Publié le 22 Septembre 2015

Alessandro Bosetti & Chris Abrahams - A Heart that responds from schooling

A Heart that responds from schooling est le second disque du duo formé par le compositeur et expérimentateur italien Alessandro Bosetti et le pianiste de jazz australien Chris Abrahams. Comme toujours sur le label Unsounds, ils nous entraînent aussi où on ne les attend pas. L'album chemine entre expérimentation minimale, improvisation jazz et chanson.

   Le premier titre, "Eye", est une douce déambulation de près de sept minutes : piano entre lumière et graves profonds, crépitements et sons électroniques en gravitation libre autour de lui, comme une eau d'un autre genre. Pièce admirable, qui joue des résonances, de fins aigus s'immisçant entre les notes du piano ; les étirements et les bruits d'un monstre fabuleux inconnu s'invitent tout au long de la promenade sans agacer pour autant l'auditeur, plutôt comme pour souligner la fragilité mystérieuse et imperturbablement sereine de l'avancée du piano.

   "Reservoirs" part sur un phrasé jazzy du piano, dérive dans une course menée dans les aigus sous forme d'un mitraillage rapide doublé du bruit mat de frappes, le tout formant deux lignes très proches, le piano tournant autour de l'autre qui, elle aussi, se double d'une troisième série jusqu'à créer un halo sonore incroyable. Jusque là, avec ces deux premiers titres, on est dans une musique expérimentale belle, écoutable (il faut le dire, ce n'est pas toujours le cas !).

 

   Surprise avec "Esteem", sur une musique de Steve Lacy, d'entendre Alessandro Bosetti  chanter ses propres paroles : la voix se perche haut, glisse vers les médiums puis les graves, non sans sortir des bornes de la justesse attendue. Maladresse assumée, touchante, récupérée je trouve avec habileté, et puis de toute manière qui n'est pas étrangère à bien des grandes voix du jazz. Le dialogue avec le piano est magnifique, sublimé par un beau jeu de résonances amplifiées. Ce morceau est un pur moment de grâce, d'intelligence sonore, un reposoir mélancolique pour oublier la frénésie de la vie moderne ! "Observatories" oppose la ligne à l'apparence improvisée du piano à un arrière-plan de chœurs qui se fragmente, oscille suavement. Un plan intermédiaire vient étoffer (si j'ose dire...) cette toile changeante que quelques mesures finales détissent hardiment. Et c'est "Bridges", musique de Milton Nascimento, paroles anglaises de Gene Lees chantées à nouveau par Alessandro. Chanson presque naïve, au lyrisme à vif : le piano chante, Alessandro y est si proche de nous grâce à une prise de son intime qu'il réussit à nous faire oublier les dérapages périlleux de sa voix. Que cet album fait du bien, décidément ! On se laisse dériver, persuadés qu'en effet il y a un pont vers demain, fait des couleurs du ciel...Nous sommes prêts pour les douze minutes de "Greenhouses", morceau totalement hypnotique, instrumental pur et dur, minimal et optimal : ligne libre de piano ponctuée de percussions sèches, surmontée de sons électroniques aigus, le tout enveloppé de drones discrets à l'arrière-plan. C'est le contrepoint de "Eye", une agitation tempérée et incessante, follement mélodieuse malgré les notes répétées ad libitum dans certains segments. Il n'y a pas à s'y tromper : voilà encore une superbe réussite de cette maison de disque néerlandaise. Le dernier titre ajoute un aspect quasi facétieux à l'ensemble. Alessandro, qui vit à Marseille, dit en français un texte fragmenté sur les gens qui se réfugient dans la nourriture tandis que le piano égrène montées et descentes chromatiques, que des voix lointaines vocalisent en écho au piano. Souveraine liberté...réfugions-nous dans la musique plutôt que dans la nourriture ! 

   Un vrai bonheur, ce disque éclectique et charmant malgré ses virées expérimentales !

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A Heart that responds from schooling, paru en 2015 chez Unsounds / 7 pistes / 47 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- le site personnel d'Alessandro Bosetti

- la page du label consacrée à l'album

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Publié le 15 Septembre 2015

Hiroshima mon amour - L'homme intérieur

   Ils ont osé ! Ils ont eu raison. Le beau titre de Marguerite Duras leur va bien. Et puis ça tranche sur la laideur ou l'insignifiance de bien des noms de groupes français (étrangers aussi, d'ailleurs). Leur projet remonte à une dizaine d'années, mais L'Homme intérieur est leur premier véritable album. Fabrice Bonnaudin (Voix, guitare, programmation), Joël Lafargue (Batterie) et David Lansat Campa (Basse), épaulés par quelques musiciens, nous donnent une musique ambitieuse, sans jamais être prétentieuse. Entre électro et post-rock, ambiante, elle est au service des textes, parlés ou chantés, pratique le collage sonore sans sombrer dans la confusion.

   "Je suis désolé" commence avec une introduction élégiaque au violoncelle et au piano, puis le texte-titre arrive, la batterie, la basse, le clavier et les sons électro. Soudain, chœurs quasiment à la Arvo Pärt, cuivres. Atmosphère grandiose, une voix très haute, une autre voix qui parle dans une langue inconnue, le texte poursuit dans "L'homme intérieur", le second titre : « L'homme est à l'intérieur / Un barrage dans le cœur / Contre le Pacifique  / Ennemi, extatique / L'homme est à l'intérieur / Un mirage dans le cœur / Pénétrant, ambitieux / À s'envoler les yeux ». Je ne citerai pas plus longuement le texte qui, s'il joue des références, est un vrai texte clairement dit, AUDIBLE (je ne plaisante pas !). Le troisième titre, "Le film est terminé", raconte une histoire, celle d'un homme né à Villefranche-sur-Saône. Fragment d'autobiographie émouvant, témoignage sur les mutations d'une société agricole cédant la place aux hypermarchés et aux autoroutes. La musique est tranquillement lyrique, rythmée par les claviers, parsemée de scratches et d'échappées étranges. C'est très beau, dit par une autre voix un peu rauque, du "vrai direct" est-il dit sur la fin si bien qu'on se demande si ce n'est pas un vrai témoignage mis en musique. Avec un dernier tiers post-rock limpidement électrique. Nous arrivons "Au commencement", titre entre slam et mélopée lyrique. J'aime bien ce brouillage, « Je dois me forger le cœur à coup d'étincelles / (...) / Au printemps, je ne suis qu'un pantin qui cherche son salut / Des bras de mer et des îles en perspective insulaire ». C'est l'histoire d'une naissance, d'un homme qui cherche à se constituer. "La Branche et le territoire" commence de manière très exotique, développe comme un programme : « La branche est de bois et sera mélodie / Le territoire est de verre et saura retrouver deux éléments miscibles / Le désir, sa défiance ». Suit un moment rêveur, étrange, puis une voix féminine dit un autre texte, superbe. On n'entend pas si souvent de la poésie soulignée par une musique intelligente et forte. On se laisse porter, on écoute ces voix qui nous parlent vraiment du monde, de sa beauté oubliée. "Exercice d'équilibre" récupère une voix vrillée qui semble venir de très loin pour dire un texte sur la conciliation difficile entre la fougue et l'ennui,  soudain transpercé par un autre fragment (durassien ? Je n'ai pas vérifié.) dit par une voix très grave : « Seul l'amour ne finit jamais. », fragment qui ponctuera la seconde moitié du titre, encore une échappée rêveuse et limpide avec de belles guitares. 

   La suite est à mon sens plus inégale, convenue, moins inventive. "De la fuite au mensonge" vaut pour son texte sur la vie quotidienne, mais musicalement est très en retrait. "La façon dont il s'absente" ronronne sur un texte clinquant, dans la lignée de trop de textes de slam ou de rap, peu soucieux d'un sens quelconque. "Nous resterons" renoue d'abord avec le charme et le mystère de la première longue partie avant de s'abandonner à un pauvre rock qui n'a plus rien à dire. "Et puis..." ? Long instrumental de près de sept minutes, ballade un brin mélancolique, agréable, qui tire à la portée comme on dit, mais avec la surprise d'un texte émouvant dit par un vieil homme : « La fin de vie, je la vois un p'tit peu comme  la mer...comme quelque chose voilà, qui s'impose à vous, majuestueusement, avec sérénité et en même temps avec beaucoup de force, très grande beauté, et donc dans les moments qui peuvent être difficiles pour moi, tout a une fin, ainsi dans la vie, eh bien voilà je la vois comme... j'ai vu la mer pour la première fois. »

   Ne boudons pas notre plaisir ! Les six premiers titres composent un paysage sonore étonnant, original, proposent un voyage, en effet, vers l'homme intérieur du titre. C'est assez rare quand je pense à tous les disques qui me tombent des oreilles au bout de quelques minutes à peine. J'ai envie de dire aux trois sympathiques compères, pour leur second album : continuez à vous moquer des étiquettes, des genres, et restez humains, pour ne surtout pas nous servir la soupe lyophilisée assenée par la plupart des radios. Et continuez à chanter en français, à présenter une pochette en français. Le mauvais anglais désincarné, ça suffit ! (Ben oui, parfois il faut dire les choses, résister à la bêtise... au risque de paraître ronchon, de menacer le beau consensus tout guimauvieux - j'aime bien ce néologisme que je viens d'inventer ! - qui va bientôt transformer Internet en hospice pour consommateurs contents d'être globalisés. Il est temps de refermer cette parenthèse vipérine !)

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L'Homme intérieur, paru en mars 2015, autoproduit (?) / 10 pistes / 36 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et en vente sur bandcamp :  

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Publié le 8 Septembre 2015

Philip Glass - Glassworlds 2 / Nicolas Horvath, piano

Dans le fleuve impétueux des métamorphoses de la Vie

   Pour le deuxième volume de son intégrale des œuvres du compositeur américain Philip Glass, le pianiste Nicolas Horvath a choisi de présenter l'intégralité des vingt études pour piano, composées entre 1991 et 2012, réparties en deux livres de dix études, le second plus long de quelques minutes. C'est l'occasion pour l'amateur de découvrir Philip Glass tel qu'en lui-même, par -delà une certaine image qu'il a lui-même contribué à forger, celle d'une complaisante facilité. Pour avoir moi-même, voici quelques mois à peine,  écouté en concert Philip Glass interpréter en concert quelques-unes d'entre elles, j'étais "préparé" à ce choc qu'est l'écoute de ces vingt pièces, mais je ne m'attendais pas à l'ampleur de la révélation. J'avais constaté déjà l'inventivité du cycle, également goûté l'humour, l'humanité de Glass, sa simplicité lorsqu'il parlait de lui-même, de ses œuvres. Je découvre ici ce qu'il convient d'appeler un poète visionnaire du piano, son instrument de prédilection qu'il approfondit en France avec Nadia Boulanger après avoir étudié aux États-Unis notamment sous la férule de Darius Milhaud. Il faut mentionnner aussi, bien sûr, la rencontre déterminante avec Ravi Shankar, qui donne à sa musique cette dimension de chant lyrique débordant. C'est une musique qui emporte, qui touche, sans se soucier des étiquettes : minimaliste, romantique, classique, elle jaillit avec une naïveté et une force que rend à merveille son interprète. Nicolas Horvath porte cette musique de toute sa fougue, de tout son amour pour le compositeur, et cela s'entend. Il est ce qu'il joue, passionnément, entièrement.

   La première étude sonne comme du pur Glass, à la fois par la mélodie et le flux. On reconnaît sa marque de fabrique, mais on est séduit par la variété mélodique, la complexité du contrepoint. Menée allègrement, c'est une étude virtuose, presque étourdissante, dansante. La deux m'a surpris : les premières mesures m'ont rappelé irrésistiblement l'une des plus belles pièces pour piano du vingtième siècle, "In a landscape" de John Cage. Hasard ? Réminiscence ? Je ne sais. Elle réussit à concilier la veine mélancolique avec la force de sa partie centrale. La trois est travaillée par des répétitions insistantes, des grondements graves. Pièce orageuse, sombre, fracturée, d'un dynamisme quasiment rageur, éclairée d'une envolée dans les médiums. La quatre est plus noire encore au début, mais l'amoncellement de nuages est touché par des éclairs de grâce, des enroulements magiques ébouriffants avant une coda d'une brièveté sévère. La mélancolie revient avec la langoureuse étude cinq, d'une immense douceur pour décliner les accords glassiens les plus reconnaissables. Autoportrait sans fioritures en homme sensible, c'est une pièce bouleversante, une halte dans ce premier cycle souvent agité, tumultueux. La six renoue avec une virtuosité étourdissante, chantante, orchestrale, puissamment découpée par des attaques vigoureuses, tandis que la sept, tout aussi vigoureuse par moments, semble plus inquiète, tirée vers une intériorité qu'elle masque par des fanfaronnades mais qui s'affirme sur la fin de la pièce tout en demi-teintes, prélude à la belle numéro huit, aux mélodies si naïves, que Nicolas Horvath détaille avec une grande sensibilité et dont il souligne les passages les plus complexes d'un phrasé clair, limpide. La fin élégiaque en est superbe.

   Pourquoi changer de paragraphe alors que le livre I n'est pas terminé ? C'est que pour moi, l'autre Philip Glass commence ici. Dès les premières mesures de l'étude neuf, j'ai frémi, soulevé, STUPÉFAIT, par la beauté confondante de cette pièce inattendue, nettement en dehors des mélodies et motifs du compositeur. Philip Glass se laisse aller à une poésie incroyable. C'est étincelant, vigoureux, et en même temps mystérieux, intrigant. La dix, dernière du Livre I, joue des boucles jusqu'à créer des amas sombres traversés de fulgurances. Quelle puissance ! Et dire qu'on trouve parfois la musique de Philip Glass mièvre, douceâtre !! Rien de tout cela : voilà du magma brut, décoré de médiums ou aigus survoltés, ça roule, charrie jusqu'à la dernière seconde. La onze continue dans une veine grandiose, voilà du Beethoven minimaliste, déchaîné, lyrique jusqu'à la transe. Magnifique, je tombe à genoux, j'embrasse compositeur et interprète, terrassé par la beauté terrible, ombrée d'une belle fin sombre, une des plus belles du cycle, annonciatrice d'un troisième Philip Glass, qui sait ?  Si la douze paraît plus glassienne sur le plan mélodique, elle multiplie les variations internes, se gonfle d'une énergie irrésistible, d'une verve opératique indéniable. Le flux des boucles serrées est d'une incroyable densité, laisse éclore des bulles mélodiques magnifiques, se charge aussi d'une émotion intense sur la fin. La treize carillonne, joyeuse, débridée, tel un cheval décidé à sauter tous les obstacles qu'on a l'impression d'entendre hennir de plaisir.

     La quatorze semble un flot soulevé par une houle profonde. La musique de Glass prend une dimension océanique confondante. Certains s'attendaient peut-être aux piécettes d'un vieux monsieur un peu gâteux et on découvre au fil du cycle l'univers d'un créateur en pleine possession de ses moyens, qui creuse magistralement ses sillons et élargit de surcroît nettement son cercle ! La quinze en est l'illustration flamboyante, sorte de marche triomphale à la parure somptueuse, qui se permet des pirouettes narquoises par-dessus le marché. Avec la seize, on revient à la veine élégiaque, ou plutôt contemplative : simplicité du chant, recueillement touchant, mais la musique de Glass ne s'y attarde guère, bouillonne à nouveau, d'une jeunesse pétillante qui secoue le voile mélancolique dans la partie centrale de la pièce. La dix-sept oscille entre atmosphère voilée, retenue, et grandes envolées martelées de fortes frappes. C'est l'une des plus longues du recueil, dépassant les six minutes. L'ampleur des développements est impressionnante, le sens du contraste saisissant. La suivante, qui revient autour de trois minutes, est agitée, crescendo ondulant qui reprend à peine souffle. L'avant-dernière, plus longue, s'abandonne à cette seconde veine, minoritaire dans le recueil, d'une introspection plus sombre, d'une lenteur très relative, encore parcourue de frissons mélodiques liquides et agités. À nouveau l'esquisse d'un troisième Philip Glass ? L'étude vingt, magistrale, n'en annonce-t-elle pas aussi la venue ? Accents déchirants, beauté voilée, quelque part du côté de Schumann et Scriabine, un Glass moins éblouissant, libéré de lui-même en un sens. 

   Précisons que Nicolas Horvath a choisi de quasiment enchaîner les vingt études, nous plongeant dans ce monde dynamique et mouvementé par une coulée pianistique ample, loin de certaines interprétations compassées, trop sages (et l'on en trouve sur la toile !! Je ne citerai personne...). Oui, Glass est un hyper lyrique, un romantique dans le meilleur sens du terme ! Que la prise de son du Steinway est formidable : on est dans le flux ! Que le livret trilingue (anglais, français, allemand) est vraiment intéressant : on y trouve notamment le parcours de Glass retracé à grands traits, les réflexions et analyses du pianiste sur ce qu'il joue et la manière dont il le joue, bref ce qu'on ne trouve plus que trop rarement.

   Un second disque déterminant pour changer l'image de Philip Glass qui, à bientôt quatre-vingt ans, montre qu'on peut être à la fois populaire, voire (ô le gros mot !) commercial, et l'un des plus grands compositeurs d'aujourd'hui, en perpétuelle métamorphose, insaisissable, pour notre plus grand plaisir.

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Glassworlds 2, paru début septembre 2015 chez Grand Piano / Naxos / 20 pistes / 83 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- au sujet du premier disque Glassworlds 1

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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