Publié le 25 Avril 2024

David Grubbs & Liam Keenan - Your music Encountered in a Dream

   Une rencontre entre un guitariste, chanteur, pianiste et compositeur américain, David Grubbs, alors en tournée en Australie, et un autre guitariste et compositeur, Liam Keenan, installé lui à Sidney (Australie), qui vient de sortir de son côté, sous le nom de Meteor Infant un album titré Desert Vernacular. Trois improvisations pour deux guitares électriques enregistrées en avril 2023, justement à Sidney. C'est tout. De la musique ramenée des pays du rêve, nous dit le titre.

   Deux guitares électriques. Elles explorent les différentes manières de jouer de la guitare, depuis le simple égrenage de notes isolées jusqu'aux longues traînées, jusqu'aux résonances amplifiées, prolongées. Elles chantent, s'écoutent, se répondent, nous entraînent dans des contrées immenses, des jachères comme celles du premier titre, "Fallowfield". Chacune des improvisations est comme une rêverie méditative. La trame du temps se desserre. La musique vient parfois comme à travers une buée. Des sources chaudes entre les rochers. Des volutes électrisées qui montent, s'enroulent, se changent en écharpes troubles, lourdes, saturées de drones. Des orages fracturés, zébrés de plaintes déchirées. Une musique suspendue dans une forêt de geysers, de nuages épais, comme la quintessence même de l'incandescence dans l'extraordinaire deuxième improvisation, "Gemini Cluster".

   Plus apaisée, la troisième improvisation, "Miracle Bowling Club", n'est pas la moins belle. On rentre à l'intérieur de l'aura des guitares, pour ainsi dire, dans la germination du son, sa décantation extrême aussi, d'où une musique qui se raréfie en route, aux arêtes à vif, aux bords d'une ébullition se résorbant en mini-escalades étouffées de résonances.

En somme, trois splendides études improvisées pour deux guitares électriques ! 

Paru fin février chez Room40 (Brisbane, Australie) / 3 plages / 40 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques improvisées, #Drones & Expérimentales

Publié le 22 Avril 2024

FUJI||||||||||TA - MMM
Orgue, voix et électronique : chants inouïs...

   Actif depuis 2006, le musicien japonais Yosuke Fujita publie chez Hallow Ground son deuxième album après une série de disques et une tournée mondiale. MMM doit beaucoup au changement opéré sur son orgue à tuyaux en installant une pompe à air électrique à la place de la manuelle, ce qui lui permet d'explorer de nouvelles possibilités en enregistrant simultanément plusieurs sons. Les trois M correspondent aux trois titres.

   "M-1" est le plus long avec plus de vingt-et-une minutes. Les sons glissent les uns au-dessus des autres, mugissent presque, puis certains ondulent, accompagnés d'un tapis d'aigus tenus, bruissants. Yosuke Fujita joue des répétitions obsédantes et des oscillations pour créer une musique d'orgue curieusement presque tribale, incantatoire. Des bourdons graves viennent sous-tendre ensuite la jungle micro-fourmillante, qui ferait penser à Éliane Radigue si elle n'était pas rythmée. La composition respire, halète, émet des traces sifflantes. De nouvelles couches la rafraîchissent régulièrement sans faire disparaître la pulsation fondamentale. Dans le dernier tiers, des chuintements flûtés, plaintifs sourdent de l'intérieur, puis de nouvelles notes graves, en masses compactes, augmentent le contraste avec la toile fuyante des aigus. Indéniablement une composition élaborée, magistrale !

   "M-2", pour voix seule, est d'abord déconcertant. Puis cette façon de chanter en expirant et inhalant constamment crée un rythme lancinant. Peu à peu, grâce au jeu des différentes couches, apparaissent d'autres voix, et il y a du chamane dans cette manière de profération multiple de sons inarticulés ou seulement syllabiques, les voix s'intériorisant dans le gosier ou en sortant telles des guêpes ou des rebonds extatiques. L'accélération finale est étonnante...

   Orgue et voix, "M-3" développe une combinatoire ambitieuse. L'orgue par à-plats glissants crée un mur entrecoupé sur lequel la voix traitée (ou non) de Yosuke rebondit, s'envole, se fractionne elle aussi dans le même temps. "M-3" ose un lyrisme plutôt grandiose qui tranche avec les deux titres précédents.

