Publié le 26 Juillet 2021

Laurent Saïet & Guests - After the Wave
Laurent Saïet & Guests - After the Wave

   Membre de plusieurs groupes dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix, Laurent Saïet est aussi le cofondateur avec Thierry Müller et Thierry Loizillon du label Trace sur lequel il a déjà édité sept albums et un DVD. Il est aussi compositeur de musique de films. Pour ce huitième album sur son label, il a décidé de faire appel à des collaborateurs prestigieux. Edward Ka-Spel (des Legendary Pink Dots) chante ses propres paroles sur les titres 1 et 10. Thierry Müller (Illitch, Ruth) joue du synthétiseur et de la guitare acoustique sur le titre 8. Quentin Rollet (de Nurse With Wound notamment !) improvise des parties (inégalement) savoureuses de saxophone sur six titres et joue du monotron en 9. Le batteur Paul Percheron (Stamp) donne une vigoureuse assise rythmique à huit des onze titres. Quant à Ben Ritter, compagnon musical de longue date de Laurent Saïet, il chante son propre texte en 6 et joue de la clarinette sur le titre 10.

   Laurent Saïet assure tout le reste : mellotron, guitare, basse, claviers, percussion programmée, cordes et instruments électroniques.

   Évidemment, l'empreinte initiale du mellotron, qui lui a servi à enregistrer les maquettes des morceaux, reste sensible et donne à After the Wave  son parfum puissant de rock progressif. Comment ne pas songer aux premiers albums de King Crimson, par exemple ? La participation d'Edward Ka-Spel nous tire vers les Legendary Pink Dots. Est-ce à dire que ce disque regarde vers le passé, verse dans une nostalgie facile ? Certes pas. On ne compte plus aujourd'hui les amoureux du mellotron, comme Jonathan Fitoussi et Clemens Hourrière pour leur génial Espaces timbrés. Le mellotron a un velouté, une profondeur qui en font l'instrument onirique par excellence. C'est un instrument métaphorique : il transporte l'auditeur dans d'autres dimensions.

Pas étonnant que le premier titre soit "Bypass" : l'idée d'une dérivation, d'un court-circuit, mené de voix de maître par le magicien Edward Ka-Spell sur un fond mouvant de mellotron, synthétiseur. Titre envoûtant, mélodique, au rythme irrésistible, enchanté par le saxophone lyrique de Quentin Rollet. Nous voilà emportés, prêts pour "The First wave", dont l'ambiance expérimentale fait songer à la fois à Nurse With Wound ...et à Gong  par ses clins d'œil, sa gentille folie. Ce titre débridé est réjouissant à souhait, comme si mille esprits facétieux surgissaient de toute part dans ce royaume timbré.

   "Lunar Eclipse", après une introduction mystérieuse aux percussions et sons électroniques glissés, retrouve la veine du titre 1 : mellotron, synthétiseurs, guitares flamboyantes, tout un univers mélodieux et envoûtant, très King Crimson et consorts. "Mambo of the 21st Century" ? Une danse chaloupée dominée par le saxophone éloquent de Quentin Rollet ! La seconde vague ("The Second Wave") confirme une sorte d'alternance entre grandes échappées (titres 1 - 3 -5) et intermèdes ludiques et décalés. J'adore cette musique incandescente, lyrique, radieuse, qui dilate le temps. Un régal ! De quoi se perdre sur l'autoroute, serait-ce une allusion à l'univers lynchien ? "Lost on the Highway" est une chanson pop dans la meilleure tradition, interprétée par Ben Ritter : diction impeccable, synthés tournoyants, batterie frémissante, et un curieux dialogue avec une autre voix et un chœur. " Laurent Saïet vous a concocté un petit tour d'enfer, "Hell Ride", motos synthétiques grondantes, batterie et guitare virtuose, du bien huilé ! "Solar Eclipse" forme diptyque avec "Lunar Eclipse", comme un écho adouci du premier, à la limite du sirupeux tout en restant tolérable. Pour moi le titre le plus faible en tout cas... Heureusement, voici la troisième vague, "The Third Wave", bien plus inspirée, dynamique et onirique, parcourue de puissants courants, de textures chatoyantes, chavirantes. Une magnifique réussite ! Basse et guitare en avant, revoici Edward Ka-Spel en maître d'une cérémonie peut-être un peu trop envahie par le saxophone très convenu : du joli gâte la dimension folle...

