Publié le 22 Novembre 2016

Illuha (1) - Interstices

Le japonais Tomoyoshi Date et l'artiste sonore américain Corey Fuller (dont la famille s'est installée au Japon depuis 1983) se sont rencontrés en 2006. Après Shizuku, premier album de leur duo ILLUHA enregistré dans une vieille église, sorti en 2011, Interstices, sorti en 2013 sur le même label 12K, nous propose trois longues plages méditatives enregistrées en direct, "Interstices II" et "Interstices III" au temple Yougenji de Tokyo, "Interstices I (Seiyal)" dans la boîte de nuit Forest Limit, toujours à Tokyo.

   Leur musique est une savante alchimie entre captations sonores diverses et instruments. "Insterstices II", premier titre sur l'album, étire ses presque vingt-quatre minutes dans une atmosphère de grande sérénité. Née dans un nuage de frottements, une mélodie se construit, sans se presser, nourrie de soupirs entre les notes. Cordes pincées de cithare ou de koto plutôt, orgue à bouche peut-être qui laisse onduler ses notes en arrière-plan, un soupçon de guitare, synthétiseurs, créent une trame flottante, miroitante, pointillée de craquements. On se laisse porter par le flux, queue de comète animée d'une vie minuscule et prodigieuse, qui s'éteint autour de dix minutes avant de renaître avec le piano pour une seconde partie à la mélancolie feutrée, vite habitée, habillée de scintillements harmoniques, de vents sonores très doux. C'est splendide. Les notes se suspendent au silence, résonnent, se répondent...

    "Interstices I (Seiyal)" file les notes, relève davantage de la musique ambiante au premier abord. La trame aérée, translucide, se densifie, tout en grappillages qui servent de fond au poème dit par Tadahito Ichinoseki. Puis la pièce monte en intensité, constituée de longues nappes sonores de synthétiseurs entre lesquelles dansent de courts motifs. Le lent retour à l'apaisement termine cette pièce qui n'est pas sans beauté, mais manque de véritable originalité.

   L'inspiration est là pour "Interstices III", la plus longue plage avec ses plus de vingt-six minutes. Dès le début on plane très haut, du Harold Budd décanté, sublimé, croisé avec du Christina Vantzou. Oiseaux stratosphériques, atmosphère extatique d'imperceptibles girations et dérives au gré de quelques notes d'un piano brumeux perdu dans les couches lumineuses et douces des synthétiseurs. C'est le déploiement majestueux d'un vol de grues en migration dans la nuit qui vient, le chant lointain et solennel de la beauté en allée, la lente incarnation du monde levant dans les multiples sons se déposant dans les interstices de l'hymne immense.

   Une très belle découverte !

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Paru en 2013 sur le label 12k / 3 titres / 64 minutes environ

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute (et à acheter, édition limitée à 500 copies) sur la page bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 8 Novembre 2016

Douwe Eisenga - The Piano Files II

La musique du bonheur  

   Le compositeur néerlandais Douwe Eisenga nous gâte en ce moment. Après le très beau Simon Songs, le piano reste à l'honneur avec ses Piano Files II, son compatriote Jeroen van Veen toujours au clavier.

   Les Chants d'automne (titre en français) qui ouvrent l'album sont les dignes successeurs des Chants estivaux du Piano Files de 2009. Écrits pour quatre pianos, tous sous les doigts de Jeroen, ils nous entraînent irrésistiblement dans leurs mélodies tournoyantes, leurs éclats sereins et clairs. C'est une averse belle de notes vives, une folie joyeuse, comme une course dans les champs baignés de soleil, tantôt ralentie par une saine fatigue, tantôt prise d'accès de fougue incandescente. On ne s'arrête jamais, sauf une fois, épuisés de bonheur, avec une reprise toute en quasi sourdine d'une délicatesse élégiaque, et l'on se laisse aller dans une apesanteur rêveuse, doucement carillonnante. Magnifique !

   Kick, version pour deux pianos, commence par une introduction presque mystérieuse, le deuxième piano répondant comme par brèves monosyllabes décalées aux boucles obstinées et contournées du premier, puis le dialogue se fait plus égal. La marche se poursuit, tranquille, avant un bref silence et une reprise en accéléré. La pièce est une exploration brillante de motifs entrelacés typique d'un minimalisme que Douwe préfère nommer "maximalisme", puisqu'il tire le maximum d'un matériau limité, mais plus mélodique que dans le minimalisme et emprunte d'un rythme volontiers effréné, que je rattache aux musiques foraines, aux manèges, d'autant que "kick" signifie "ruade". La seconde partie de ces seize minutes est absolument éblouissante, d'une étincelante puissance, c'est tout juste si la coda nous laisse souffler.

   La suite nous propose une version pour deux pianos de son concerto de piano, en trois mouvements : plutôt vif, lent, puis animé et énergique. Le premier mouvement va caracolant à un rythme métronomique comme une machine bien huilée, avec de beaux aperçus contrapuntiques. Le second chemine doucement, câlin, dans des médiums ponctués de quelques aigus et d'un zeste de graves, d'où son aspect velouté, chatoyant, comme une draperie légèrement agitée par la brise, mais d'une grâce pudique de jeune fille dansant, à peine ondulante, avant de se lancer sans frein dans la joie du mouvement vers la fin, puis de revenir à sa retenue et de s'immobiliser. Le troisième mouvement propose d'abord la chevauchée exquise de deux cavaliers qui virevoltent, font des entrechats : rien d'appuyé, c'est d'une légèreté aérienne, puis le ton se fait plus grave, le morceau monte en puissance, la cadence devient obstinée, les variations serrées. Pièce diabolique, martelée avec une précision, une élégance incroyables. Et quel souffle, quelle jubilation dans ces ajours sertis de lumière, de la dentelle pianistique qui nous enserre dans ses rets pour notre plus grand plaisir !

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Paru en 2016 / 5 titres / 59 minutes environ / Disponible sur le site du compositeur seulement sous forme de fichiers compressés (hélas !), ce qui en dit long peut-être sur la diffusion difficile de beaucoup de musiques, à moins que ce ne soit un choix de la part du compositeur...

Pour aller plus loin :

- le site de Douwe Eisenga, sur lequel vous pourrez trouver partitions etc.

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 août 2021)

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Publié le 1 Novembre 2016

Florent Ghys - Bonjour

   Contrebassiste et compositeur, le bordelais Florent Ghys a choisi de s'expatrier pour trouver enfin une maison de disque et un milieu musical réceptif à ses créations. C'est très logiquement qu'il a trouvé sa place chez Cantaloupe Music, le label de David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe, les fondateurs du Bang On A Can All-Stars. En effet, sa musique réfère autant au post-mimalisme qu'à un rock indépendant voire au jazz. Comme les trois américains, il crée une musique intense où la part acoustique reste forte, ancrée dans une instrumentation à base de cordes, mais avec percussion ou encore guitare électrique. Il est temps qu'il rejoigne bien d'autres musiciens que je défends, l'ayant repéré (grâce à Timewind) avant son départ pour les États-Unis pour des compositions magistrales dont je n'ai jamais rendu compte dans ces colonnes, allez savoir pourquoi.

   Avec Bonjour, il signe son quatrième disque sur Cantaloupe. Deux contrebassistes (dont lui, bien sûr), une violoncelliste, un guitariste et un percussionniste forment un orchestre de chambre restreint, chaque instrumentiste donnant aussi de la voix. Le disque a été enregistré en direct.

La guitare électrique ouvre" Friday 3PM", le premier titre, avec quelques notes piquées en boucle, vite rejointe par le chœur puis les autres instruments dans une sorte de canon brouillé. La parenté avec l'univers de David Lang me semble toujours aussi patente : même patient constructivisme, même élaboration d'une pâte sonore de plus en plus dense passant comme par-dessus de menus déraillements, se tissant de réitérations en réitérations toujours plus lancinante, envoûtante. Avec des sonorités presque crues, à vif, nous entraînant jusqu'au bout du souffle des voix. "Wednesday" couple violoncelle et voix en courtes virgules répétées, sur lesquelles les autres instruments tissent un contrepoint capricieux et savant. On est proche du halètement, dans quelque chose de très sensuel, que la guitare suspend avant que la(les) contrebasse(s) ne s'en mêlent. Tout repart avec une rythmique brute, et chaque fois c'est la guitare qui casse la dynamique et la relance pour revenir au motif initial, avec une belle montée en puissance pour transcender la petite sauvagerie de chambre !

  On s'accorde, on souffle à peine, c'est "Thursday afternoon", très rock au début dans son déhanchement, puis ça s'épaissit, on est dans un mouvement langien, la musique lève, se fait majestueuse dans ses glissandis. C'est parti, du grand Florent Ghys, le magnifique "Sunday", un abandon langoureux, beaux sons, une sérénité, une chaleur. La pièce procède par petites unités retouchées, fondues, prolongées, qui donnent naissance à des climats heureux. On entend des touches cristallines qui ponctuent l'avancée vers les hauteurs diaphanes. Froissement rapide des cordes sourdes, c'est "Monday Morning", puis silence, le violoncelle dialogue avec la guitare, l'atmosphère est ouatée, mystérieuse. On s'étire dans le murmure de voix multipliées, le mélodica pianote entre les cordes qui recommencent à frémir tandis qu'un battement grave de contrebasse s'amplifie, efface tout, puis le chant des instruments reprend, facétieux et animé,  pour se terminer dans une micro tempête échevelée, grinçante. "Thursday morning" semble plus élégiaque, mais tout autant fantasque en fait, il bavarde familièrement, c'est sans doute la pièce la plus proche du jazz, avec son allure improvisée. Sauf que les voix de retour brouillent les pistes, nous ramènent à vendredi, au premier titre. On s'aperçoit ainsi de l'aspect cyclique de l'album, plus concerté qu'il n'y paraît, capable en quelques mesures de passer certaines frontières musicales, la fin de ce "Thursday morning" fleurant bon une musique de chambre de bon aloi. Avec le dernier titre, "Tuesday noon around 12:21", il serait aussi bien minuit dans cette fantasmagorie tournoyante des cordes alanguies picorées de pizzicati. Le temps s'est arrêté, tourne en rond...

   Un album à déguster avant de vous perdre avec délices dans les méandres de compositions antérieures de Florent Ghys comme son Hommage à Benoît Mandelbrot (2011) ou GPS40 de 2010, dont vous trouverez la présentation sur son site (voir ci-dessous).

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Paru en 2016 sur le label Cantaloupe Music / 7 titres / 50 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le site de Florent Ghys

- l'album en écoute (et à acheter) sur la page bandcamp :

- "Sunday" en direct :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 août 2021)

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