   Un très bel album de musique (électro-)acoustique et vocale expérimentale, accessible malgré sa radicalité minimale.

Paru le 18 avril 2024 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 3 plages / 40 minutes environ

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    Rien à vous proposer pour cette parution, mais un extrait de son album précédent, Iki, paru sur le même label en 2020. Et en concert le 11 juin 2022 à The Lab (San Francisco), on le voit à l'orgue qu'il a construit lui-même, onze tuyaux et pas de clavier, avec la pompe à air manuelle sur la gauche.

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Publié le 12 Avril 2024

Hanna Hurwitz / Colin Stokes / Daniel Pesca - The Night Shall Break

   Je m'aventure assez rarement du côté des œuvres composées avant 1960. Une fois n'est pas coutume sur ce blog, libre de toute façon.

   La maison de disques Neuma Records  a publié fin janvier un programme de musique de chambre que j'ai plaisir à vous présenter. Il réunit cinq compositeurs, nés à la fin du XIXè ou au début du XXè siècle, et décédés dans la seconde moitié du siècle. Les œuvres datent toutes des années 20 ou du début des années 30. Quatre sont écrites pour deux instruments, la cinquième pour un trio. Trois musiciens les interprètent : la violoniste Hanna Hurwitz , présente d'un bout à l'autre de ce récital, le violoncelliste Colin Stokes, et le pianiste Daniel Pesca, dont j'avais célébré le bel album solo Promontory, sorti en 2021 sur le même label.

De gauche à droite : Hannah Hurwitz - Colin Stokes - Daniel Pesca

De gauche à droite : Hannah Hurwitz - Colin Stokes - Daniel Pesca

   Le titre de l'album, The Night shall break est une citation partielle du dernier vers du poème de William Blake (1757 - 1827) Cradle Song (Berceuse) : « Then the dreadful night shall break. » (Alors la terrible nuit éclatera), poème que la compositrice Rebecca Price mit en musique au moment où elle composait son trio pour piano, deuxième œuvre du disque. L'omission de « dreadful » est peut-être significative de la volonté de mettre davantage l'accent sur la lumière de ces compositions de l'entre-deux guerres que sur les tristes suites de la Première Guerre mondiale et sur les menaces à l'horizon.

Deux compositrices
plus fortes que les préjugés...  

La première pièce, la "Fantaisie N° 1" pour violon et piano (1933) de Florence Beatrice Price (1887 - 1953), première compositrice afro-américaine à être reconnue de son vivant. La réussite de cette admirable composition tient à l'alliance d'une atmosphère post-romantique, brillante ou élégiaque, avec une mélodie suave évoquant le folklore afro-américain.

    Les vingt-deux minutes du "Piano Trio" (1921, en trois parties), de la compositrice et violoniste anglaise Rebecca Clarke (1886 - 1979), installée aux États-Unis à partir de 1916, sont une découverte majeure. La musique en est frémissante, dramatique, en écho aux drames de la guerre mondiale encore si proche. Les mélodies, magnifiques, sont traversées d'incroyables échappées lentes, explosant en bouquet d'arpèges éblouissants, en vigoureux coups d'archet ou pizzicati. Un motif récurrent unit puissamment les trois mouvements. Une œuvre forte, colorée, résolument moderne...

Trois compositeurs à la recherche d'une voie personnelle...

    Suit la brillante et mouvementée "Sonatina for violin and piano" (1924, quatre courts mouvements) du compositeur et pianiste mexicain Carlos Chávez (1899 - 1978). Fantasque, étincelante, moqueuse, elle se met à rêver bucoliquement dans l'adagio, a des accents debussystes et stravinskiens ça et là. C'est un régal !

    "Thème et variation pour violon et piano" (1932) d'Olivier Messiaen (1908 - 1992) est une promenade post-romantique de toute beauté à l'écriture ramassée, frisant parfois l'atonalité, s'abandonnant parfois à une virtuosité un peu folle ou à un lyrisme dépouillé presque déjà répétitif.

   Pour clore le programme, le "Duo n°1 pour violon et violoncelle" (1927) du compositeur tchèque Bohuslav Martinů (1890 - 1959) est une œuvre qui échappe aux étiquettes. Si elle prend en partie son inspiration dans le folklore de la Bohème ou de la Moravie, son écriture contrapuntique raffinée dans le premier mouvement ou la fin du second évoque aussi bien la Renaissance ou une exubérance toute personnelle d'autodidacte aux oreilles ouvertes à toutes les musiques de son temps, de Debussy au jazz.

   Un programme passionnant, interprété avec brio par trois musiciens talentueux !

Paru fin janvier 2024 chez Neuma Records (Saint Paul, Minnesota) / 11 plages / 57 minutes

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Publié le 11 Avril 2024

Madeleine Cocolas - Bodies

Après Spectral juillet 2022), la compositrice australienne Madeleine Cocolas poursuit son travail d'intrication de sons de terrains et d'électronique. Elle présente ainsi son nouveau disque Bodies (Corps) :

 « Les œuvres intègrent des bruits d'eau que j'ai enregistrés lors de récents voyages sur la côte australienne ainsi que des ruisseaux et des cascades dans l'extrême nord du Queensland. J'ai pris ces enregistrements et d'autres enregistrements de ma voix et de ma respiration et je les ai fortement traités avec des synthés et de l'électronique afin que les frontières entre les enregistrements sur le terrain, le chant et l'électronique soient également floues. Ensemble, ces sons créent des collages sonores qui se déplacent de manière à imiter les cycles rythmiques que l'on retrouve à la fois dans l'eau et chez les humains, tels que les vagues, les impulsions et les courants. »

Madeleine Cocolas par Vanessa van Dalsen

Madeleine Cocolas par Vanessa van Dalsen

   Attention : chef d'œuvre !

   Bodies comprend six titres assez développés pour apprécier la beauté des textures, la mélodie des matières flottantes. Dès "Bodies I" (titre 1), l'osmose entre enregistrements et traitements est impressionnante. La musique est tout simplement grandiose : la voix est coulée dans les vagues irisées, scintillantes comme des étoiles englouties dans les profondeurs. J'en frémis de bonheur ! "Drift" (titre 2, Dérive) s'ouvre sur des gargouillis liquides, vite recouverts de sons syncopés de synthétiseurs, démultipliés, si bien qu'il devient un envoûtant et majestueux hymne minimaliste ambiant.

   "The Creek" (titre 3, Le Ruisseau) métamorphose le milieu liquide en l'approfondissant, le creusant de mouvements abyssaux. Voix, drones et vagues tournent lentement dans un ballet émaillé de quelques craquements. Plus noir, plus mystérieux, "A Current Runs Through" (titre 4, Passage de courant), nous entraîne dans l'épaisseur granuleuse de micro-bulles et les poussées formidables des flux à la limite de la vaporisation lumineuse.

   "Exhale" (titre 5, Expire) mêle frêle respiration de la compositrice et bouillonnements sourds, battements, créant un beau contraste entre fragilité et force, grâce et superbe. La seconde partie du titre fusionne les composantes dans une navigation de plus en plus fulgurante terminée par la respiration augmentée en un quasi râle.

   Et c'est "Bodies II" (titre 6), extraordinaire chant de sirènes sous-marines, qui a inspiré la magistrale vidéo de présentation de Room40 [ Cette vidéo ne prend en compte que la première partie ]. Madeleine Cocolas signe un chef d'œuvre. On entend rarement pareille musique convulsive, suite d'explosions, de feux d'artifices d'une splendeur sidérante, qu'un passage de relatif silence sépare de l'épiphanie d'une polyphonie de voix séraphiques, sous-tendue par des bourdons solennels.

   Avec Madeleine Cocolas, corps des eaux et corps humain(s) s'épousent pour créer une musique d'une beauté illuminée, aux flamboiements visionnaires. MAGNIFIQUE !

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Titres préférés : 1) "Bodies II" (titre 6) et "Drift" (titre 2)

2) "Bodies I" (titre 1) et "Exhale" (titre 5) ...et les deux qui restent sont mieux que bien !

  

Paraît le 12 avril 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 6 plages / 41 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 9 Avril 2024

Ludwig Wittbrodt -Schleifen

   Ludwig Wittbrodt désigne le duo formé par Emily Wittbrodt au violoncelle et Edis Ludwig à l'ordinateur portable et à la batterie. Elle a une formation classique, mais s'implique aussi dans le free jazz. Lui est actif sur la scène improvisée de la région Rhin - Ruhr depuis des années et joue dans le groupe rock Düsseldorf Düsterboys. Leur musique, riche de ces influences, se situe encore ailleurs, dans une musique de chambre expérimentale entre musique électronique et musique contemporaine. Le disque compte sept titres, les quatre premiers de plus de cinq minutes, les trois suivants entre deux et quatre.

Ludwig Wittbrodt -Schleifen

   Le premier titre, "Fischer", commence au violoncelle et à la batterie, en deux frappes percussives répétées, sur lesquelles viennent se greffer des sons de terrain encore discrets, comme une fumée autour du battement, puis le violoncelle s'échappe en une longue traînée, doublée par l'électronique. Une mélodie élégiaque s'enroule sur un bourdon d'intensité variable. Nous y sommes. C'est là que se situe la musique des deux musiciens, méditative, d'une limpidité désarmante, pas très loin de la musique indienne, et toutefois déchirée, doucement hurlante comme une meute de loups une nuit d'hiver...

   Avec "Tulpen" (titre 2), l'atmosphère se fait plus étrange, la musique émet des bulles espacées, sèches, comme une respiration en eaux profondes. Le violoncelle pizzicato et l'électronique en nappes rayonnante sont en symbiose. Superbe pièce au cours de laquelle émerge une mélodie ensorcelante dans les cercles de laquelle nous sommes peu à peu emprisonnés. Le charme continue d'opérer avec "Freibad", pièce d'un onirisme frissonnant. Le violoncelle sonne comme un sitar ou un sarod (à moins que ce ne soit un avatar électronique produit par l'ordinateur) : c'est une sorte de raga alangui, suave.

    Le morceau éponyme (titre 4) joue sur des sons abrasés, des notes tenues. Si l'on songe à la signification du titre de l'album, « moudre » en français, c'est bien de cela qu'il s'agit, d'une toile microtonale animée de scintillations, de sourds broiements. Puis des harmonies somptueuses se déroulent sur le fond mouvant bourdonnant.

  "Volcano" (titre 5) est un dérivé du titre deux, violoncelle pizzicato et électronique foisonnante. C'est une lente avancée dans un pays mystérieux qui dissout progressivement la musique. La reprise de "Freibad" (titre 6) semble une germination un peu monstrueuse du premier : éructations bizarres, clapotis inquiétants... "Flamenco" surprendra les amateurs du genre par sa gestuelle ralentie. Le violoncelle chante langoureusement, à demi englouti dans les textures électroniques, curieux et très beau chant du cygne...

   Une musique de chambre étrange, onirique, envoûtante !

Paru début mars 2024 chez Ana Ott (Rhénanie du Nord-Westphalie, Allemagne) / 7 plages / 37 minutes environ

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Publié le 5 Avril 2024

Egil Kalman - Forest of Tines (Egil Kalman plays the Buchla 200)

   Après un premier disque solo consacré au Synthi 100, Egil Kalman, compositeur et bassiste suédois installé à Copenhague, joue du mythique Buchla 200, un synthétiseur des années soixante-dix dont un exemplaire est conservé au Elektronmusikstudion de Stockholm où il était en résidence en 2021. Titré Forest of Tines, c'est un double vinyle longue durée. Les titres ont été enregistrés en direct sans effets ajoutés, le premier disque sec et le second à travers un AKG BX20, système de réverbération à ressorts des années 60 et un système modulaire eurorack (ne m'en demandez pas plus !). Sur le dix-huitième titre la batterie est pré-enregistrée et traitée par le Buchla.

   Prestiges et séductions du Buchla 200

   Le miracle, c'est le Buchla 200, ce son rond, incroyablement doux. Imaginez des perles soyeuses, bondissantes. Un monde sans angle, des enfilades de notes, des croisements. De l'énergie pure, radieuse, débarrassée des affects lourds, dramatiques. Du Vasarely musical, de la géométrie dans l'espace. Rien qui pèse, quel bonheur ! De temps en temps, ce qui ressemble à des sons de terrain, comme le gigantesque ressac au début de "Glint" (titre 2). Mais Egil Kalman en fait un usage modéré : le Buchla se suffit à lui-même, il est un monde à part entière. Les notes glissent dans une concaténation joyeuse sur un tapis de bourdon, s'évaporent...Le Buchla est capable de donner une version savoureuse de titres folkloriques, comme "Blågeten" (titre 3), tout en nappes ouatées, entremêlées, ensorcelantes qui sonnent comme des cornemuses d'une fluidité invraisemblable.

