Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Les mauvaises langues diront qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil musical. Je le leur accorde volontiers. Il n'empêche que j'aime bien cet album, auquel je reprocherai plutôt ses courtes trente-et-une minutes. J'aurais aimé entendre d'autres zones... Christina Giannone ne manque pourtant pas de souffle. Ses fresques atmosphériques ont grande allure.
Cette new-yorkaise crée des mondes sonores qu'elle considère comme des portails de nos expériences vécues, en marge ce que nous connaissons. Trois titres, dont celui retenu pour le disque, réfèrent à des "zones", lieux indéfinis quelque part au fond de nos consciences. Le premier renvoie à un "(pour) toujours", et le troisième, le plus long avec ses dix minutes serait un voyage stratosphérique...intérieur si l'on suit son propos. Toujours est-il que cette musique sombre est emportée par un souffle, disais-je, une fièvre, qu'elle est balayée par des vents cosmiques de particules, des oscillations. Il se passe quelque chose, les énergies strient l'espace, se vaporisent en rideaux de fumées. Écoutée à fort volume, elle a un relief étonnant, comme une sculpture vibrante qui traduirait des batailles invisibles. C'est son côté épique qui me frappe et me séduit, sa radicale noirceur qui, loin d'inciter au pessimisme, nous donne l'idée de forces vives au seuil d'un inconnu mystérieux. N'y cherchez pas des expérimentations, Christina Gianonne utilise les synthétiseurs et l'électronique avec une volontaire simplicité : les volutes sont amples, lentes, denses, saturées de drones, elles nous immergent, nous emmènent, elles sont comme l'émanation d'une transcendance familière partout répandue, jusqu'au fond de nous. Laissons-nous emporter, c'est si pur, pour un baptême d'azur noir.
Paru fin janvier 2022 chez Room40 / 5 plages / 31 minutes environ
Je ne perds pas d'oreille le compositeur américain Christopher Cerrone, dont j'ai célébré avec ferveur The Pieces That Fall to Earth paru en 2019. Il a sorti en mai 2021 un autre disque remarquable, The Arching Path. Sorte de carnet de route, l'album enregistre le choc en retour produit par certains lieux longtemps après être rentré chez soi. Comme le disque est accompagné d'un livret très éclairant, je laisserai de côté un certain nombre de renseignements.
Pont sur la rivière Basento (1967) à Potenza / Architecte : Sergio Musmeci
The Arching Path (2016), cycle de trois pièces pour piano solo, est lié au pont sur la rivière Basento, à Potenza en Basilicate (Italie). Un pont en béton armé d'une seule travée soutenu par quatre arches en forme de bois de cerf, ce dernier point étant le plus étonnant. C'est le pianiste Timo Andres qui interprète ce cycle magnifique. Le premier mouvement évoque par une note répétée à intensité crescendo la travée unique, soutenue par des éclaboussures harmoniques en strates de hauteur variable : pièce éblouissante par ses boucles dynamiques et sa mélodie courante, diffractée ! Le second plonge dans les eaux, songeur, parcouru de frémissements, d'alanguissements élégiaques. Quelle douceur souveraine, et quelle force lumineuse ! Le troisième, à nouveau s'appuyant sur le pointillisme du premier, semble poser une question insistante, se laisse aller à une contemplation extatique dans un semis d'aigus et d'éclats.
Suit un deuxième cycle de cinq pièces baptisé Double Happiness (2012, arrangé en 2016), pour vibraphone, piano, électronique et enregistrements de terrain (de son séjour en Ombrie : orages, cloches d'église, gare et campagne italienne ). Pour commencer, un délicieux "Autoportrait" à partir de quatre notes mélancoliques au piano puis au vibraphone sur un fond cristallin de particules électroniques. Le cycle est presque buddien (Harold !), emprunt d'une ambiance délicatement orientale (clin d'œil au mariage du compositeur avec l'écrivain Carrie Sun, d'origine chinoise ?). La deuxième partie de l'Autoportrait est une splendeur de cloches sonnantes et de vibraphone, prolongé par le piano dans le dernier tiers, extraordinaire crescendo minimaliste. Un deuxième interlude ménage une phase de rêverie avant la "New Year's Song", mélodie diaphane agrémentée de bruissements de violon (joué par le compositeur en personne), retombant sur un fragment mélodique répété au piano. Un cycle miraculeux !
I Will Learn to Love a Person (2013), cycle en cinq mouvements, notamment pour piano, percussion à archet, vibraphone et clarinette, est chanté par la soprano Lindsay Kesselman : il s'agit de la mise en musique de cinq poèmes de l'écrivain Tao Lin. Je retrouve le génie de Christopher Cerrone, dont The Pieces That Fall to Earth m'avait enthousiasmé. Quelle musique précise, exquisement expressive ! Je reste rivé au livret, suivant le texte mot à mot, ébloui, en dépit de textes bien inférieurs à mon sens à ceux du disque mentionné ci-dessus.
Inspirée d'une station de métro dans laquelle le compositeur a passé bien des moments nocturnes, Hoyt-Schermerhorn, les presque huit minutes de cette pièce pour piano solo terminent cet album varié, généreux. C'est une lente dérive, une rêverie au piano d'un dépouillement émouvant, magnifiée par un cliquetis électronique miroitant en direct dans les dernières minutes.
Le disque splendide d'un compositeur capital. Meilleur disque de 2021 ?
Paru en mai 2021 chez Outburst - Inburst Musics / In a Circle Records / 14 plages / 53 minutes environ
Après Noirsorti en juin 2021, le finlandais Tom Lönnqvist sort un deuxième album à nouveau chez Mille Plateaux. Le titre surprendra, s'agissant d'une musique techno minimale. Pourtant, une aria, c'est « une mélodie de chant généralement continu chantée par une seule personne, accompagnée d'un instrument ou d'un petit nombre d'instruments. » La mélodie est tenue par l'orgue en nappes flottantes, brumeuses, voyez la belle pochette. Mélodie monochrome, avec une note prolongée comme dans le premier titre, "Mauritum", piquetée par le martèlement techno puis envahie de poussières électroniques. Tout retourne au gris. "Monterey" déploie une techno plus radicale, mais bientôt une étrange douceur nimbe le paysage habité d'incidents sonores lovés dans le brouillard d'orgue. Tom Lönnqvist est le peintre musical de la nuit polaire, "Kaamos" en finlandais, d'où une esthétique se refusant aux séductions faciles.
Indéniablement moins flamboyant que Noir, Aria est plus intériorisé, en demi-teintes, jouant avec une monotonie ascétique comme dans "Serima", le troisième titre. Le remixe du titre 1 proposé par Simona Zamboli en quatrième position vient réchauffer ce début assez glacial par ses outrances, ses stridences. L'espace est déchiré, haché, des voix caverneuses se font entendre comme si nous étions dans l'antre des démons. Haute tension réjouissante ! Et le titre éponyme revient à une brume hypnotique chargée de pluie électronique, l'orgue en retrait dans une aura crépusculaire : c'est de toute beauté, d'une beauté presque diaphane sur laquelle dansent des bribes mélodiques, si bien que je pense soudain, malgré le dépouillement du finlandais, à un artiste comme Pantha du Prince et à sa musique suavement carillonnante. "Hain" est une somptueuse ode à l'indistinction, à l'effacement, le battement techno se fondant dans les nappes d'orgue imprégnées de drones, crépitantes d'étincelles étouffées sur la fin. Avec "Lia", retour à "Mauritum", en plus austère encore, implacable dans sa lenteur peuplée de tournoiements électroniques.
De belles fresques épurées, vibrantes de lumière intérieure.
Paru en janvier 2022 chez Mille Plateaux / 7 plages / 41minutes environ
Premier album de l'artiste estonien Kiwanoid (alias Kiwa), enter the untitled rassemble neuf titres composés et arrangés en utilisant uniquement les sons du synthétiseur modulaire Buchla 200 du Studio de musique électronique de Stockholm. Kiwanoid est un expérimentateur sonore depuis les années quatre-vingt-dix, présent dans de très nombreux festivals internationaux.
Si la musique de l'estonien peut évoquer certains disques de Autechre, elle est un composé audacieux de techno, d'ambiante électronique spectrale, de glitch et d'écriture minimale, offrant à l'auditeur des atmosphères plus variées qu'on ne s'y attendrait de prime abord. L'album commence avec un titre d'allure techno, "black sq fade", , mais une techno aérée, bondissante, émaillée de glitchs : de l'artillerie légère en somme ! Au très techno second titre éponyme, parcouru de vents de drones étonnants, répond l'abyssale et sombre fresque ambiante de "nulifield", le titre cinq. Entre les deux, "deleted scenes" (titre trois) a martelé une techno minimale à partir de bribes vocales répétées, de torsions vocodées ; "kim uri", le titre quatre, a évoqué une musique industrielle désarticulée, peut-être une musique pour un jeu vidéo détraqué. L'univers sonore de kiwanoid rime évidement avec humanoïde : plus trace d'affects, ni de mélodies. Des boucles de tronçons créent une ambiance hypnotique qui peut s'apparenter à une non danse fascinante d'éléments s'autogénérant, comme dans "autotautonaut" : plus d'astronaute dans la fusée, les sons se génèrent ad libitum en déclinant toutes les aberrations monstrueuses (drones, glitchs, craquements, torsions...) qui atterreront le mélomane déboussolé. La paradoxe est que ce long morceau de plus de onze minutes transpire d'une vie interne indéniable, jusqu'à donner le sentiment d'une fragilité émouvante dans la très belle coda dépouillée suspendue dans le vide.
Le titre sept, "m. valdemar experience" nous invite dans un univers sombre, celui d'Edgar Poe, dont la nouvelle La Vérité sur le cas de M. Valdemar serait le pré-texte. Fantasmagorie nocturne agitée, le morceau nous plonge dans le sommeil hypnotique de ce malade au bord de la mort, retardée par le maintien dans l'état hypnotique. Les songes se bousculent à grande vitesse dans la conscience obscurcie de l'endormi, créant un panorama psychédélique sidérant. Kiwanoid n'a pas fini de nous étonner. Plus de quatorze minutes pour le titre suivant, "pank-t6h-pil": cette techno proliférante, traversée de courants puissants, saturée de drones énormes, est la bande passante d'un autre monde. La tempête électronique a tout balayé, transformé en motifs intriqués, superposés, en expansion. On comprend mieux le titre : « Qu'entre le non titré (ou le sans titre) », avec une disparition des majuscules jusque dans le nom de l'artiste, qui arbore une combinaison noire dont la seule décoration est l'inscription "nothing". Le titre devient peu à peu un hymne à la destruction finale dans un impressionnant crescendo apocalyptique.
Le dernier titre "haunted trance", le plus court, me donnera le mot de la fin pour ce disque vraiment réussi.
Un joyau noir de la musique électronique, une transe hantée !
Paru en septembre 2021 chez Force Inc / Mille Plateaux / 9 plages / 1heure et 7 minutes environ
Duo composé par Erin Dawson, guitariste classique de formation, et la compositrice Geneva Skeen, Nasturtium est la rencontre de deux sensibilités musicales, donnant naissance à cet hybride titré Please Us. Un album dense de cinq titres que j'avais sélectionné... et laissé de côté ! Ce serait dommage, car voilà une musique qui gagne sur la durée. On est à la fois dans l'ambiante, assez proche du métal et dans la musique de drones, avec des titres assez longs, à l'exception du troisième d'un peu plus de trois minutes. L'album est très électrique, en longues dérives planantes, notamment sur le premier titre "Across Withered Grass".
"I remembered Everything, Almost Constantly", le second, est encore plus méditatif, toujours très mélodique, savamment rythmé, ce qui me fait un peu penser à un autre duo, itsnotyouitsme. Distorsions délicates, passages répétitifs envoûtants avec le piano ou la guitare embrumés, enveloppés de drones saccadés, de drapés ténébreux : un sacré beau titre ! "The Seat of Compassion" surprend par ses échappées diaphanes à partir de balbutiements de guitare : majesté épaisse chargée de drones tournants... Tiens, de la guitare sèche au début de "Masseter", en boucles limpides, vite infiltrées d'une pluie sonore de plus en plus intense : jungle électronique traversée de brèves déchirures, une musique de forêt subtropicale dont on ne peut plus sortir, cernés de sons étranges, de chuintements, crissements. Indéniablement un grand morceau d'ambiante, une plongée dans les textures qui ravira les amateurs de Room40 ! Sans jamais renoncer à un charme mélodique tout à fait séduisant. L'album se termine avec les neuf minutes de "Earth Priority" : guitares en boucles hachées sur fond de drones, et la levée incessante de flammes mélodieuses dans une série d'explosions rentrées, d'où le côté post-rock de cette dérive superbe, à écouter à fort volume. Le morceau s'envole dans la seconde moitié totalement immersive au rythme puissant avant une lente redescente fantomale, fantastique.
Un grand disque d'ambiante ténébreuse et enflammée.
Paru en septembre 2021 chez Room40 / 5 plages / 38 minutes environ
Violoncelle et orgue : deux capacités à explorer les profondeurs, à exprimer les veloutés vibratoires... La violoncelliste, compositrice et artiste sonore Lucy Railton, qui travaille à Londres et à Berlin, collabore depuis plus de dix ans avec l'organiste Kit Downes, récompensé par un BBC Jazz Award. La rencontre de deux mondes : chez Lucy, sa formation classique et son initiation à la musique électronique ; chez Kit, le jazz avec aussi sa carrière solo chez ECM Records. Deux mondes fusionnés dans la pratique de l'improvisation, à la base de ce disque, fruit d'une session de trois heures enregistrée dans la cathédrale de Skáholt, localité du sud de l'Islande.
N'attendez toutefois ni jazz, ni classique. La musique du duo est résolument contemporaine, dans le sens où elle est une exploration du son, de ses résonances. Sa fluidité tend à fusionner les instruments, à tout le moins à jouer de leurs proximités. Pas question de rivalité entre eux, ou d'assaut de virtuosité. Les deux instruments poursuivent, nous dit le titre, le subaérien, c'est-à-dire tout ce qui se forme à l'air libre et se dépose ensuite, comme les dunes, les éboulis, certains matériaux. Métaphoriquement bien sûr. "Down to the Plains" est d'ailleurs le titre de la première pièce. L'orgue et le violoncelle dessinent des courbes sonores. Tandis que le violoncelle installe ses radicelles, l'orgue implante doucement l'ensemble, l'irrigue par ses lumières, puis l'osmose entre les deux crée des excroissances puissantes, un bien-être lénifiant sur fond de battement de cloche lointaine. La terre tremble et chante, et danse une très vieille danse si douce. Comme c'est beau ! "Lazuli", le second titre, a dû inspirer l'artiste pour la couverture à dominante bleue - selon moi peu en rapport avec l'album, et d'une modernité vulgaire, je referme cette parenthèse d'humeur. Lazuli : stries de lumière, bourdonnements suaves, élans de velours, extases microtonales et chatoiements répétitifs, tentatives pour saisir l'azur...
Des formes lourdes tentent de se mouvoir, se replient sur elles-mêmes : "Folding in" a la grâce d'un pachyderme évoluant au milieu de feux follets, d'émanations, d'un mystère émouvant. Mystère d'une fécondation intérieure, d'une transsubstantiation. Des souffles viennent du sol, les drones respirent, le violoncelle se fait le desservant hiératique de ce rituel secret. Après ces trois extraits, "Under The Air" est un glissando fusionnel entre les deux instruments d'un intérêt assez discutable que vous pourrez passer pour écouter les un peu plus de onze minutes de "Torch Duet". Le violoncelle dessine devant l'orgue imperturbable, bloqué sur une note de fond, des motifs élégiaques, sorte de non danse, mais qui, telle Salomé, finit par provoquer la réaction de l'orgue Hérodias, lequel l'entoure de drones, de souffles, avec une langueur grave des plus somptueuses. Autre très beau passage de cette session. L'orgue déploie un raffinement de résonances, dans les aigus ou les graves, qui stimule le violoncelle, et c'est vraiment une torche qui s'enflamme par paliers entre les deux musiciens inspirés. Et quand l'orgue déploie ses torrents, le violoncelle brûle, grince comme un possédé...il reste à balbutier devant l'orgue revenu à une calme respiration chtonienne.
Le court "Partitions" est bien bavard, sans grande allure. Passez-le pour écouter le dernier extrait de leur immersion islandaise, "Of Becoming and Dying", belle méditation élégiaque post ligetienne qui se dissout dans le néant.
Mes titres préférés : 1) "Torch Duet" (titre 5) et "Down to the plains" (titre 1)
2) "Lazuli" (titre 2), "Folding in" (titre 3), et "Of Becoming and Dying" (titre 7)
Presque tout... sauf les deux titres restants : quelle improvisation n'a pas ses temps plus faibles ? Deux musiciens inspirés pour de subtiles fresques sonores méditatives.
Paru en août 2021 chez SN Variations / 7 plages / 42 minutes environ