Publié le 20 Novembre 2018
Self Portrait est le troisième album sur Innova, le label du forum des compositeurs américains, de Grant Cutler, compositeur et artiste multimédia de Brooklyn. Entouré de quelques musiciens il crée un véritable opéra ambiant pour trois pianos (Chris Campbell, Jef Sundquist et lui-même), deux orgues (Chris Campbell et Jeff Sundquist), deux violoncelles (Michelle Kinney et Jacqueline Ultan), un violon (Sara Pajunen) un synthétiseur (lui-même), un saxophone (Michael Lewis) et la voix d'Aby Wolf. Certains d'entre eux font partie d'autres groupes, et Chris Campbell, compositeur et producteur, collabora avec Grant Cutler sur leur disque Schooldays over sorti en 2013.
Apparemment, Grant Cutler a enregistré les artistes en train d'improviser à partir d'enregistrement retardés d'eux-mêmes, si bien que l'ensemble formerait en fait une série d'auto-portraits arrangés et retravaillés par le compositeur, un ensemble d'images et de séquences mémorielles. D'où l'aspect onirique des différentes pièces, qui baignent dans un climat brumeux, dans cette opacité du souvenir, lancinante dès "Georgia", morceau d'apparence reichienne avec sa pulsation initiale, mais trouble, tremblante, lente ballade mélancolique parmi des brouillards tournoyants, des orages sombres de drones sur lesquels se détachent les cordes et le piano très sourd. La matière sonore est d'une incroyable épaisseur, elle nous enveloppe suavement pour nous déposer dans une belle glissade-disparition. Un coup sourd, des vagues graves et lourdes de synthétiseur, le saxophone éthéré, vous voilà dans "The Dream I float away", impressionnant voyage dans les abysses changeantes dont cherche à émerger le piano escaladant les nues intérieures tandis que des traînées bruissantes strient l'espace. C'est une musique d'immersion, à la fois grave et chaleureuse, intrigante aussi. "Self Portrait", je craque, le piano sépulcral, ouaté, qui déambule dans les ténèbres peuplées de fantômes de synthétiseurs, de cordes soudain ultra-lyriques dans lesquelles est enchâssée la voix perdue. Quelle pièce somptueuse et bouleversante dans sa relative brièveté ! Pas étonnant que l'on tombe endormi dans les rues ("Falling asleep in the streets"), l'astronef avance dans les couches accumulées de souvenirs, au ralenti, on dérive, les textures se mélangent lentement, dansent aux lointains feutrés, hésitants. La deuxième partie évoque nettement au début les atmosphères à la Tim Hecker, feuilletage distordu pour anges en chute libre sous les voûtes géantes d'une cathédrale à demi-engloutie. L'ambiance est épique, frénétique : superbe ! Après ce déchaînement baroque, "Stairwell" est un chef d'œuvre de concision minimaliste : piano répétitif qui avance entre des haies calmes de cordes comme des arbres élégiaques très dignes s'élançant vers la lumière qui filtre à peine, là-haut... "Paroxysm" prolifère, turbines en eaux poisseuses, battements gigantesques dans des nuées explosées, mais à l'intérieur de la caverne des rêves à laquelle s'accrochent des lambeaux lyriques d'autant plus magnifiques que leur éclat est nimbé d'improbables aurores. Comment ne pas y sombrer, dans cette splendeur stupéfiante ? "drowning", noyade dans les gouffres pour violoncelles et violon sublimes et nuages de particules, la musique se vaporise littéralement au fil de vastes mouvements océaniques d'une incontestable grandeur.
Un beau disque de musique ambiante, à savourer au casque...ou dans un antre musical approprié !
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Paru en avril 2017 chez Innova recordings / 8 plages / 39 minutes environ.
Pour aller plus loin :
- la page du label consacrée au disque.