Publié le 26 Mars 2011

Agoria - Impermanence

   J'aime bien Sébastien Devaud, alias Agoria. Je le suis depuis la sortie en 2006 de The Green Armchair. Entre temps il y a eu Go Fast, bande originale pour le film, chroniqué dans ces colonnes. Ce DJ, qui pourrait rester sur les plates-bandes étroites de la techno, figurez-vous qu'il rêve au fond d'être un musicien à part entière, si bien qu'il lui vient des titres très inattendus, dans lesquels on sent qu'il se fait plaisir en oubliant les codes, en traversant les genres. Il y avait ainsi eu notamment l'étonnant "Altre vocci", second titre sur Go fast. Il récidive dès l'ouverture cette fois avec "Kiss my soul", qui a l'air d'en exaspérer plus d'un, et qui me ravit. Boucles de piano dans l'esprit minimaliste pour commencer : son superbe, ouverture qui a de l'allure dans son épure. Puis la mélodie, toujours avec Sébastien au piano, une petite merveille interprétée par Kid A, jeune chanteuse originaire de Virginie qui signe également les paroles. Voix pointue, caressante, avec des inflexions à la Björk. Le violoncelle apporte une profondeur supplémentaire à ce qui aurait pu n'être qu'une bluette, s'est développé comme une superbe chanson, tout simplement.

   Ce début enthousiasmant est suivi par un morceau toutefois beaucoup moins convaincant. Le parlé murmuré de Seth Troxler sur "Souless Dreamer" est tout à fait inconsistant, posé de surcroît sur une techno molle. Le troisième titre, "Panta Rei", est heureusement plus abouti : belle montée en puissance sur une techno très ambiante, à la texture travaillée par des incisions, des irruptions lancinantes. Parfait pour les clubs, mais aussi pour une écoute détendue ! L'interlude "Simon", un peu plus d'une minute, n'est pas sans évoquer les musiques africaines, manière sans doute de nous échauffer, de nous préparer à "Speechless", encore du parlé murmuré, par Carl Craig, un nom connu, je veux bien, mais pour le deuxième enlisement de l'album. Il faudrait oublier les susurrements pseudo-érotiques du monsieur et les soupirs de chatte brûlante de la demoiselle qui semble lui répondre pour se concentrer sur la trame hypnotique de ce morceau, qui explose si bien tout seul. Personne n'est parfait. Toute la suite de l'album est, elle, très réusssie. "Grande Torino", techno de grande classe, illuminée par les nappes de claviers, les boucles de piano : océanique, carrément, lyrique aussi avec la très belle intervention du violoncelle en plein milieu, qui ménage une respiration magique avant une reprise toute frissonnante de cordes, qu'on souhaiterait infinie tant elle est d'évidence, belle. Nouvelle intervention de Kid A sur "Heart Beating", roulements percussifs, battements, cordes somptueuses pour un orage très doux autour des envolées de la voix chaude : le violoncelle gratte, incante pour mieux soutenir la pop inspirée de ce titre bien composé. Et puis c'est "Little Shaman", autre merveille de l'album : de la pure musique de transe, dense, à la beauté sombre, complètement sublimée par l'étonnante prestation de Scalde, qui va chercher des sons de gorge comme dans les musiques traditionnelles de Mongolie ou de Sibérie, le tout sur un fond de bourdon envoûtant. Le mariage entre la techno et le meilleur de ces anciennes techniques vocales est redoutable ! Transportés, on arrive sur les rivages apaisés de "Under the river" : là plane un cor - on pense à la trompette d'un Erik Truffaz, pour un jazz atmosphérique très limpide, détendu. J'ai découvert que "Libellules", le dernier titre, figurait déjà sur un maxi, mais il offre à cet album une fin majestueuse, neuf minutes d'une techno élégante, impeccable, qui déploie tranquillement ces rêts irisés. Regardez la très belle pochette : quelle différence avec les précédentes, rien moins que laides. Ce qu'Agoria a acquis, c'est le style. Encore quelques coups de gomme pour ôter les décorations douteuses, et ce monsieur nous décrochera les étoiles pour les mettre dans nos oreilles ébahies.

Paru en 2011 chez InFiné (dont Sébastien est l'un des patrons) / 10 titres / une heure environ.

