Publié le 12 Décembre 2013

Tim Hecker - Virgins

   Au fil du temps le canadien Tim Hecker construit une œuvre toujours plus élaborée, plus sidérante. Aux synthétiseurs, orgue et harmonium se sont ajoutés le piano, bien sûr déjà présent sur les derniers disques précédents comme Dropped pianos ou Ravedeath, 1972, mais aussi bois et cuivres fondus dans les sons électroniques et les nappes de drones. Entouré de quelques musiciens et avec la participation au mixage de l'islandais Valgeir Sigurdsson, il est au meilleur de lui-même.

   Dès le premier titre, "Prism", l'orgue se démutiplie, s'enraye dans des boucles de plus en plus saturées de particules sonores. Comme un vent s'est levé, qui vous jette dans l'ailleurs.

   Avec "Virginal I", le piano apparaît au premier plan, immobile au centre d'autres boucles plus serrées encore, un piano qui sonne presque comme un clavecin, rejoint par un saxophone très grave qui pulse à la Steve Reich (toujours lui, le grand maître qui hante beaucoup de musiciens d'aujourd'hui), cerné de drones qui se fracasent dans une atmosphère apocalyptique, de cris quasiment subliminaux lovés dans ce maelstrom, avant de s'endormir dans une série de hoquets saccadés accompagnés d'accords lointains, de pointes de hautbois (?). C'est absolument superbe, envoûtant, et je ne comprends rien à toutes ces chroniques qui font la fine bouche, ergotant sur les ratages navrants d'un musicien sans doute trop admiré à leur goût pour les artistes maudits vénérés par une petite côterie d'initiés blafards, s'épuisent en comparaisons fastidieuses. Je me réjouis du succès de ce montréalais inspiré dont il faut écouter les albums de bout en bout, sans coupure, pour en apprécier l'architecture soignée et la sombre beauté. "Radiance", après les éclats du titre précédent, est davantage en sourdine, retenu, discrètement incantatoire avec ses nappes glissées qui nous aspirent à notre insu vers "Live Room", son piano claudicant au milieu de grincements et des bruits de ses marteaux. Atmosphère gothique hallucinée traversée de zébrures erratiques, tout se défait, les sons se déforment, mais tout s'oriente à nouveau dans une marche obstinée sous-tendue par un orgue ronflant, et ce qui est très beau, c'est cette alliance contre nature entre les sons déchirés, disloqués, et les nappes souveraines, enveloppantes de cet orgue si cher à Tim, elles emportent tout, nous enlèvent pour nous déposer avec une incroyable douceur au pied du jumeau "Live Room out", tapissé de clarinettes, hautbois, ourlé d'ondes caressantes tandis que les échos du titre précédent finissent leur voyage et que quelques notes de piano nous achèvent de douceur trouble. "Virginals II" semble d'abord le clone de "Virginal I", car tout se dédouble, se démutiplie dans cette chambre aux prestiges, ce palais des miroirs brisés dont on ne sortira jamais, enfermés dans les boucles minimalistes. Le plaisir de l'auditeur est lié à ces jeux d'échos. Nous errons dans un dédale, nous croyons avancer et nous reprenons les mêmes couloirs, mais ils sont un peu différents, puis si différents qu'on ne reconnaît presque plus rien. D'une certaine manière, la musique de Tim Hecker procède un peu comme le cinéma de David Lynch, se jouant de nous en sapant nos repères, nous dépaysant pour nous entraîner vers des mondes abyssaux. "Black refraction" paraît un havre mélodieux, mais c'est un piège à répétition qui nous jette un charme. Comment résister à du pseudo Brian Eno distordu, torpillé par une touche bloquée ? Seul le bref "Incense at Abu Ghraib", avec ses esprits errants qui strient un ciel de cendre, vous en sortira... pour vous livrer à "Amps, Drugs, Harmonium", autre page vertigineuse enroulée en spirales éraflées d'albâtre incrustré de phrases cristallines-voilées. Vous approchez du mystère, déjà vous portez les "Stigmata I" et "II, encore un dyptique. Tout dérape et se froisse dans le courant sombre, le vent électronique du fond duquel le piano marche tranquille, dans la certitude d'atteindre les vierges recherchées au travers de ces espaces inquiets et inquiétants. Une euphorie noire, marquée par une ligne percussive abrasive, s'empare du deuxième volet, avec une véritable lévitation tremblée, une esquisse de nouvelle pulsation accompagnée de rondeurs boisées, qui se résorbe en bruits et souffles. Vous êtes maintenant à "Stab Variation", tournoiements et sabordements, l'âge de la déconstruction du même, fascinante chambre des tortures sonores transcendée par l'invasion des claviers d'abord diaphanes puis solennels, démultipliés bien sûr pour cette apothéose surréelle, rutilante, somptueuse. Arrivé là, casque sur les oreilles au long de cette chronique improvisée au fil de la musique de Tim Hecker, moi je dis : chef d'œuvre, et je m'incline devant un maître, et je le remercie humblement pour tout ce qu'il vient de me donner.  

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Paru chez Kranky / 12 titres / 49 minutes

Pour aller plus loin

- le site de Tim Hecker

- Quel extrait vous proposer sinon ? Allez, le si beau et émouvant "Black Refraction" :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 3 Décembre 2013

Braids - Flourish // Perish

Dans l'ombre de Steve Reich !

Meph. - Tu as entendu ? Ils ont des oreilles, Braids ! "Victoria", le premier titre de leur nouvel album, on dirait un remix de Music for 18 instruments de Steve Reich...

Dio. - On ne va pas s'en plaindre ! Enfin une pop écrite comme de la musique, pas seulement des chansons ficelées en série.

Meph. - C'est leur deuxième album, à ce trio de Montréal. Et on se réjouit du mariage très réussi entre pop et musique électronique. Ce qui me plaît énormément, c'est l'association de la petite voix flutée, caressante de la chanteuse...

Dio. - Un parfum de Björk, Kate Bush...

Meph. - Si tu veux...association, disais-je, entre cette voix de chanteuse pour midinettes...

Dio. - Comme tu y vas !

Meph. - Tu ne me connais pas encore ? Je reprends : et un accompagnement vraiment élaboré, alliance de machines et de percussions synthétiques qui enveloppe la voix dans un filet serré, constamment inventif.

Dio. - Ajoute que la chanteuse donne parfois de la voix, elle a du coffre, la petite !

Meph. - C'est vrai ! Les compositions jouent avec cette voix, la démultiplient pour abolir l'écart entre l'acoustique et l'électronique. Incarnation, désincarnation ? Rêveuses, comme le début de "Hossak", le titre 4, à l'atmosphère orientale grâce au pointillisme des claviers, et en même temps décalées par des bruissements d'ailes métalliques, des réverbérations, ralentis.

Dio. - Étranges, aussi. Pense à "Girl", le morceau suivant, délicatement découpé sur fond d'orgue, trois nappes convergentes, si l'on écoute bien : la voix, l'orgue, les percussions résonnantes, c'est superbe !

Meph. - "Together" commence presque comme du Autechre : glacial, piqueté au scalpel, mais l'orgue rajoute de l'émotionnel, et puis la voix très douce vient glisser sur le tout, dans un mouvement de larges boucles parfois bégayantes...

Dio. - On est déjà de l'autre côté de l'album, celui qui n'a plus peur de la durée, avec des titres plus longs, de véritables envolées...

Meph. - De la voix de la chanteuse, mais aussi des mélodies qui meurent dans les lointains...

Dio. - Je ne te savais pas si sensible, mon cher Meph...

Meph. - Il ne faut jamais s'en tenir à l'imagerie catholique...en plus, j'aime les chœurs de "Ebben", autre pièce dépaysante, qui n'hésite pas à casser le fil du chant pour laisser surgir un véritable paysage abstrait de toute beauté. Halte au ronron, vive l'invention, qu'ils nous disent, et là j'applaudis très fort ce patrouilleur de la garde de nuit !

Dio. - "Amends" continue le voyage aux confins, sorte de féérie aux paroles pleines d'humour et de techno ambiante aux recoins superbes, à nouveau discrètement hantée par Steve Reich !!

Meph. - Un régal, surtout dans sa seconde moitié, suivi par une autre merveille, "Juniper", intimiste et sensuelle, voilée d'un brouillard de sons électroniques qui se développe à nouveau pour lui-même, même si le chant revient se couler dans la pâte sonore épaissie, travaillée par des éruptions répétitives et une efflorescence somptueuse.

Dio. - Pour finir sur...Steve Reich, encore, tu en conviens ?

Meph. - C'est évident. Il y a la pulsation, le martèlement, de beaux passages...

Dio. - Récupéré et détourné au profit du chant, non ?

Meph. - J'en conviens...Mais ce n'est pas ma tasse de cigüe...trop de vocalises et de joliesses.

Dio. - Personne n'est parfait. Tu es dur quand même, il y a un vrai plaisir du chant, une folie étourdissante qui a beaucoup de charme. Un fort bon disque, malgré tes réticences. Qu'ils s'émancipent encore plus du format chanson, et on applaudira des quatre mains !

Meph. - Et des pieds fourchus ! Voilà qui nous change de la pop soporifique. Un bouquet de fraîcheur, ce trio ! On les classe malgré tout dans la pop, pour la commodité.

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Paru chez Arbutus Records / Full Time Hobby / Flemish Eye en 2013 / 10 titres / 55 minutes

Pour aller plus loin :

- le site du groupe

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 juillet 2021)

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Publié le 25 Novembre 2013

Nurse with Wound (3) / Graham Bowers - Parade

   LA BEAUTÉ SERA CONVULSIVE OU NE SERA PAS

   Moins de deux ans après Rupture, première collaboration entre Nurse With Wound / Steven Stapleton et Graham Bowers, Parade prétend poursuivre l'exploration des multiples formes de la psyché humaine. Il s'agit un long morceau de cinquante-trois minutes découpé pour la commodité des auditeurs en huit pistes.

   Une flûte lointaine, à laquelle répondent d'autres bois, des grincements, frottements, une voix, une interpellation à laquelle il est répondu de façon moqueuse, suivie d'un ricanement, de l'arrivée de percussions, et c'est parti en charrette à bras pour l'enfer, "Off to Hell in Handcart". La procession commence, grotesque, truculente, à coups de grosse caisse, de trombones et autres cuivres, dans un grouillement de sons divers. NWW et Graham Bowers déversent dans nos oreilles une musique rabelaisienne qui n'a peur de rien, une cacophonie ubuesque rutilante d'une vitalité débordante. Depuis longtemps, NWW est passé maître dans l'art du collage sonore - ses pochettes vont dans le même sens - dans la grande tradition surréaliste. "Apes and Peacocks", après quelques roulements de tambour, commence somptueusement dans des coloris sombres et grinçants, des arrière-plans mystérieux. Le titre  se développe avec une amplitude symphonique d'un superbe effet : une lutte discrète se trame, l'atmosphère est survoltée. Quel sens dramatique ! Quelle puissance narrative !! Des forces surgissent, perturbent le bel agencement. Toute l'œuvre se structure autour de cette dialectique ordre / chaos, s'agence autour de l'apparition de souvenirs sonores, avec des moments de grâce étrange, fulgurante, suspendus entre deux cahots du charivari, deux hoquets. "Bells of Hell go Ting A'Ling A'Ling", après une très brève accalmie, sons de cloches et grondements lointains, évolue sur une ligne brisée par les cymbales, syncopes et autres borgborygmes sonores. Du pur théâtre sonore comme le pratique Graham Bowers. Imaginez une moulinette géante couplée à une rythmique implacable, et vous aurez une petite idée de la suite du morceau, industriel et délirant. Le voici en écoute...

   Les machines folles s'emballent, s'arrêtent sans prévenir pour laisser échapper de brèves échappées mélancoliques, des bouffées de musiques foraines concassées et envahies par des coulées de drones noirs. L'imagination, comme depuis si longtemps chez NWW, est au pouvoir, un pouvoir décapant, qui lamine tous les clichés, revitalise tous les matériaux charriés. Écoutons le début de "Ring A Ring O'Roses" : solennel, avec ses cordes fastueuses, mais déjà miné par des glissements, dérapages intempestifs. Cette musique ne connaît pas le respect : elle est animée, au sens le plus fort, plastique et cinétique, si bien qu'elle vire très vite vers la caricature, l'iconoclasme. Tous les échantillons qu'elle brasse sont dépaysés, détournés, avec une jubilation énorme : pas question de s'appesantir ! Pourtant, la symphonique et fastueuse introduction de "A Tissue of Deceit" pourrait nous conduire vers des rivages d'ambiante sombre, que nenni !! Les percussions viennent trouer le tissu, déchiqueté allègrement, pour nous entraîner dans un rythme claudicant hanté par des crooners, saturé par une enflure sonore monstrueuse. Et les divas s'époumonent sur des percussions hachées, des lambeaux symphoniques sont perdus dans une jungle métallique dont sourdent des milliers d'oiseaux d'acier ! C'est extraordinaire.

   D'où mon titre, emprunté à Nadja (1928) d'André Breton. C'est la dernière phrase du récit, reprise et variée dans L'Amour fou ((1937) : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle, ou ne sera pas. » La musique de Nurse With Wound et Graham Bowers me semble suivre ce programme, incarner cette nouvelle définition de la beauté, impertinente et d'une liberté renversante. "érotique-voilée", elle tient du spasme et de de l'éjaculation, déborde de jouissance et dans le même temps se coule dans des voiles sonores, joue avec les interdits. "explosante-fixe", elle aime les formes longues qu'elle subvertit sans cesse par des caprices, irruptions, par son énergie impétueuse. "magique-circonstancielle", elle adore les merveilles, surfe sur l'instant, ne cesse de renaître dans un processus de recomposition-métamorphose vertigineux.

   N'écoutez rien dans la proximité de ce disque fulgurant : toutes les musiques risquent de vous sembler terriblement empruntées, amphigouriques, étriquées...Des électrons libres comme Alvin Curran peuvent seuls survivre...

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Paru chez Red Wharf en 2013 / 8 pistes / 53 minutes

Pour aller plus loin :

- le site de Nurse With Wound

- mon article sur Chance Meeting On A Dissecting Table

- l'illustration intérieure de la pochette, par Graham Bowers :

Nurse with Wound (3) / Graham Bowers - Parade

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 5 Novembre 2013

Minimalist Dream house : à l'auberge Labèque.

   Les fausses jumelles du piano, Katia et Marielle Labèque, ont voulu fêter à leur manière le cinquantenaire du courant minimaliste, si représenté dans ces colonnes. Elles ont repris le titre des concerts donnés par LaMonte Young dans le loft de Yoko Ono en 1951. Sans aucunement prétendre à l'exhaustivité, elles ont rassemblé en trois cds œuvres connues et moins connues de ce mouvement capital, surtout anglo-saxon - elles se cantonnent d'ailleurs pour l'essentiel à ce seul domaine -  qui a aussi essaimé en Europe, notamment aux Pays-Bas (voir par exemple Simeon ten Holt, Douwe Eisenga  ou Peter Adriaanz), en Belgique (avec l'incontournable Wim Mertens), mais aussi en France (retour aux sources si l'on accepte l'idée qu'Erik Satie, dans ses "Vexations", en serait le lointain fondateur), avec l'injustement méconnu Frédéric Lagnau ou encore Éliane Radigue (article à venir, à écrire !!!), et j'en oublie comme me le feront remarquer certains lecteurs, auxquels je répondrai que ça viendra sans doute, ce blog étant en expansion...comme l'univers !

   Difficile de rendre compte point par  point. Disons que je ne partage pas une partie des choix : ne comptez pas sur cette anthologie pour découvrir le meilleur de cette constellation, c'est d'abord un choix très personnel, et donc discutable, sans doute guidé en partie par la volonté de montrer comment le minimalisme transpire un peu partout aujourd'hui encore. Bien sûr le minimalisme est influencé par le jazz, le rag-time, mais préférer la complexité rythmique ou la virtuosité comme les sœurs l'affichent dès les peu enthousiasmants "Four movements for two pianos" de Philip Glass, c'est à mon sens passer à côté de l'essentiel. Car le minimalisme, par sa tendance à l'abstraction, ses préférences pour les lignes, boucles, est bien meilleur lorsque tourné vers l'intériorité, la lente et obstinée recherche d'une extase. À tout prendre, les choix effectués par le pianiste néerlandais Jeroen Van Veen dans ses deux coffrets consacrés au minimalisme sont plus pertinents, parce qu'ils cernent bien une radicalité occultée ici au profit de la dimension démonstrative. Qu'on écoute du même Philip Glass le superbe "In again, Out again"...la vidéo n'offre que la première moitié...

Philip Glass, au meilleur de son inspiration...

   Le choix des "Water dances" de Michael Nyman pour terminer le cd 3 n'est guère plus probant : musique creuse, à la limite du grotesque, comme il arrive trop souvent à ce compositeur heureusement plus convaincant lorsqu'il écrit d'intrigantes musiques de films pour Peter Greenaway. Autre moment assez faible, "Hymn to a great city" d'Arvo Pärt, une pièce que je préfère oublier, insignifiante pour un admirateur du grand Arvo comme moi..."Experiences I" de John Cage n'est pas non plus de la meilleure veine, même si sa ligne capricieuse, sinueuse comme une mélodie chinoise, n'est pas sans charme.

    Alors, allez-vous me dire, après un tel éreintement  ?? Partiel, notez-le bien...  

En effet, le choix de petites pièces d'Howard Skempton, compositeur britannique et accordéoniste né en 1947, est déjà beaucoup plus stimulant. Son écriture, sobre et dense, nous vaut des joyaux intimistes parfois non dénués d'humour. Les "Nocturnes" et les "Images" sont souvent magnifiques, là je tire mon chapeau pour ces belles découvertes. Je salue également la présence de William Duckworth (1943 - 2012), compositeur américain présent à travers une sélection de son chef d'œuvre, The Time Curve Preludes : sélection, hélas, qui ne permet pas de suivre la rigueur du développement des vingt-quatre pièces du cycle, magistralement interprété ailleurs par Bruce Brubaker

   J'écoute le prélude 5 des "Images" (1989) de Skempton, et c'est à tomber.

   Ce n'est pas tout. Les deux sœurs, sur les cds deux et trois, s'entourent de trois musiciens. Le chanteur, guitariste, bassiste David Chalmin, le pianiste et claviériste Nicola Tescari, le percussionniste Raphaël Séguinier, qui manient tous les trois les sons électroniques, viennent renforcer les deux pianistes pour d'une part une interprétation de pièces de pop-électro de Brian Eno, Radio Head ou Suicide : j'aime bien la version très jungle de "In Dark Trees" de Brian, la délicate et émouvante "Pyramid Song" par Katia au piano et David au chant, la folie opaque de "Ghost Rider" de Suicide. On trouve aussi sur le cd 2 deux compositions de Nicola Tescari : "Suonar Rimembrando", d'après une chaconne de Tarquinio Merula, élégiaque et vibrante, vraiment superbe ; "En 4 Parenthèses", étonnant collage de climats sonores travaillés.

   "Gameland" de David Chalmin allie passages intimistes et envolées orchestrales évocatrices des orchestres gamelans indonésiens, le tout transcendé par une frénésie réjouissante. "Free to X" de Raphaël Séguinier est une étude pour percussions assez impressionnante, très tenue, tendue, sur un environnement sonore dense et saturé. Bref, que du bon de ce côté !

   J'ai gardé pour la fin le morceau des connaisseurs, la cerise sur l'anthologie. Une nouvelle version de "In C", la mythique composition de Terry Riley, l'un des papes du minimalisme. Cette pièce pour ensemble libre de 1964 ne cesse d'être reprise. L'une des dernières fois, c'était par le Salt Lake Electric Ensemble en 2010. Si l'on considère les soixante-seize minutes et vingt secondes de la version du vingt-cinquième anniversaire parue chez New Albion Records en 1995 (le concert enregistré date, lui, du 14 janvier 1990), il s'agit d'une version courte de seulement un peu plus de vingt-huit minutes, mais cette durée n'est pas exceptionnelle non plus. En tout cas, c'est une interprétation à la fois puissante, colorée, subtile même avec des percussions variées, de la grosse caisse à des sons métalliques d'une grande finesse, des sortes de glockenspiel qui donnent à certains passages le parfum oriental indispensable à toute bonne version. Les sœurs et leur groupe réussissent à la fois à rendre la complexité des textures, une densité foisonnante, et une profondeur étonnante : voilà une version qui ne manque pas d'air, parcourue par des vents pulsants et des effets de transparence rafraîchissants.

   En somme, trois cds inégaux, mais suffisamment riches en belles surprises pour valoir le détour...même si l'auberge des sœurs n'est pas espagnole !!

...un dernier mot : je sais bien que le minimalisme vient d'Outre-Atlantique, mais je ne vois là aucune raison valable pour nous assener encore une pochette et un livret monolingue en anglais. Les livrets bilingues, trilingues, ça existe, non ??? Pas d'économie pour occulter une langue, la nôtre !

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Paru chez KML en 2013 / 3 cds / 19, 12 et 6 pistes / 56', 48' et 57'

Pour aller plus loin

- Katia, Marielle à la Cité de la Musique, en février 2013, présentent le projet.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 juillet 2021)

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Publié le 19 Octobre 2013

Chophars, sirènes de navires et cornes de brume.

De quelques musiques d'Alvin Curran et d'Ingram Marshall.

   Un lecteur me signalait qu'après la lecture de mon article consacré à Shofar rags d'Alvin Curran, l'écoute des Maritime rites, un double cd paru chez New Albion Records, du même compositeur, s'imposait. Maritime rites (images et extraits sonores ici), c'est une série de concerts donnés sur des lacs, rivières ou grands ports, par des musiciens installés sur des barques, et d'installations sonores à base de sirènes de navires. Le projet, né dans les années soixante-dix, est toujours en cours, le dernier concert ayant eu lieu à Rome en 2012.

   Or, les sirènes ne sont d'une certaine manière qu'un avatar moderne, de l'époque industrielle, des cornes d'animaux utilisées dans des temps reculés et dont le chophar, corne de bélier du rite israélite, perpétue l'ancestrale tradition. Dans tous les cas, ces sons de cornes ou sirènes sont des appels à l'attention, au rassemblement, à la prière. À la menace de la dispersion, de l'exil, de la perte, ils répondent par la convocation de notre éveil et, en nous reliant aux origines, fussent-elles mythiques, veulent redonner du sens à nos petites vies limitées. D'un seul coup de corne ou de trompe, c'est la perspective même de l'éternité qui nous est suggérée : le rapport retrouvé aux autres, à l'Autre, agrège à nouveau une humanité de fait atomisée en milliards d'individus perdus dans la satisfaction de leurs intérêts égoïstes. Aussi n'est-ce peut-être pas un hasard si un artiste comme Alvin Curran, héritier de la tradition de la musique expérimentale américaine et donc individualiste forcené, en dehors de toutes les écoles et chapelles artistiques, accorde une telle place à ces instruments du lien immémorial.

(image ci-dessus: Alvin Curran sonnant du chophar à Rome, ville où se rencontrent étonnamment le religieux et le bestial - notamment celui des jeux du cirque, avec le Colisée à l'arrière-plan)  

De plus, la pratique de la musique électronique, dont il est aussi un pionnier avec le groupe Musica Elettronica Viva, indissociable des techniques du collage, du mix, de l'échantillonnage, risquerait d'aboutir à des compositions patchwork, à des bricolages insensés. Le recours au chophar, aux sirènes, contribue à transcender ce morcellement anhistorique, à lui insuffler une unité reconstituante, si l'on peut dire. Ces instruments ne sont-ils pas une forme supérieure des vents ? Comme eux, ils emportent, transportent, nous animent soudain d'une flamme, alors que dans le même temps leurs vibrations font passer sur nous l'ombre d'un mystère. Voix enrouées, souffles brumeux, halètements sourds, sons à la limite de l'audible, mais toujours un brin spectraux, vous nous envoûtez par votre carmen aux contours sonores mouvants, vous remuez en nous un marécage de sensations enfouies depuis tant de générations qu'on vous passe votre dimension rudimentaire, que c'est peut-être elle, justement, qui nous plaît sans qu'on ose toujours se l'avouer dans vos sonneries farouches et maladroites.

   C'est la mer soudain qu'on entend retentir, le grand océan primordial contemporain du chaos, avant la séparation des éléments. Ces appels traversent les brumes, les brouillards accumulés, accrochés au fil des siècles. Ils matérialisent, pendant la durée d'un souffle, l'épaisseur du Temps, et c'est en quoi ils sont toujours si troublants, d'autant plus que nous sentons qu'ils surgissent simultanément des tréfonds de nous-mêmes, se frayant un passage entre les dalles polies de notre personnalité civilisée dont nous sommes si fiers mais, nous le comprenons alors en entendant de telles proférations, si prisonniers. Ils sont les souvenirs lancinants d'une liberté sauvage, les lambeaux pitoyables d'une vie effrénée, animale. C'est pourquoi Alvin recourt à des échantillons qui pourraient sembler disparates si l'on refusait de voir ce qui relie le religieux et le bestial. La bête est toute entière créature et, comme telle, témoigne du divin le plus brut, perdu à jamais pour l'homme imbu de sa supériorité, qui s'éloigne toujours plus dans un monde façonné par son esprit épris de rationalité. La prière ne vise rien moins, au fond, qu'au retour vers une incarnation naïve, antérieure à tout péché. C'est ce qu'exhale le chophar, par-delà la liturgie, dans la musique d'Alvin Curran. Quant aux sirènes de navire, aux cornes de brume, étymologiquement fabuleuses, elles enracinent les expérimentations musicales d'aujourd'hui dans un imaginaire rêveur plus vrai, plus frais que notre univers d'artefacts.  

 

Chophars, sirènes de navires et cornes de brume.

   Ingram Marshall, compositeur américain pionnier, lui aussi, des musiques électroniques, utilise régulièrement les cornes de brume. "Fog tropes", une pièce de 1982 parue chez New Albion Records, inclut des enregistrements de cornes de brume de la baie de San Francisco, des sons maritimes et une flûte balinaise, la flûte gambuh, vaporeuse et veloutée à souhait, dans une sorte de collage sur bande magnétique pré-enregistrée, mixé avec un sextet de cuivres (paires de trompettes, de trombones et de cors) lui-même retraité à travers un système numérique de retardement. Mais tandis qu'Alvin Curran n'hésite pas à jouer par moments sur les contrastes de textures, les heurts et ruptures sonores qui exhibent le disparate pour mieux exprimer la volonté de jouer de tous les sons de tous les temps, donc de brasser toute l'histoire sonore en l'actualisant dans un geste de réappropriation quasiment démiurgique, Ingram Marshall a plutôt tendance à atténuer les écarts, à harmoniser ses matériaux, d'où une impression de fondu sonore, favorisé par la proximité de timbre entre cuivres et cornes de brume. Pas de traversée du temps, de concaténation temporelle, de tentative pour vivre simultanément le plus ancien et le contemporain. Non, une plongée dans une zone intermédiaire, hors du temps ou dans une temporalité indéterminée, peuplée d'esprits et de fantômes. L'électronique et l'acoustique deviennent indiscernables, animées des mêmes ondulations, ourlées de franges harmoniques flottantes. Quelque chose émerge de l'indistinct. La musique d'Ingram Marshall rejoue le drame primordial de la naissance, mais pour engendrer des ectoplasmes sonores qui ne rejoindront jamais le présent. Elle sourd des limbes, y plane, vaguement inquiétante et en même temps fascinante. Musique de l'inquiétante étrangeté au potentiel dramatique exploité par les deux films qui l'ont inclus dans leur bande originale, Cerro Torre, le cri de la roche (1991) de Werner Herzog, et Shutter Island (2010) de Martin Scorsese (voir mon article à ce sujet).

(ci-contre : corne de brume de la baie de San Francisco)  

   En 1993, "Fog Tropes II", sur l'album Kingdom come sorti en 2001 chez Nonesuch Records, reprend la bande magnétique de la première version, qu'il combine avec un quatuor à cordes, en l'occurrence le Kronos Quartet. Les contrastes sont évidemment plus marqués, mais la lumière baisse peu à peu, les graves l'emportent, les fantômes reviennent entre les cadences de plus en plus élégiaques des cordes, si bien que l'œuvre est au final plus déchirante, plus luciférienne en ce sens qu'elle évoque comme une chute magnifique et terrible, celle de l'archange rebelle condamné à devoir se contenter des ténèbres, et dont la pièce donne à entendre les voltes, les efforts sublimes et vains de remontée. Ici, les cornes de brume signent un exil définitif.

   Chophars, sirènes de navire et cornes de brume relient la musique d'Alvin Curran à un monde édénique. Le collage d'échantillons variés - prières, cris d'animaux, bruits... - convoque pour l'auditeur des strates éloignées de l'histoire humaine, embrassée dans une saisie passionnée, totalisante. L'électronique y est le continuum magique qui charrie la variété merveilleuse retrouvée du monde. Pour celui qui sait bien sonner, rien n'est perdu, toute la beauté inépuisable de la création peut se déployer, que ce soit dans des envolées psychédéliques ou des cacophonies débridées. Pas de place pour la nostalgie dans cette célébration sensuelle, gourmande. Par contre, les cornes de brume d'Ingram Marshall, séduisantes comme des sirènes d'ailleurs, sont l'écho d'un autre monde, perdu peut-être, qui vit quelque part d'une vie presque larvaire mais sombrement expressive. Elles sont ambivalentes, liées à des lieux écartés, maudits : pénitencier (Alcatraz), enfers...Chez Ingram Marshall, elles sont le signe d'un romantisme contemporain, d'une inquiétude somptueuse.

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( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 juillet 2021)

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Publié le 11 Octobre 2013

David Borden - L’histoire ininterrompue du contrepoint

  ( C'est avec grand plaisir que je publie cet hommage de Timewind, lecteur et chroniqueur intermittent, à David Borden, compositeur encore absent de ces colonnes, alors même que j'ai beaucoup écouté et apprécié The Continuing Story of Counterpoint, vaste ensemble paru il est vrai bien avant la naissance de ce blog en 2007, mais ce n'était pas un raison pour continuer à l'ignorer !)

  

Né en 1938, David Borden est le grand oublié de la génération des pères fondateurs du minimalisme et de la musique dite répétitive ; et c’est à la fois normal et dommage. Normal, car soyons franc, David Borden n’est pas un grand compositeur et ne peut en rien être comparé à ses condisciples Glass, Reich, Riley. Dommage, car David Borden eut l’idée de faire se rencontrer la musique répétitive et les synthétiseurs, et plus particulièrement les fameux Moog.

   C’est en 1967, que David Borden fait la connaissance de Robert Moog, une rencontre qui va profondément modifier sa façon d’aborder la musique et les instruments. Il sera pour ce dernier - bien involontairement dans un premier temps - un « testeur » pour ses nouveaux instruments. Et il commencera alors tout naturellement à jouer et à composer des oeuvres pour synthétiseurs.

   En 1969 il crée avec Steve Drews le Mother Mallard (Portable Masterpiece Company), un ensemble de synthétiseurs et d’instruments amplifiés et donne en 1970 le premier concert utilisant un prototype de ce qui deviendra le fameux Minimoog. Va suivre toute une série de  concerts où ils interprétent sur scène des œuvres de John Cage, Robert Ashley, Terry Riley, Philip Glass, Steve Reich...En 1971, Linda Fisher les rejoint et Mother Mallard ne joue désormais quasiment que des œuvres de Steve Drews et David Borden. Le groupe connaitra par la suite de nombreux changements de musiciens autour de David Borden, et celui-ci sera rejoint par son fils Gabriel (à la guitare électrique) dans les années 80.

   Si David Borden a une grande admiration pour Steve Reich et Philip Glass, c’est toutefois par In C de Terry Riley et par le jazz qu’il jouait sur scène dans les années 60 qu’il dit avoir été le plus influencé. Si beaucoup de critiques, et souvent le public, l’ont comparé à Steve Reich et Philip Glass, il y avait une différence à ses yeux fondamentale dans son approche de cette musique : alors que Steve Reich et surtout Philip Glass utilisaient des instruments amplifiés, entre autres des orgues, David Borden utilisait des synthétiseurs, ce qui faisait une grande différence de sonorité, et créait un univers musical très différent.

  

The Continuing Story of Counterpoint (1976 - 1987) est une œuvre en douze parties pour synthétiseurs, instruments acoustiques et voix. Oeuvre cyclique dont les parties font référence les unes aux autres d’une manière ou d’une autre. Son titre a deux origines : une oeuvre de Philip Glass, An other look at harmony, qui conforta Borden dans son approche contrapuntique de la musique, et le titre d’une chanson des Beatles « The Continuing Story of Bungalow Bill » extraite de l’album blanc.

   Découvert au hasard dans un bac du temps lointain des disquaires, The Continuing Story of Conterpoint, Parts 9-12, m’avait presque sauté dans les mains : achat impulsif, attrait de ce titre mystérieux! À l’écoute, je découvrais une musique à la fois familière et totalement différente de tout ce que je connaissais déjà, du Philip Glass joué par Klaus Schulze ou Tangerine Dream en quelque sorte. Avec de belles séquences rythmiques, mais ici, pas de séquenceurs, juste des musiciens.
   La Partie 9 est à la fois le premier morceau de David Borden que j’ai écouté et celui que je préfère, sans doute en souvenir de l’émotion musicale ressentie. Tout d’abord, il y a ce son, un son très chaud, enveloppant, presque ouaté, et ces claviers qui virevoltent comme des séquenceurs. Des lignes harmoniques qui frisent par moments la mélodie et qui sont doublés par une voix et une clarinette contrebasse. Dans la partie 9, Borden utilise trois lignes musicales rapides et trois lentes ce qui donne à la musique une texture légère. La partie 9 dure quinze minutes, et ses quinze minutes sont à chaque fois que je les écoute, quinze minutes de bonheur.


Discographie :  

The Continuing Story of conterpoint est publié en trois CD (Parts 1-4 + 8 complete / Parts 5-8 /  Parts 9-12)

   Trois disques témoignent des enregistrements et des concerts des années 70 :
- Mother mallard’s Portable Masterpiece Co. 1970-1973: avec deux pièces de Steve Drews et trois de David Borden dont "Easter", la première pièce qu’il composa pour un Moog en 1970, enregistrée en grande partie dans les locaux de l’entreprise de Robert Moog à Trumansburg dans l’état de New York.

- Like a Duck to Water Mother Mallard’s Portable Masterpiece Co. 1974-1976: six pièces de Steve Drews et deux de David Borden, toutes enregistrées en studio en 1976.
- Mother Mallard’s Portable Masterpiece Co. Music by David Borden: est constitué d’enregistrements de concerts des années 1976-77, avec les parties 1 et 3 de The Continuing Story of Conterpoint.

   Il existe également deux disques d’ambiante électroniqueCayuga Night Music et Places, Times & People avec quelques plages assez belles.

   À signaler aussi "Double Portrait", une œuvre assez intéressante pour deux pianos qui figure sur le disque U.S. Choice du duo Double Edge chez New World Records.

   David Borden restera celui qui a fait se rencontrer les synthétiseurs et la musique minimale et répétitive, avant même qu’en Europe, Tangerine Dream et Klaus Schulze ne commencent à utiliser des Moogs et ne découvrent les musiques de Glass, Reich et Riley.
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Une chronique de Timewind

   Les disques de David Borden sont principalement parus chez Cuneiform Records.

Pour aller plus loin

- Le site de Mother Mallard

- La page du site de Cuneiform Records consacrée aux disques.

- plus bas , la fameuse partie 9, la préférée de Timewind

- une partie du cycle en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 juillet 2021)

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Publié le 7 Octobre 2013

   J'avais chroniqué Mort aux vaches, disque sublime né de la collaboration du compositeur et multi instrumentiste américain Peter Broderick et de l'artiste sonore néerlandais Rutger Zuydervelt, connu sous le nom de Machinefabriek. Cette belle vidéo rend hommage à un autre beau disque, Blank grey canvas sky, sorti en 2009 chez Fang Bomb. Cela s'appelle "Planes", et c'est magnifique, je pars au quart de tour. Un besoin d'infini, soudain, de fulgurance. J'y associe une de mes photographies personnelles, prise dans la région de Toulon, vous comprendez aisément pourquoi.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Électroniques

Publié le 30 Septembre 2013

Imagho - Méandres

   Dans le monde de Pro Tools, des logiciels qui font (presque) tout, contrôlent et corrigent, Jean-Louis Prades, alias Imagho, a choisi de rester...un artisan. Je ne reviens pas sur sa carrière, ponctuée de quelques disques que j'avais évoqués dans un bref article de mars 2008, au moment de la sortie du double cd Inside looking out.

  Dès le premier titre, "Une femme", le ton est donné : une musique simple, décantée des effets, une musique qui chante, guitare et batterie au premier plan, un peu de piano. Mais son côté jazz, pas déplaisant du tout, est plus le souvenir d'une période ancienne pour le guitariste et multi-instrumentiste lyonnais que l'amorce du disque. Une belle fausse piste. Le ton change en effet avec "Great Matzinger", le titre le moins convaincant de l'album, encombré par une contrebasse virtuelle, et alourdi par la rythmique robotique que les parties acoustiques de Jean-Louis ne rendent guère plus digeste...Et puis il y a le premier miracle, le lumineux "Three Children", sa magnifique mélodie, les cordes de la guitare qui crissent. Deux thèmes, repris, structurent ce bijou fragile, serti dans une écrin léger de piano et claviers. "In Caso di nebbia" commence par un crachotement de boîte à rythme à semi étouffée, qui sert de soubassement à quelques accords de guitare, quelques griffures électro acoustiques, comme si l'on picorait, effleurait les cordes, et l'auditeur se trouve plongé dans un subtil brouillard mélancolique.

   On sent que c'est parti. Imagho nous emmène dans des flâneries tranquilles, comme le titre éponyme, jeu d'échos entre plusieurs guitares, ou le curieux "The Crossing", avec un début à l'archet électronique sur lequel la guitare vient se poser pour le recouvrir, accompagnée d'une percussion discrète, puis d'un vibraphone m'a-t-il semblé, pour une petite série de variations, avant la réapparition de l'archet en arrière-plan, morceau doucement hypnotique plus dans la lignée de Inside looking out et que Jean-Louis dit associer à "Exiles" de King Crimson sur l'album Lark's tongues in aspic.

   "Song for Franck", avec son introduction électrique à base de sons distendus, offre une autre échappée à la guitare sèche, des accords discrets coupés de silences : un autre très beau moment, simple et émouvant. On ne pense plus à rien, on écoute juste les cordes sonner, résonner, les claviers nettement à l'arrière-plan. Si le titre suivant, "E.T.I" pour "Extra Terrestial Intelligence", a un petit côté science-fiction avec ses gloussements électroniques, guitare et batterie sont bien là, et ça chante en toute modestie tout honneur, en prenant son temps. C'est vraiment une musique à déguster, un jour de fine brume, au bord d'une rivière lente. J'aime moins ""2800 Kelvin", sa batterie sans surprise et sa guitare plus jazzy. Mais "40" qui suit est tout simplement magnifique, guitare folk évidente, arrangements superbement désuets, un morceau hors du temps, en apesanteur. "Rosebud", évidemment un clin d'œil au film d'Orson Welles, avec sa guitare saturée et sa rythmique animée, est un objet sonore improbable, non sans charme, comme un interlude avant "We got company", bricolage de piano et de sons retraités de toute beauté, dans l'esprit des musiques ambiantes. La guitare réapparaît sur le dernier titre, "Angel", délicat, aérien. On est surpris d'entendre un chœur de voix, très en arrière, grave, celle du compositeur interprète en personne !! Ce serait l'annonce d'un futur disque...

   Tel quel, avec ses quelques faiblesses, voici un album aimable, précieux pour les pépites qu'il secrète en son sein, sans avoir l'air d'y toucher, loin du bruit et de la fureur, à hauteur d'homme.

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Paru chez Alara / We are Unique Records en 2013 / 13 titres / 47'

Pour aller plus loin

- Jean-Louis Prades décortique son album titre à titre

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges