Publié le 15 Avril 2018

Jonathan Fitoussi / Clemens Hourrière - Espaces timbrés

   Né en 1978, Jonathan Fitoussi est un compositeur passionné par les formes musicales minimalistes et contemporaines. Il travaille pour l'Institut National de l'Audiovisuel (INA) et le Groupement de Recherches Musicales (GRM). Il aime plus particulièrement les synthétiseurs modulaires et analogiques, soutenu dans ses projets par des compositeurs comme Morton Subotnick. Trois ans après Five Steps, une première collaboration avec Clemens Hourrière, compositeur et producteur sonore, les deux compères récidivent en continuant l'exploration des possibilités du synthétiseur modulaire Buchla. Espaces timbrés  est le fruit de deux ans de travail, enregistré et mixé par I:Cube, alias Nicolas Chaix, musicien singulier de la scène électronique française.  

Jonathan Fitoussi

Jonathan Fitoussi

   Quelques mots sur le Buchla, que tout le monde ne connaît pas (je faisais encore partie des ignorants voilà peu...). Je connaissais le Moog, synthétiseur modulaire fabriqué par Robert Moog, qui donne les timbres si reconnaissables de certains disques (ceux de King Crimson, par exemple). C'est en 1963 que cet instrument était développé. Parallèlement, la même année, Donald Buchla concevait le sien à Berkeley, à la demande notamment de Morton Subotnick qui souhaitait un instrument de musique électronique utilisable en concert. Contrairement aux Moog pourvus de claviers, les Buchla sont munis de boutons. Et ces braves Buchla, comme les Moog d'ailleurs, sont revenus en force dès la fin des années 1990 malgré l'invention de synthétiseurs numériques, sans doute parce que leurs possibilités sont énormes, mais aussi parce que leurs sons sont plus purs, leurs timbres plus chauds, colorés, leurs distorsions harmoniques plus graduelles...

  Si le Buchla domine, on entend aussi du Serge Modular et d'autres synthétiseurs, et encore du cristal Baschet, de l'orgue, de la guitare, du glockenspiel, du résonateur, sans parler des habituels retards et réverbérations.

   De quoi nous transporter vers les sables blancs du début, "White sands", univers intérieur, quasi utérin, coulées de sons, légers frétillements, torsions, spirales s'élargissant, on tombe dans un vortex traversé de clappements brefs, parcouru d'ondes gigantesques. Un régal au casque !

    "Labyrinths" est construit autour d'un motif répétitif obsédant, rejoint par des vagues, des pointes harmoniques. L'espace vibre, s'ouvre à coups lourds de percussion profonde, vers un ailleurs énigmatique. Pulsation viscérale, voyage fulgurant, lointain écho des vagues planantes des premiers disques de Tangerine Dream... vers les colonnes de basalte du titre trois, qui voient le renfort de Jérôme Lorichon aux percussions. "Basalt columns" ressemble à de la techno mâtinée de jungle, de musique industrielle. Et alors là franchement je ne comprends pas les commentaires du genre "encore un truc de chez niche de chez niche de branchouille pour bobo hipster blanc parisien coincé et prétentieux" (sic, sur le site Gonzaï), invraisemblable entassement de clichés creux qui fleurent bon le mépris très branché pour le coup de tout ce qui est français. Le morceau est tout sauf mou : structure implacable, servie par les percussions métalliques magnifiquement enregistrées. "Cymatics" est tout aussi jubilatoire, base pulsante à grande vitesse sur laquelle se greffent des micro-motifs comme des griffures allègres, avec une manière de creuser le motif qui le rend parfaitement hypnotique.Gros remue-ménage percussif au début de "Water mirrors", sorte de cavalcade affolée entre deux parois horizontales. Puis tout s'aplanit, les vagues sont purifiées, les textures chaleureuses, c'est "Euclidian Space" : modulations débridées à l'assaut de l'infini, comment ne pas partir avec eux dans cette suavité enchantée ?

    Un petit saut lunaire ? Percussions bondissantes, rythmique dégingandée, voilà "Lunar Leap", tout en frissons modulés, puis en textures qu'on dirait cuivrées avant un envahissement d'origine intergalactique non identifié. "jangal" renoue avec une veine extatique marquée par une ligne droite ponctuée de multiples petits bonds percussifs - lien avec le titre précédent, d'ailleurs - jouant du contraste entre sons longs et frappes serrées. N'ayez pas peur d'entrer dans le "Ice tunnel", ambiance train fantôme et son cortège d'apparitions sonores : puissantes déferlantes et frappes insistantes qui découpent la nuit hallucinée. Un des meilleurs titres, absolument envoûtant, à faire fondre le ciel par sa puissance glacée. Vous êtes parvenu dans "Œil", seul titre français (ce que je regrette, vous le savez...), d'une grandiose mélancolie. Quand pleuvent les étoiles au fond des nuits intersidérantes, le ciel se met à trembler, à se hachurer, à foncer sur vous, il a pris une voix humaine, son cœur bat très vite, son cœur est le vôtre, vous tombez dans l'œil gigantesque au fond de tout. Une splendeur, le sommet de tout l'album.

   Un album abouti, inspiré de bout en bout ! Dix espaces bien timbrés, en effet !

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Paru en mars 2018 chez Versatile Records / 10 plages / 45 minutes environ.

Je ne vous indique pas les sites des deux compositeurs, en anglais uniquement, ce que je déplore. Bilingue, ce serait la moindre des choses. Non à l'uniformisation linguistique. Je leur pardonne parce que le titre de l'album est en français, très bien trouvé ! Et puis leur musique m'a conquis !!

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Électroniques

Publié le 7 Avril 2018

Rougge - Cordes

   Le dernier fragment du disque précédent de Rougge, Monochrome, se terminait par un arrangement de cordes s'ajoutant au piano et à la voix. Entre-temps, il y a eu un cinq titres en version numérique seulement. Le nouveau disque, sobrement intitulé Cordes, reprend les cinq fragments antérieurs, plus six plus anciens. Les onze fragments ont été réarrangés pour ce nouvel opus, disponible en cd cette fois. Deux violons, un alto, un violoncelle et une contrebasse composent la section des cordes qui donne son titre.

   Le fragment 12 inaugural joue des dissonances, des frottements : un monde obscur s'agite, voudrait émerger du chaos. Le piano tente d'ordonner la fébrilité des cordes... Le fragment 53 est d'entrée océanique, la voix du nancéien naviguant sur les cordes orchestrales. On ne dira jamais assez la proximité de cette voix avec celle de Wim Mertens : entre haute-contre et  contreténor, elle vocalise sans parole, sans filet, sur la mer qui reprend son mouvement après une accalmie. On est emporté, on dérive... Le fragment 45 est plus calme, majestueux. Sur un continuum de cordes, le piano pose quelques notes, et la voix s'élève, suave, concentrée sur un monde intérieur invisible, comme un hymne lent, une invitation à la contemplation. L'ouverture du fragment 19 est dramatique, avec un dialogue serré entre les cordes et le piano martelé, ce qui met d'autant plus en relief ce qui suit, l'envoûtement de la voix, la langueur somptueuse des cordes qui s'approfondit au fil du morceau. Le piano ouvre le fragment 22. La voix ondule une pop mélancolique, soutenue par la contrebasse, avant que les autres cordes n'interviennent dans un contrepoint élégiaque raffiné. On s'enfonce dans un rêve moelleux, ouaté : comme on est bien dans ce bercement !  Le fragment 26 propose un monde mystérieux, la voix avançant entre des massifs graves de piano desquels se détachent les cordes solennelles : on entre dans un autre monde. Celui du fragment 9, à l'introduction énigmatique et belle, qui nous plonge à nouveau dans une dimension océanique, onirique, scandée par les cordes frémissantes, tandis que la voix survole les flots telle une mouette grisée par la tempête se laisse aller au gré des creux des vents, avant de se reposer sur la plage. Petite musique entêtante, ce fragment 48 aux boucles serrées nous ballotte comme des fétus pour notre plus grand plaisir.

   Serait-ce une confidence ? Piano trouble, voix confidentielle, cordes graves, le fragment 50 a des lenteurs affectées qui permettent à la voix de se renverser, de rentrer en gorge, car on n'est parfois pas très loin du chant de gorge ou du chant diphonique si répandu notamment en Asie. Le fragment 25 est une incessante tourmente : la voix se distingue d'abord à peine du torrent des cordes et du piano martelé. Le rythme s'accélère, les cordes chantent, tout s'arrête, et ça repart, la voix ulule, rentre à l'intérieur de la scansion orchestrale, étrange, étrangère. Le piano se fait sépulcral pour le fragment 33, la voix se plaint, gémit, c'est un lamento relayé par les cordes funèbres, une avancée vers un supplice...

   Un disque singulier, beau, émouvant, vivant, intense, sans électronique ou technique ébouriffante. Inclassable, quelque part entre mélodie sans parole et néo-classique contemporain !

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Paru en 2017 chez Volvox Music / 11 plages / 48 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- Un autre fragment en écoute :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges