Publié le 29 Octobre 2018

Couverture de l'album

Couverture de l'album

   1:01:33 : c'est la durée de la dernière composition du pianiste et compositeur Melaine Dalibert. Après Quatre pièces pour piano (2015) et Ressac (2017), il poursuit son exploration des formes liées à une écriture algorithmique, cette fois une forme un peu plus longue encore que les presque cinquante minutes de la pièce éponyme du second enregistrement. La composition est constituée de motifs de deux à neuf notes, entrecoupés de silences relatifs, dans la mesure où la pédale enveloppe l'ensemble d'un halo spectral d'harmoniques. Le tempo semble stable, les motifs reviennent, s'entrelacent, à tel point qu'on n'est jamais certain d'entendre les mêmes séquences, ce qui crée une impression de flottement, d'irréalité. Chaque motif devient alors comme l'équivalent de l'une de ces images du monde flottant chères à la tradition japonaise du mono no aware, « l'empathie envers les choses ». C'est ainsi peut-être que se comprend le titre, Musique pour le lever du jour : musique pour que le jour se lève, il incomberait à la musique cette tâche primordiale de nous délivrer de la nuit. Ce serait l'aube indécise, cette zone frontière entre la nuit et le jour, avant que le soleil ne sorte ses rayons. La musique est une incantation, elle appelle le soleil, elle le précède. Elle est hiératique, elle se tient sur le seuil ; en même temps elle est nimbée du monde des rêves auxquels elle adhère encore, prisonnière de l'ancestrale fascination de la nuit. Elle est désir d'éveil, et nostalgie de l'ombre engourdissante, dissolvante. Aussi ne cesse-t-elle de se lancer, essaie-t-elle de prendre des aspects claironnants, mais une timidité la retient, une pudeur, si bien qu'elle se tait. Elle se sent bien, là, tranquille. Elle se voit bien se substituant et à la nuit et au jour, pour toujours, dans l'abolition de la course du temps qu'elle suspend indéfiniment. Sur le seuil, dans la semi-obscurité ou le demi-jour, elle vit son heure de gloire, inaugurale et souveraine de l'éphémère. Le piano est devenu portique de cloches ivres de sonner encore et encore et de s'écouter ré-sonner. Plus rien n'a d'importance, que le son produit par la frappe, sa propagation qui instaure le temps véritable, le temps pur d'avant les horloges, non froidement mesuré mais sensible. Un temps humble, succession d'attaques/frappes et de lents déclins, chargé déjà des souvenirs proches des notes précédentes, un temps qui baigne comme un peu au-dessus de sa naissance et de sa mort renaissante, un temps qui lévite dans l'abolition de toute presse. Le pianiste est ce nouveau Narcisse se mirant dans les rides du bassin limpide qu'il frappe et refrappe, fasciné, amoureux de l'image sonore annonciatrice de la pleine lumière à venir, trop heureux de s'en tenir là cependant dans l'enfantin plaisir des recommencements délicieux, de la réitération jamais tout à fait la même, toujours quelque peu imprévisible, chargée parfois de bruits à la limite du perceptible venus de très loin ou de tout près (eaux lointaines, frottements sur les touches, etc. liés à l'enregistrement ?) qui lui confèrent une épaisseur émouvante justement parce qu'elle approfondit encore l'à peine dansante apparition/disparition du son instrumental et de sa traîne d'harmoniques enchevêtrées, feutrées par la tonalité mate du piano. En somme, cette heure nous conduit à savourer l'évanescente beauté multiple de l'éphémère, à nous perdre en elle pour nous ressourcer. Paradoxe pour une musique "savante"... ce qui précède rendant compte comme d'habitude du point de vue de l'auditeur. Pour en savoir plus sur les intentions du concepteur, vous trouverez la référence d'un entretien en anglais avec Melaine Dalibert plus loin.

   Le soleil acceptera-t-il enfin de se lever ? Serons-vous vraiment prêts ? Et si nous restions là, dans l’écoute perpétuelle de l’aube indécise ?

 

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Paru en juillet 2018 chez Elsewhere Music / 1 plage / 61 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute (très partielle) et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

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Publié le 16 Octobre 2018

   Comme prévu, Nicolas Horvath a joué plus de huit heures, sans pause, l'intégralité de l'œuvre pour piano d'Erik Satie. Ce qui aurait pu sembler une performance gratuite, bien dans l'air de notre temps qui aime battre des records, s'est révélé être pour le public nombreux venu l'écouter - dont une bonne partie a tenu jusqu'à la fin de la nuit - une expérience d'immersion fascinante, rien de moins qu'une tentative de résurrection d'un compositeur et de son époque. Une plongée dans une autre temporalité, amorcée dès les Vexations placées en accroche exigeante, appelant une écoute méditative, concentrée, et fermement prolongée par le montage voulu par le pianiste, qui a choisi de ne pas suivre l'ordre chronologique et de lier fortement les pièces en les enchaînant, empêchant les applaudissements intermédiaires si néfastes à la création d'une atmosphère, d'un recueillement.

   Réalisée par Thierry Villeneuve dans un magnifique noir et blanc, la captation intégrale de la nuit, disponible sur Culturebox et visible ci-dessous, s'attache à rendre la qualité de l'écoute fervente du public, que les trop habituels et agaçants toussotements, les allers et venues du public entrant et sortant à intervalles réguliers dans l'immense salle, les vagissements de bébés blottis contre leur mère, ne sont pas parvenus à déranger. Filmé de très près, de plus loin, sur fond de public grâce à plusieurs caméras, dont une tournant sur un rail semi-circulaire, Nicolas Horvath apparaît tel qu'il fut, un bloc impressionnant de concentration. Desservant d'une cérémonie intérieure et universelle, passeur de mystère, on le voit posant ses doigts avec délicatesse sur le clavier, capable d'une infinie douceur dans ses effleurements, décidé à ralentir le cours du temps ou au contraire à en souligner les tensions, les paroxystiques scansions marquées par son corps se soulevant, les bras nerveux faisant s'abattre les mains presque rageuses sur les touches. La caméra se promène aussi dans la salle, saisissant des auditeurs en pleine écoute, chacun avec sa pose, sans oublier les invités de Nicolas, installés dans des transats sur la scène, qui regardant de tout son regard ou lisant, qui semblant dormir. Parfois, elle sort de la salle, balayant les environs de la Philharmonie, un peu comme dans les films muets : promeneurs isolés flânant sous les arbres d'une large allée, flux de voitures sur le périphérique relient le concert au monde. Des intertitres, sans doute pris aux archives d'Erik Satie, à ses écrits, ses partitions, émaillent le cours du concert, soulignent incidemment des caractères de sa musique, écrite « d'une certaine manière », « énigmatique », proposent des contrepoints poétiques non dénués d'humour. De rares passages en couleur insèrent des photogrammes inédits illustrant la décomposition du mouvement. On voit un homme nu monter un escalier, des danseuses mauves tournoyer sur fond jaune pendant une gymnopédie. Bref, ce très beau travail permet de revivre avec plaisir et autrement ce concert hors-norme. Rien ni personne n'est oublié : la belle veste satinée, brodée, de Nicolas, son Steinway comme un paquebot luisant dans la nuit, l'élégance d'allure et de geste de la tourneuse de page du premier tiers du concert. Flous et jeux de reflets nimbent la prestation d'un voile de rêverie, tandis que les séquences extérieures finissent par confondre images d'aujourd'hui et d'avant-hier dans une inactualité fluide et flottante, comme « un paysage au loin », enveloppé « dans une grande bonté » par la science décalée, un brin désuète parfois, intempestive souvent de ce malicieux Erik Satie.

   Un immense merci à Nicolas Horvath et à Thierry Villeneuve pour cet hommage redoublé. La prise de son, est-il besoin de le souligner, est impeccable. Satie, unique fidèle de l'Église métropolitaine d'art de Jésus conducteur qu'il avait fondée, était sorti pour l'occasion de son humble tombe d'Arcueil : deux olibrius, un pianiste et un vidéaste, avaient enfin réussi à remonter, non la mer démontée, mais Satie en personne, dont le fantôme jouait au passe-muraille dans les couloirs du labyrinthe de la Philharmonie et planait au-dessus de la grande scène. Vous ne l'avez pas vu ? Quel dommage ! Il y était pourtant, « cumulativement », « avec étonnement »...

N.B Les mots ou expressions entre guillemets ont été prélevés dans les intertitres de la captation.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #inactuelles, #Le piano sans peur