   "Dub One" (titre 5) est d'une légèreté sautillante admirable, aux antipodes de tout un dub bien lourd. Il faudra bien que l'on parle de la grâce de ce synthétiseur, capable de battements liquides extraordinaires. Avec lui, les feuilles d'automne ("Automn Leaves", titre 6) chutent au ralenti dans un frissonnement quasiment mystique, une extase vibrante. "Mbira" (titre 7) est une suite d'éclaboussements, de gloussements, "Springar" (titre 8) un écho de "Blågeten", de la quintessence folklorique sous une forme mouvante et sonnante. Le "Blues" (titre 9) - qui conclut le premier disque, est une incantation minimaliste à base de boucles serrées, vrillées, saturées de particules, et c'est magnifique !

   Le deuxième disque s'ouvre avec "Sync" (titre 10) curieux morceau siffleur, dépouillé, le synthétiseur ramené à une percussion aux sons creux. Au contraire, "7th" procède par nappes veloutées, battements résonnants, agglutination de textures : le Buchla en majesté, d'une tranquillité impériale. Du très beau travail !

   Et la suite me direz-vous ? Elle ne démérite pas. "Subtines" joue des substrats harmoniques, c'est une des pièces les plus mystérieuses, un peu glauque... "Polska" est une autre incursion dans le folklore, une danse à l'effervescence trouble provoquée par le fondu des notes entourées d'un halo prononcé. "Klystron" (titre 14) vibre d'hyperfréquences modulées aux rebonds hypnotiques. Les deux "Electric Music Box" (titres 15 et 16) font penser à des boules se déplaçant sur une roulette avant d'entonner un chant entre ivresse folle et danse de transe. Le Buchla se fait oiseau sur "Entropic", avec gloussements et trilles ! Il avale une batterie sur "Drums" pour une étrange cérémonie en pleine jungle. "From Stone" (titre 19) nous projette sur une planète inconnue, désolée : le moindre son y résonne comme une énigme, semblant sourdre d'une source pétrifiée ! Et l'on retrouve le Buchla séducteur, enveloppant, pour le dernier titre "Ocquet", avec ses tapisseries ondoyantes, ses flûtes agrestes en pelotes vives et ses bourdons tournoyants...

   Une belle traversée des possibilités sonores du Buchla 200, le roi des synthétiseurs modulaires analogiques, suave et mélodieux, jamais agressif. 

Paru en décembre 2024 chez Ideal Recordings (Suède) / 20 plages / 1 heure et sept minutes environ

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Publié le 3 Avril 2024

Roman Rofalski - Fractal

   Comme il est bon d'entendre une musique qui ne prétend rien d'autre qu'être musique, qui ne défend aucune cause, qui ne s'englue dans aucun bon sentiment ou dolorisme, qui ne se camoufle derrière aucune théorie ou aucun concept. Voilà un pianiste et compositeur, Roman Rofalski, qui n'aime pas tourner en rond dans les mêmes ornières. Inspiré par Andy Stott ou Tim Hecker, sans doute aussi par Pierre Boulez et même Morton Feldman, ce musicien ne dédaigne pas les expérimentations et tiendrait volontiers compagnie à Klaus Schulze et Karlheinz Stockhausen ! Ses oreilles n'aiment pas les frontières. Là on respire, on ouvre ses oreilles, et on a bien raison !

Roman Rofalski - Fractal
Le piano, autrement...  

   Roman Rofalski  a pris les sons magnifiques de son piano à queue Schimmel K280, piano souvent préparé, et les a « déchiré » dans une combinatoire multiple à coup de réenregistrements, boucles, coupes, déformations et extensions sonores parfois brutales, inventant un nouvel instrument décapé de toute molle sentimentalité. Du rythme, de l'énergie, des résonances multipliées, une musique aux formes découpées, fracturées...