   Le disque se termine avec "After the Wave", somptueux avec ses cordes graves, ses nappes de mellotron et synthétiseurs : on est à la cour du roi pourpre, atmosphère magique. Et là le saxophone est bien à l'unisson de l'étrange, de ce bruissement des mondes ensorcelants qui nous enveloppent dans leurs longues draperies veloutées.

   Un hommage souvent magnifique à une pop progressive au charme toujours agissant !

Mes titres préférés : 1) "Bypass" (1) / "Lunar Eclipse" (3) / "Lost on the Highway" (6) / "The Third Wave" (9) / "After the Wave" (11)

2) "The First Wave" (2) / "The Second Wave" (5) / Hell ride" (7)

Et n'oublions pas les collages fantasques et jubilatoires de Thierry Müller, inspirés par le peinture, la sculpture et l'architecture  !!

Paru en juin 2021 chez Trace Label / 11 plages / 55 minutes environ

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Publié le 21 Juillet 2021

Thomas Köner - Nuuk

   Né en 1965 à Bochum dans la région de la Ruhr, Thomas Köner est devenu un artiste reconnu de la scène électronique. Sa musique minimale, inspirée de ses nombreux séjours en Arctique, évolue entre techno et drone. Lorsque nous sommes exposés au froid, nous remarquons mieux les plus légers changements de couleur, de son ou de densité. Comme plusieurs de ses albums des années quatre-vingt dix, le titre Nuuk, nom de la capitale du Groenland, renvoie à ce monde qui n'est qu'apparemment monotone et monochrome. Initialement paru en 1997 dans le coffret Driftworks, le label de Francfort Mille Plateaux avait ressorti le disque une première fois en 2004, accompagné d'un DVD.

   C'est un monde feutré, tapissé de très basses fréquences, de drones en lente évolution, dans lequel on est plongé dès "A1 Nuuk (Air)". Immersion parmi des courants doux et irrésistibles. Beauté de fantômes de couleurs, de traînées lumineuses dans l'ombre souveraine. Avec "A2 Polynya I", on navigue entre des blocs sombres, aux contours estompés. Comment ne pas penser à la majesté tranquille des icebergs ? La musique de Thomas Röner supprime toutes les aspérités. Tout y vient de l'intérieur, comme ces curieux vols d'oiseaux inconnus se frayant leur chemin au cœur de poussées immenses.

   Le jour, c'est presque comme la nuit. "Nuuk (Day)" : lents changements de couleurs, vents de brouillards, spirales troubles. Un engloutissement réconfortant. La deuxième face du disque commençait avec "Amras", exploration minutieuse des micro fissures, des respirations entre les couches sonores, d'une vie obscure déposée dans l'épaisseur. Paradoxalement, cette musique glaciale est émouvante comme une ode à la fragilité des masses énormes. "B2 Nuuk (Night)" prend les allures d'un hymne inverse, somptueux, à la nuit universelle. Quelque chose racle, quelque chose se frotte contre les parois, une énergie sourd, infinie. Qui se déploie dans "B3 Polynya II", cluster de drones orageux, migration épique de rayonnements invisibles, pièce d'électronique ambiante absolument splendide, d'une écriture sculpturale raffinée. Rappelons que les deux titres "Polynya" renvoient à une réalité glaciaire, puisqu'une polynie désigne un grand trou dans la banquise. Du vide vient le plein, le plein retourne au vide : musique zen, dépouillée de tout ego. Restent les esprits qui chantent la fin pour ce lamento incroyable qu'est "B4 Nuuk (End)". Un lamento à peine, d'une grâce soulignée par de rares attaques de drones ouatés ponctuant l'avancée vers la dissolution.

Un chef d'œuvre d'ambiante électronique sombre à écouter très fort dans la nuit du jour ou dans le jour de la nuit.

Paru en juin 2021 chez Mille Plateaux / 7 plages / 41 minutes environ

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Publié le 12 Juillet 2021

T.Griffin - The Proposal

   La musique de film vaut-elle pour elle-même, sans le film pour lequel elle a été écrite ? En ce qui concerne The Proposal, la réponse est évidemment positive. Conçue pour un film documentaire de Jill Magid évoquant l'héritage contesté de l'architecte mexicain Luis Barragán par T. Griffin, réalisateur de nombreuses musiques pour la télévision et des films documentaires, elle s'inscrit bien dans le champ du label Constellation. En effet, Griffin est aussi membre du groupe Vic Chesnutt, dont deux albums sont sortis sur le label, et a collaboré par ailleurs avec une formation phare de Constellation, The Silver Mt. Sion.

   The Proposal allie instruments acoustiques comme les cors, les guitares, contrebasse et percussion, avec l'électronique, les échantillons et des traitements ambiants pour composer treize titres atmosphériques, méditatifs. Des titres ciselés, dont la beauté est rehaussée par des contributions variées (banjo sans frette, guitare, clavier, sons de terrain...). Douce hantise de "Grass horns for Proposal dinner", cors en courtes interventions un peu jazzy sur fond de percussions graves. "Manufacture", à la mélodie prenante, est une coulée électronique zébrée de claviers qui emporte l'auditeur dans un monde intrigant de drones tournoyants et d'aigus affilés. Quant à "Copyright implications", c'est l'intrication d'une trame synthétique soyeuse et d'une guitare limpide, puis l'entrée dans une marche hypnotique solidement installée par la percussion lourde. Superbe ! L'atmosphère se raréfie pour le très minimal "Void Room and Reliquary", alchimie réussie de sons électroniques et acoustiques, ces derniers évoquant d'anciennes civilisations, si bien que lorsque surgit le banjo, on déguste le parfum folklorique réduit à sa quintessence.

Avec "St Gallen", nous sommes projetés dans une musique ambiante ouatée, qui flirte avec un post rock épais, vrombissant de drones. "Word guitar", comme son titre l'indique, joue une petite mélodie à la guitare, hommage délicat à la mère patrie espagnole ? Pure ambiante assortie d'une sorte de métronome, "The Jeweller" fait claquer ses cristaux, enrobés d'orgue et de drones. "Poised" renvoie à "Word guitar", en plus orchestral, doux et mélodieux, rêveur. "Architecture of noise" ? Rien d'agressif, une friandise électro !

   Vous vous laisserez séduire par ce disque bien fait. Cette "Nun with a Chipped Tooth" (nonne avec une dent cassée, le titre 11) est une petite merveille de délicatesse à l'image d'un album qui pourra, quand même, étonner les inconditionnels de la maison de disque de Montréal, mais qui s'écoute avec grand plaisir à défaut d'être fracassant ou inoubliable. Le dernier titre, sur fond d'exquise électro, prend les allures d'une improvisation jazzy qui pourrait évoquer l'univers de John Lurie ! Savoureux !

Paru en juin 2021 chez Constellation / 14 plages / 49 minutes environ

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Publié le 30 Juin 2021

Jana Irmert - The Soft Bit

   Artiste sonore travaillant à Berlin, Jana Irmert sort son quatrième album chez Fabrique Records. Ses exploration sonores l'ont amené à collaborer avec des réalisateurs, des danseurs et des artistes visuels. En 2019, elle a été récompensée par le prix de la musique de film documentaire allemand. En 2021, elle a été primée pour sa contribution sonore au film de Jóhann Jóhannsson "Last and First Men". Elle s'intéresse à la matérialité des sons, utilisant des sons de terrain, des échantillons de voix et des sons synthétiques pour sculpter des paysages électroniques, comme si elle se servait d'un sonar en obscurité profonde. Pour ce disque, elle recourt très directement à du métal, du sable, de l'eau, de l'air pour composer des pièces tantôt solides comme des rochers, tantôt prêtes à s'évaporer dans l'air, confie-t-elle.