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 mars 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Techno et alentours

Publié le 12 Mars 2011

Ryuichi Sakamoto & Alva Noto - L'accord parfait

   Comment écrire en ce moment sur la musique ? À l'heure de la catastrophe qui frappe le Japon, tout le reste peut sembler dérisoire. Paradoxalement, il me semble que c'est une raison supplémentaire pour rappeler notre besoin vital d'harmonie. Le nucléaire, par la complexité des technologies qu'il nécessite, par la société hyper-organisée et sécuritaire qu'il génère, par les déchets qu'il produit sans savoir quoi en faire, si ce n'est les enfouir pour ne plus les voir, ne plus y penser, est incompatible avec la sérénité, donc le bonheur. C'est justement d'un japonais dont je voulais parler depuis quelque temps, un pianiste que je connaissais et appréciais déjà en solo, et dont je viens de découvrir deux disques magnifiques, qui me donnent un immense bonheur. Il s'agit de Ryuichi Sakamoto, mais pas seul, en duo avec Carsten Nicolai, alias Alva Noto, compositeur de musique électronique découvert lorsque je cherchais autour de son homologue grec Spyweirdos. Deuxième album issu de leur collaboration après Vrioon sorti en 2003, Insen (2005) propose sept titres d'une musique minimale impeccablement ciselée. Ryuichi égrène des notes rares qu'il laisse résonner, tandis qu'Alva tisse un réseau de mailles électroniques ténues, à base de micro pulsations, de blocs répétitifs de notes bloquées à la texture plastique d'une émouvante fragilité. Chaque morceau sonne comme une méditation à la fois sereine et sensible, attentive à capter les frémissements imperceptibles d'une beauté discrète. Les deux musiciens donnent l'impression d'une connivence, d'une écoute réciproque en parfaite symbiose. Il en résulte une musique équilibrée, aérée, qui sollicite l'attention. Nous partageons un mystère, nous assistons à l'avènement d'une grâce évanescente. Quelque chose advient, de l'ordre du miracle, surgi des silences entre les notes, entre les répliques mesurées des deux célébrants de cette pénétrante cérémonie électro-acoustique. Frôlements, crachotements électroniques cernent les notes du piano pour l'envelopper d'un halo de lumière douce, si bien que chaque morceau se déploie comme une épiphanie bouleversante, illuminante, celle de la vie tapie dans les plis et les creux, débusquée avec une infinie délicatesse.

Ryuichi Sakamoto & Alva Noto - L'accord parfait

On pourrait reprocher à Revep, paru la même année, d'être bien court, trois titres pour à peine vingt minutes. Mais le miracle se poursuit. La première pièce, "silisx", plus labile, est tout aussi magnifique, animée de somptueux glissements de nappes de claviers qui nous mènent vers l'extraordinaire "mur", plus de huit minutes extatiques. Le piano rayonne littéralement, serti par la ponctuation lancinante, les bouffées de particules sonores électroniques qui sont autant de respirations transparentes.

  Deux disques qui nous rappellent ce que nous oublions si souvent - et que devrait nous rappeler ce qui se passe en ce moment au Japon : que la beauté de la vie est indissociable de sa fragilité, que l'harmonie et le bonheur ne surgissent que si l'on respecte la vie. Cela passe par l'attention, l'écoute, inlassables, dans la plus grande humilité.

Insen : Paru en 2005 chez Raster-Noton / 7 plages / 43 minutes environ

Revep : Paru en 2006 chez Raster-Noton / 3 plages / 20 minutes environ

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 mars 2021)

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Publié le 10 Mars 2011

Joëlle Léandre - La contrebasse, "visible corps étonnant d'innocence"

   Joëlle Léandre est l'âme de la contrebasse : dans sa simplicité, l'affirmation résume cette carrière exceptionnelle de l'une des musiciennes françaises les plus prestigieuses, qu'il est impossible d'enfermer dans un champ musical précis. De formation académique, elle a imposé la contrebasse comme instrument soliste, si bien que de nombreux compositeurs contemporains ont écrit des pièces spécialement pour elles. Mais elle a aussi participé à des formations de musique expérimentale, de jazz, collaboré avec tous les grands noms des musiques improvisées. Pas étonnant que dans son cursus, à côté de chaires et de résidences, on la retrouve au Mills College d'Oakland (Californie), où ont enseigné ou enseignent encore des musiciens comme Fred Frith ou Daan Vandevalle, John Cage, Terry Riley.

   Elle était en concert solo ce 9 mars 2011 à Reims, dans l'auditorium de Césaré, le Centre national de création musicale installé depuis décembre 2009 dans des locaux parfaitement adaptés à une écoute rapprochée.

   Le public est à quelques pas de Joëlle Léandre, qui a ouvert sa prestation par une improvisation, une manière de faire corps, tout de suite, avec le public, de l'emporter, le ravir par la force d'une musique imprévisible, qui impose l'écoute par son incroyable liberté. Le visage se crispe, la sueur coule, la main gauche vole sur le manche, monte  et descend, caresse, appuie, tandis que la droite pince les cordes ou manie l'archet sans ménagement particulier. Tout est franc, entier. La bouche s'ouvre sur des sons inarticulés, modulés en grognements, en cris rauques ou phrases chantées-glissées. Car la voix surgit assez régulièrement pour accompagner l'instrument, comme si la vibration des cordes métalliques et la résonance de la caisse en bois émouvaient la musicienne qui laisse alors venir une voix du fond du corps, du fond des âges, sauvage. Venue d'ailleurs, comme celle que le compositeur italien Giacinto Scelsi, avec lequel elle a beaucoup travaillé, lui demandait avec insistance, qu'il voulait pour sa pièce "Maknagan", et qu'elle espérait retrouver ce soir pour l'interpréter. Elle nous a dit sentir qu'elle la retrouverait. Qu'en a-t-il été ? Pour nous, cette voix primale était là, tout au long du concert, pas seulement pour cette pièce étrange, si dépaysante comme toute la musique de Giacinto.

   Deux pièces de John Cage, transcrites pour elles, sont également au programme.

Elle s'assoit derrrière sa contrebasse posée sur le flanc contre le sol, essaye de trouver la meilleure place pour la petite partition, se demande si elle a besoin de ses lunettes, ponctue le tout d'involontaires "voilà". Elle est prête. La contrebasse remplace le "piano fermé" initialement prévu par Cage : on ne joue pas avec les cordes. L'instrument est utilisé comme percussion, frappé à coups rapides, légers, irréguliers, pour rythmer le chant, plus proche du lyrisme traditionnel, mais segmenté en phrases ponctuées de silences significatifs. "The wonderful widow of eighteen springs", pièce de 1942 dont le texte est inspiré par un extrait de Finnegans Wake de James Joyce, n'a rien perdu de sa grâce vagabonde. "Flower" est peut-être plus émouvante encore dans son dépouillement diaphane.

  La musicienne a ponctué son parcours par une pièce personnelle, "Cut Studies", tout à fait dans l'esprit d'humour et de dérision de John Cage. Morceau d'une vivacité ravageuse, sur un texte en français, des consignes qu'une propriétaire laisse pour qu'on s'occupe de son appartement et de son chat. Seulement les mots changent de place, les vilains, si bien que les consignes deviennent délirantes : on vide la javel dans la soucoupe du chat, on essuie les poussières avec le chat, et tout à l'avenant.

   Tout au long du concert la musicienne nous a ainsi promené entre les extrêmes, une proximité prosaïque avec les cordes qui grincent, l'archet qui semble les tordre jusqu'à en tirer des craquements inquiétants, ou au contraire tout un dégradé de lointains entre caresses et frottements à peine, au gré de mouvements infimes et de saillies humoristiques, jouant et se jouant de nous avec une aisance confondante.

Pour aller plus loin

- le site de Joëlle Léandre

    La partie entre guillemets du titre vient du début d'un poème de Giacinto Scelsi - qui écrivait en français, extrait des Poèmes incombustibles (1988), repris dans Giacinto Scelsi / L'homme du son (Actes Sud, 2006).

Voici le poème (p.258) :

Visible                                              

corps étonnant                            

d'innocence.

Qui peut jeter

le sang brûlé

au vent sans violence.

Les dunes du temps

sont lasses d'attendre

l'amie musicienne

 

(Elle) qui jouait

hallucinée de lumière

parmi les ombres

de naissance.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 26 mars 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales