuse malgré tout d'une belle consistance. Piano, vibraphone, marimba, percussion, glockenspiel, harpe, tissent des ondulations délicatement charmeuses.

Ne garder que "Juno"...

   En 1980, c'est le premier album avec Brian Eno, Ambient 2 / The Plateaux of Mirrors. Encore un titre magnifique, et cette fois un album marquant. Le piano (acoustique et électrique) brumeux d'Harold y fait merveille, Brian jouant des autres instruments et réalisant les traitements. Les compositions les plus réussies sont de grandes boucles mystérieuses, parfois discrètement exotiques. Le titre éponyme, au superbe début, n'échappe pas à un certain enlisement, hélas, à l'image d'autres titres très ronronnants.

Meilleurs titres : "First Light" (1) / surtout le chef d'œuvre : "Not Yet Remembered" (6) / "The Chill Air" (7) / "Wind in Lonely Fences" (9) / on peut garder aussi "Failing Light" qui répond au premier titre.

  En 1984, deuxième album avec Brian Eno, produit par Brian et Daniel Lanois, The Pearl. La recette ambiante est au point : l'album est toutefois assez inégal, n'évite pas les langueurs fades. Je m'y ennuie beaucoup. Trop d'évanescence me déprime. Les cinq premiers titres tombent dans les oubliettes. J'ouvre un œil pour "Dark Eyed Sister", bande sonore pour un roman gothique, avec une belle énergie butée, enfin un brin d'énergie dans cet océan d'inconsistance. Ah! Une autre réussite, le titre suivant : "Their Memories", bien décapé, concentré sur le piano et de bruissantes toiles de fond. "The Pearl" est aussi très bon, sobre, vraiment intriguant. Et l'énergie illumine le très beau "Foreshadowed" ! Trop de gri-gri façon forêt tropicale sur le titre suivant, "Echo of Night", très poussif. Et le dernier, "Still return", m'endort et m'agace avec ses touches hawaïennes, ça c'est le pire chez Harold !

Quatre titres surnagent : "Dark Eyed Sister" (6) / "Their Memories" (7) / "The Pearl" (8) / Foreshadowed" (9)

 

En 1986, Harold Budd collabore avec des membres des Cocteau Twins pour l'album The Moon and the melodies. On peut garder le très buddien "Memory Gongs", piano miroitant et toile de fond ambiante. Hélas, dès que des membres des Cocteau Twins interviennent (titres 1, 4 et 7), on sombre dans une pop plutôt affligeante, avec des vocaux à faire fuir. Ailleurs, Budd ronronne, je m'ennuie sur "Why Do You Love Me" (titre 3) et sur le long et poussif "The Ghost Has No Home" (titre 6). Donc...

Ne gardez que : "Memory Gongs" (titre 2)

  

Toujours en 1986, Harold enregistre seul Lovely Thunder, qui commence fort avec le très beau "The Gunfighter", débarrassé des mièvreries et joliesses auxquelles il se laisse parfois aller. Un peu dans le sillage de Abandonned Cities, atmosphère mystérieuse, drones profonds... J'avoue que les synthétiseurs brumeux du second titre, "Sandtreader", ne m'enthousiasment pas : enlisement dans des sables ambiants trop convenus, Harold se plagiant lui-même, un peu comme Philip Glass. Vous me direz que tout ceci était prévisible, après un tel titre. Puis c'est le côté californien d'Harold, encore plus sensible dans le langoureux "Ice Floes in Eden", de la musique à déguster en flottant sur un canapé gonflable dans une piscine de Beverly Hills. "Olancha Farewell" me glisse des oreilles. "Flowered Knive Shadows" me réveille, nuages grondants, piano altier sur une mer mouvante de synthétiseurs : excellent ! Quant à "Valse pour la Fin du Temps", une mélodie magnifique, et ça vole, et ça bouge, un minimalisme ambiant envoûtant ! Le disque se termine avec les presque vingt-et-une minutes de "Gypsy Violin", somptueux, complètement ailleurs. C'est pour des pièces comme celle-là qu'on aime Harold, et qu'on lui pardonne beaucoup, beaucoup... Un album important !

Il nous reste... la majeure partie du disque :

1) "Gypsy Violin" (titre 7) , "Valse pour la Fin du Temps " (titre 6) et "Flowered Knive shadows" (titre 5) et encore "The Gunfighter" (titre 1)

2) par mollesse, vraiment : "Ice Floes in Eden" (titre 3)

(à suivre)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 11 Mars 2022

Nadja / Aidan Baker - Nalepa

   Ne faites pas l'étonné(e) : Nadja est bien sur INACTUELLES, et ce n'est pas la première fois. En 2016, j'avais chroniqué The Perfect World, rencontre entre le duo composé d'Aidan Baker et de son épouse Leah Buckareff avec le groupe japonais Vampillia. Pour ce nouvel opus (un LP), le duo est renforcé par Angela Muñoz Martínez à la batterie. Les trois musiciens ont travaillé ensemble au studio Funkhaus de Berlin, l'ancien studio de diffusion de la RDA, avec ses salles immenses, propices à la réception de cette musique épique, énorme session  enregistrée en direct de plus de cinquante minutes découpées en six plages.

   Cette musique ne fait pas dans la dentelle. C'est de la lave en fusion, entre post-rock éperdu, drone et expérimentale. Le silence, elle lui a coupé le cou, pour le convertir en convoi colossal écrasant tout sur son passage. La batteuse Angela frappe et frappe. La guitare d'Aidan et la basse de Leah déchirent le ciel, incendié. Les trois premières "Funkspiel" ont fait place nette. Les trois suivantes rentrent en ébullition grondante, les drones jouent leur propre partition. L'espace est occupé par des tourbillons que la batterie lacère à coups brefs. Le volcan menace d'exploser, il est bourré de nappes de soufre, l'air est épais et lourd. Est-ce l'entrée de la mer dans l'antre de Vulcain qui va provoquer la déflagration ? L'énigmatique et belle image de la pochette, une Mona Lisa à un œil, masquée et voilée, à la main noire, semble désigner une caverne mystérieuse, à laquelle on accède en suivant le rayon de lumière. Dans l'antre, c'est certain, règnent les démons, ou du moins des forces brutes déchaînées, ce qui n'exclut toutefois pas une lumière rasante, des gémissements presque humains : là sont les antiques Titans, les énergies primordiales, les révoltes irrémédiables. "Funkspiel VI" est la fanfare farouche de ces insoumis de toujours, debout au milieu du volcan-univers, source vive ivre.

    Une session exaltante...

Nadja / Aidan Baker - Nalepa

... que vous pourrez prolonger par l'écoute du Cd enregistré par Aidan Baker tout seul, à la guitare, la basse et la batterie, enregistré un peu plus tard dans le même studio berlinois. Quatre titres, quarante-trois minutes d'une musique plus ambiante, mais non moins foisonnante à base de boucles de guitare et de basse rythmés par une batterie tour à tour sourde, hypnotique. Certains préféreront sans doute ce disque. La musique y est plus subtile parce qu'elle a renoncé à la démonstration de force, aux éclats de l'épopée. On y découvre un Aidan Baker qui mijote ses atmosphères en jouant de ses alambics tel un alchimiste illuminé. Indéniablement du très beau travail, l'intérêt ne faiblit pas tout au long de ces quatre "Radioplay" qui virent peu à peu au délire psychédélique le plus séduisant en fin du deuxième titre ! Quant au troisième, c'est une longue extase peuplée de formes frissonnantes menée par une guitare au calme impérial. De toute beauté ! La dernière partie de "Radioplay" ne déçoit pas non plus : immense crescendo de montées lumineuses sur un fond de drones, comme une apothéose tranquille, en fin de compte, avec une belle part laissée à la batterie plus spatiale qu'on pourrait le penser !

   Deux disques pour croire à la vie éternelle !

LP : Paru en février 2022 chez Midira Records / 6 plages / 52 minutes environ

CD : Paru en février 2022 chez Midira Records / 4 plages / 43 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album (LP et CD) en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 1 Mars 2022

Svarte Greiner - Devolving Trust

   Le Chant des âmes perdues

   Prenez un violoncelle. Mettez-le dans les caves-bunkers de la brasserie Schneider (ruinée par les bombardements) à Berlin. Laissez-vous aller à une méditation improvisée, avec un prolongement électroacoustique. Vous obtenez le premier long titre, "Devolving Trust", fabuleuse dérive sonore dans cet espace humide et creux, au noir passé et à la réverbération magnifique. Musicien norvégien installé à Berlin, qui dirige le label Miasmah recordings, Erik K Skodvin, sous le pseudonyme de Svarte Greiner, revient à la veine de ses deux longues formes des albums Black Tie et Moss Garden, une veine qu'il qualifie de "musique zen pour âmes troublées".

  "Devolving Trust", enregistré en direct. Le violoncelle dans les graves laisse résonner chaque note, déchire le silence énorme. On s'enfonce encore plus dans le sol. C'est une musique désolée, superbe, traversée de zébrures violentes, avec les sons qui ricochent, reviennent. Du drone naturel, impressionnant, dont s'élève au bout de cinq minutes un chant profond en longues lames vibrantes, parsemé de micro gémissements, de craquements, comme un cercueil qui s'ouvrirait pour laisser sortir les morts-vivants, dont les esprits font grincer le bois et dessinent de frêles entrechats. Musique hantée, sépulcrale, respirations et râles dans les caves d'un passé maudit. Tumultueuse résurrection ponctuée de coups d'archets abyssaux pour un monochrome d'une splendeur confondante. Les sons s'enroulent, s'échappent, rugissent, enveloppent l'auditeur dans un manteau de vivantes ténèbres. Les âmes troublées laissent échapper comme des jappements, des petits cris, on dirait des chauves-souris lacérant l'espace clos. Angoisse et déréliction, et pourtant une beauté bouleversante portée par un rythme ample, lent. Tout retournera au noir sur un tapis intermittent de notes percussives très basses, en dépit de plaintes ultimes, d'une révolte farouche.

Svarte Greiner - Devolving Trust

     "Devolve", la seconde pièce, est un peu comme l'écho de la première, dit le musicien, construite à partir de fragments de la performance précédente : « un écho minimal et inversé, creusant davantage dans l'inconnu ». Plus dépouillée, autour de rayures noires, amplifiées, résonnantes, la pièce n'est pas moins réussie que la précédente. La méditation s'intériorise, tout en courbes retournées vers le dedans, grondantes dans un tapis épais de drones opaques. Une grande paix se dégage de cette prière austère, qui ne sort des graves après six minutes environ que pour s'envoler dans des hauteurs voilées. La pièce s'anime alors, théâtre d'un étrange ballet pulsant à basses fréquences tandis que le ciel est parcouru de notes prolongées, d'éclairs immobiles, de battements d'ailes. Tout se met à tournoyer, dans un mouvement hypnotique saisissant qui ne laisse que les drones et un sillage éthéré, comme si des esprits prenaient possession de l'espace avant de disparaître.

   Un disque extraordinaire, d'une beauté épurée, hallucinée.

Paru en février 2022 chez Miasmah Recordings / 2 plages / 43 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

   Si vous aimez la musique d'Erik, je vous conseille aussi le disque The Night Hag, en collaboration avec le pianiste Kreng (alias de Pipijn Caudron), musicien belge qui a déjà collaboré avec Erik, mais aussi avec Kaboom Karavan. Une pièce unique de plus de trente minutes, tapisserie ambiante hypnotique, le piano harmonisé de Kreng enchâssé dans les "miasmachines" d'Erik K Skodvin. Paru en février 2021... à prendre en compte pour ma future liste des disques de cette année 21 !

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