  The Soft Bit ? Comment le traduire ? Le peu doux, le doux morceau ? Ou plutôt le doux bit...Huit titres entre quatre et plus de huit minutes, à l'exception du court septième, d'à peine deux minutes. À chaque fois, des immersions dans un monde de drones, de raclements. "Lament" plonge en eau profonde, brassant des textures épaisses, rugueuses, dans des giclements électroniques, des gestes percussifs aléatoires, et un orgue perdu dans de courtes boucles. Beau prélude à "Against Light", manifeste sombre, plus profondément enfoui dans les graves, les sables crissants de ténèbres instables. Une techno très douce, abyssale et bruitiste. Et puis voici le titre éponyme, celui qui nous dit dès la première écoute que ce disque figurera à coup sûr dans ces colonnes. Drones en majesté, vagues électroniques crépitantes. Sur une plage souterraine, des oiseaux métalliques, un synthétiseur enroulé sur lui-même comme un grand coquillage, une sorte de gong en guise de marqueur percussif. La splendeur du dedans, les déchirements d'un cauchemar extraordinaire sur une plage battue par un ressac improbable. Quel titre inspiré, à la beauté farouche ! Contrairement à ce qu'on pouvait attendre, "Of Air" ne nous délivre pas des ténèbres, fouettant l'air de zébrures sourdes, le synthétiseur en notes tenues, ondulantes. C'est un air d'une incroyable densité noire, agité d'une sorte de danse minimale. "Without Thought" nous emmène dans des conduites, des tuyaux, au royaume des percussions troubles, parcourues de vibrations, de courants incertains. On est sous des grèves secrètes, où le moindre son génère des ondes mystérieuses. Le caractère souterrain de cet opus s'affirme avec le sixième titre, "Underneath", hanté par des voix lointaines. Des coups étouffés sont un écho des "soft bit(s)" du titre de l'album. Tout un monde surgit de ce milieu lové au cœur des matières pour une étrange polyphonie exsangue, effilochée.

   "Granite" fait figure d'intermède dans cet album aux titres développés. Percussions douces, résonantes, doublées de glitch ou glissements électroniques discrets, esquissant une mélodie reprise en boucle. L'album se conclut avec "Everything Minus All", suite de vagues synthétiques crescendo, comme un vent électronique chargé de drones pour tout balayer : titre hypnotique à la coda qui s'évapore dans les lenteurs...

   Un voyage fascinant dans l'épaisseur des matières sonores.

Paru en juin 2021 chez Fabrique Records / 8 plages / 46 minutes environ

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Publié le 25 Juin 2021

Mári Mákó - Oudemian

  De quels ailleurs nous vient la musique de Mári Mákó, compositrice hongroise installée à Rotterdam ? Un sortilège a produit ce mélange incroyable de musique instrumentale, vocale et d'électronique en direct. Le titre Oudemian est déjà le croisement de deux mots riches de sens : Ourobouros, ce très vieux symbole du serpent qui se mord la queue renvoyant au cycle de la vie, et Demian, le titre d'un roman de Hermann Hesse dont le personnage principal cherche à être lui-même dans un monde immoral. Il se trouve que cette combinaison rencontre un vieux mot grec dont l'un des sens est aucun ! Être soi-même, n'est-ce pas n'être aucun des autres ? Les six morceaux de l'album sont censés retracer l'itinéraire existentiel de Demian se  débattant pour sortir de la crise, surmonter l'angoisse et (re)vivre.

   La voix de Mári dans les hauteurs, une "cithare" électronique programmée baptisée The Schmitt, le violon de Matthea de Muynck, la contrebasse de Julian Sarmiento, des drones sombres : "The Bell" ouvre l'album par une sorte d'incantation mystérieuse ponctuée de frappes fortes, comme si l'on entendait un troupeau dans des alpages improbables. Le saxophone de Laura Agnusdei (belle transition avec ce que je disais du titre précédent, non ?) vrombit dans les graves de "Waves", la voix perchée au milieu d'une pluie de drones. Serions-nous dans l'antre d'une sibylle ? "Shedding" marque le moment le plus trouble du combat intérieur : un véritable chaos proche de la musique industrielle, découpé par des percussions lourdes, des silences, des coups de gong, à quoi il faut ajouter la trompette déchirée de Miklós Mákó, créent une ambiance inquiétante, d'un mysticisme expressionniste saisissant. Le titre éponyme est dominé par la voix de Mári, surgie d'un fond de cithare et de drones estompés. L'atmosphère est mystérieuse, solennelle, mais apaisée. Des harmonies profondes envahissent l'espace, la voix plane, d'autres voix semblent à l'arrière-plan. Titre superbe à l'intensité chamanique, qui prend l'allure d'un rituel très ancien. "Homecoming" est un hymne foisonnant, puissamment rythmé, un peu pop, avec une coda presque a capella facétieuse entre la voix de Mári et celle de Sarah Albu. "All is all", comme son titre l'annonce, prend du recul, sorte de chant de gloire totalement dans la fusion harmonique des composantes du disque.

  Un album bouillonnant, qui brouille toutes les frontières : instruments acoustiques, électroniques, voix, se mêlent dans une liturgie d'une grande beauté, intemporelle.

Paru le 28 mai 2021, autoproduit / 6 plages / 26 minutes

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Publié le 16 Juin 2021

Melaine Dalibert (6) - Night Blossoms

   Sixième album du pianiste et compositeur Melaine Dalibert, Night blossoms présente six nouvelles compositions des années 2019 à 2021. Quatre pour piano solo (1 à 3 / 5) et deux avec l'intervention de l'électronique de David Sylvian, qui par ailleurs a choisi le titre de l'album et réalisé la couverture (c'est la quatrième pour Melaine).

   Les trois première pièces pour piano seul sont comme des hors d'œuvre, et en même temps des rappels des composantes esthétiques de l'univers du compositeur. "À Rebours", s'il est un hommage indirect (involontaire ?) à Joris-Karl Huysmans, est basé sur le codage binaire d'une séquence rétrograde : c'est un écho assagi du vertigineux "Litanie" sur Infinite Ascent (2020). Le piano assourdi pour éviter la saturation possible liée aux répétitions rapides de motifs (sur les trois premiers titres d'ailleurs) contribue à une ambiance feutrée, comme si les motifs se déroulaient dans un espace intérieur assez étroit, équivalent spatial de l'écriture algorithmique employée, d'un rigorisme austère. "Windmill" est plus rapide : le moulin tourne vite sur le mode lydien sa suite de courts motifs. Comme pour le premier, l'assourdissement du piano, sa limitation, me donnent peu à peu une petite impression d'étouffement. Je sais qu'il s'agit de fleurs nocturnes, le titre nous prévient, mais ne respire-t-on pas plus largement certaines nuits ? J'attends une respiration... "Eolian Scale" s'élance enfin, encore une pièce algorithmique,  mais plus proche de l'esprit minimaliste, avec une belle intrication de motifs polyrythmiques. On oublie (pas totalement...) l'instrument assourdi, séduit par cette beauté fluide, le vertige litanique de ce piano en mode continu, si je puis dire en pensant à Lubomyr Melnick. Je laisse de côté la pièce 4 pour le moment...

   Heureusement, voici "Sisters", le piano qui sonne librement. Long canon qui superpose les motifs, la pièce rafraîchit par son lyrisme, ses couleurs changeantes, son ondulation vaguement dansante. Quelle superbe pièce de transe, d'une épaisseur orchestrale magnifique !

   Depuis Ressac, Melaine Dalibert rêvait d'associer un contrepoint électronique à ses compositions algorithmiques minimales. David Sylvian réalise ce souhait sur le couple "Yin" / Yang" (pièces 4 et 6). Je passe sur les détails techniques pour faire simplement remarquer qu'elles dérivent, nous dit le compositeur, du même algorithme. L'électronique enveloppe le piano d'une traîne diaprée, prolonge les notes discontinues et leurs résonances par un réseau très fin d'échos et d'accidents sonores. Des textures troubles, déchirées, délicatement sculptées, ajoutent une dimension sensuelle, mystérieuse, à ces deux méditations au hiératisme solennel : ne se promène-t-on pas  dans un jardin de temple japonais par une nuit de pleine lune ? Deux très belles réussites d'un grand raffinement sonore !

Mes fleurs nocturnes préférées : 1) "Sisters" (5) / "Yin" et "Yang" (4 et 6)

2) "Eolian Scale" (3) 

   Si les deux premières pièces, bluettes étouffées, ne vous découragent pas, vous serez récompensés par la suite : quatre fleurs nocturnes épanouies entre Occident et Orient !

Paru le 11 juin 2021 chez elsewhere music / 6 plages / 44 minutes environ

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- L'association entre le piano et l'électronique vous intéresse ? Écoutez Music for piano XL d'Alvin Lucier ou The Fall d'après le November de Dennis Johnson par le pianiste Nicolas Horvath et le compositeur de musique électronique Lustmord.

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Publié le 11 Juin 2021

Philip Blackburn - Justinian Intonations

Dans la Matrice sonore des Origines

Compositeur, artiste sonore, réalisateur et écrivain (entre autres !), Philip Blackburn, d'origine britannique,  a présidé jusqu'en 2020 aux destinées de la maison de disque américaine Innova, si importante pour les nouvelles musiques, avant de reprendre le label Neuma Records. Pour une présentation biographique plus détaillée, je renvoie à son site personnel. Pour ce disque Justinian Intonations, il a analysé les réverbérations se produisant dans les grandes citernes byzantines, la citerne de Théodose et la citerne Basilique, édifiées au cinquième et sixième siècles de notre ère, la première sous l'Empereur Théodose, la seconde sous le règne de Justinien, d'où le titre de l'album.