   Le premier titre, "Perpetuum", associe au piano incisif, éblouissant, la batterie énergique du néerlandais Felix Schlarmann et des tapis de grondements menaçants. Un bel orage initial ! "Bass resonance" nous ramène au piano préparé, quelques notes suspendues, déformées, arrachées, fracturées et lancées résonantes dans l'espace en de longues trajectoires râpeuses ou entourées de brouillards de particules. Pièce ramassée, tendue, qui ménage de belles échappées lumineuses par-delà les basses en rafales sourdes. Superbe !

   

...électroniquement dépaysé et prolongé.  

"Slow Fox" (titre 3), c'est de l'essence de piano transfiguré : longues résonances, frappes glacées, bourdons déchirés. Une magnifique flagellation sonore ! Et "Fractal Waves" qui suit, c'est une plongée dans une ambiante noire, peuplée de boucles rapides. La composition est d'un minimalisme halluciné, le piano devenu pure percussion, fondu avec les percussions synthétiques, enveloppé d'un halo de vertige brumeux, de grésillements et sifflements.

   Avec "Calum" (titre 5), le piano devient comme une projection de sons électroniques en grappes serrées : pièce étrange, multi-fracturée, en hommage à deux musiciens électroniques et informatiques, l'écossais Calum Gunn et l'artiste interdisciplinaire Mark Fell installé à Rotherham au Royaume-Uni. Au contraire, "Opsi" (titre 6) semble revenir au piano pur, un piano tranchant, implacable, avare de ses notes, sur fond de paysage d'électronique tintinnabulante, de grondements de plaques tectoniques : sur quelle planète lointaine sommes-nous ?

   Le dernier titre, "Bumper", hésite entre ambiante mélancolique et musique onirique. Le piano est presque caché au centre d'un lent tourbillon, d'un fourmillement de bruits insolites qui donne l'impression d'une sorte de hip-hop industriel absolument fascinant.

   Une étincelante réussite, celle d'une écriture ciselée, minimale et terriblement efficace !

Paru le 19 janvier 2024 chez Oscillations (Londres, Royaume-Uni) / 7 plages / 30 minutes environ

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Publié le 30 Mars 2024

Musique infinie - Earth

    Musique infinie est le duo formé par Manuel Oberholzer (alias Feldermelder), compositeur et artiste sonore italo-suise, et Noémi Büchi, compositrice franco-suisse de musique électronique qui réinvente la musique romantique et impressionniste dont elle revendique l'influence. Le disque est une version spontanément composée en direct pour une projection du film muet Zemlya  (La Terre, 1930) d'Alexander Dovzhenko (1984 - 1956), cinéaste ukrainien soviétique

Feldermelder (à gauche) et Noémi Büchi (à droite)

Feldermelder (à gauche) et Noémi Büchi (à droite)

    Si les deux parties du disque correspondent, pour aller vite, aux deux versants (très inégaux en longueur) du film, "Creation" à l'enthousiasme pour la collectivisation et les tracteurs, "Destruction" à la fin du film qui se termine par le meurtre du jeune et ardent communiste, l'auditeur, en l'absence du film, prend la musique en tant que telle, sans référent.

   "Creation" est une ode lyrique et tumultueuse. Synthétiseurs grondants, voix synthétiques éthérées, vents cosmiques. Les deux Suisses s'inscrivent à certains moments nettement dans le sillage des premiers albums du groupe allemand Tangerine Dream, période Ohr et début de la période Virgin avec Phaedra (1974). D'impressionnants courants se greffent sur des phases élégiaques. La beauté des textures, très travaillées, séduit l'oreille. C'est toute la création qui lève comme une énorme germination dans les intenses dernières minutes.

   "Destruction" débute sous des auspices inquiétants. La musique se fait quasiment industrielle, confluence de gigantesques glissements de matières, animés d'à-coups syncopés, de percussions à la rythmique affolée. Tout se fractionne, se diffracte, se métamorphose. Des sons fantômes travaillent la masse, un ballet de spectres nous nargue, ce qui n'empêche pas la musique d'être grandiose, légèrement transparente, frémissante. Parfois, les sons chavirent, puis c'est tout un chœur masculin et féminin qui s'inscrit dans le déferlement courbe des vagues tremblantes, le traitement presque à la Autechre des textures micro-fissurées, râpeuses, raclantes, avec à la fin une véritable vaporisation...

   Une excellente bande sonore, même sans film !

Paru début février 2024 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 2 plages / 27 minutes environ

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