Le premier titre, "Out Beyond", sur un texte du poète mystique Rûmî, mêle la voix du chanteur Ryland Angel au son d'une coquille de conque, à des respirations, des appels, des bruits de pas craquants dans la neige, et aux réverbérations produites par la citerne. La psalmodie prend des accents grandioses dans ce contexte sonore fascinant, ces résonances, ces superpositions. Ouverture troublante pour les monumentales Justinian Intonations, d'un peu plus de cinquante minutes...

   Cette fois, nous sommes au cœur de l'immense citerne, au cœur du mystère de l'eau stockée sous l'antique Constantinople. Les sons rayonnent, translucides, s'élancent et retombent au rythme d'une respiration abyssale. Ils nous traversent comme autant de flèches lumineuses. Ce sont cascades vitrifiées, trajectoires frissonnantes, tout un foisonnement d'harmoniques argentées, sur un sous bassement de drones vibrants. On se souvient peut-être que deux bases de colonne présentent  une tête de Méduse sculptée : la musique elle-même semble douée d'un pouvoir pétrifiant, au sens où elle inspire un profond respect par son caractère majestueux, magnifique. Les pierres et l'eau se sont mêlées intimement, donnant naissance à une pluie sonore incantatoire, d'essence magique, de laquelle surgit peu à peu la voix humaine. Vers treize minutes trente commence une sorte de messe souterraine, la voix se multipliant sous les voûtes qui se creusent encore, s'éloignent. Je pensais à ces passages dans L'Emploi du temps de Michel Butor consacrés à la Nouvelle Cathédrale. Tout est devenu irréel, fabuleux, nous sommes rentrés dans la coquille originelle, dans la matrice colossale. Allongés sur les pierres immémoriales, nous effectuons le grand Voyage, portés par les colonnes diaphanes, irrésistibles. Les pierres bougent, irradient une énergie inconcevable. On entend des voix prises depuis longtemps dans les pierres, on entend les colonnes léviter dans l'immensité. Comment rendre compte d'une telle musique, d'une telle fulgurance, d'une telle luxuriance ? Et d'une telle gravité : elle soulève, dépose, vaporise. La citerne n'est-elle pas l'avatar de la caverne du Temps ? Hors de là, rien n'existe vraiment. Ce sont les vibrations, les lames tranchantes des vagues harmoniques qui nous constituent, nous rendent à l'Éternité, aux cantillations immortelles des voix surgies entre les piliers, au tumulte des avant-mondes n'ayant jamais disparu...

   Une expérience d'écoute, d'immersion, de retrouvailles avec l'essentiel. Un Voyage sonore fabuleux !

Paru le 2 avril 2021 chez Neuma Records / 2 plages / 60 minutes environ

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Publié le 7 Juin 2021

Tom Lönnqvist - Noir

   Artiste sonore, improvisateur et compositeur, le finlandais Tom Lönnqvist propose une exploration de la nuit, d'où le titre, en français. Il en résulte de l'ambiante électronique noire (évidemment), ou plutôt de la techno noire. Une techno profonde, d'une lenteur hypnotique, à base de nappes tournoyantes de synthétiseurs modulaires, de coups de fouet percussifs. Parfois le noir se volatilise, la musique se fait poussières, déchirures magnétiques découpées par le battement implacable. Ne cherchez plus de mélodie, c'est une danse moléculaire : "Aena" ressort du glitch le plus abstrait, et "Aun" qui le suit s'en différencie par une vêture de synthétiseurs qui sonnent comme des orgues brumeux. C'est l'un des grands moments de ce disque radical. Du Tim Hecker qui prendrait le temps ! On croit entendre une voix synthétique enfouie dans les textures de "Oema", écheveau d'ondes flamboyantes parcourue d'un curieux mécanisme intérieur, comme claudicant. L'album se termine sur un remix, lié à la collaboration du compositeur Timo Kaukolampi, qui a puisé dans sa collection de synthétiseurs modulaires pour finir en ténébreuse beauté : une techno industrielle rentrée, tout en bondissements sourds sur un tapis de drones et des fuites éparses de lumière vrillée.

Très belle vidéo pour accompagner la sortie de cet album percutant comme un iceberg.

Paru le 5 juin 2021 chez Mille Plateaux / 8 plages / 34 minutes

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