Publié le 24 Octobre 2016

Larry Polansky - Three Pieces for two pianos

   Cofondateur du collectif de compositeurs Frog Peak Music (qui comprend notamment Alvin Curran, Kyle Gann, Michael Byron, des compositeurs importants encore trop peu connus, présents sur ce blog) guitariste, mandoliniste et compositeur, enseignant en Californie, Larry Polansky allie algorithmes et chansons populaires américaines. Il a joué avec le guitariste Nick Didkovsky, chanté, publié aussi bien de la musique chorale, de chambre que des pièces pour piano ou électroacoustiques.

   Comme parfois, je ne rivaliserai pas avec le livret, érudit et technique, de Michael Winter. D'ailleurs, au diable la technique, les mathématiques, puisque ce qui compte c'est le résultat pour l'oreille, l'agrément que la musique est censée apporter à l'auditeur. Ce qui compte, c'est que la pièce éponyme (2006 - 2007), en quatre parties pour plus de trente-trois minutes, est un monument de la musique pour piano d'aujourd'hui.

   La pièce commence presque timidement, note à note, puis le second piano répond, vient se nicher en contrepoint d'une ligne au lyrisme limpide, méditatif, le mouvement s'accélère dans une sorte de ronde, le calme revient, une ligne monte, monte à nouveau, entourée de diffractions, d'éclats transcendantaux pour ainsi dire, retour au calme et lente remontée sourde dans un clapotis d'aigus. Superbe début post-lisztien avec une coda intériorisée. La deuxième partie s'ouvre quelque part entre Federico Mompou et Claude Debussy, raffinée, de plus en plus retenue dans sa mélancolie distinguée, émaillée de quelques dissonances. L'interlude qui suit reprend les matériaux du début précédent, matériaux qu'il allège de leur poids mélancolique.

   Avec la troisième partie, la plus longue, les quatre mains se lancent dans un curieux canon comme si quatre motifs à la Morton Feldman se croisaient, s'enchevêtraient, se chevauchaient. À mesure que s'étoffent et se diversifient les motifs,  se constitue un continuum diapré, micro fracturé, sous tendu par une ligne de basse profonde, tantôt calme, tantôt s'agitant jusqu'à créer des tourbillons ébouriffants. La pièce s'avance dans des vagues toujours plus hautes de médiums sur ce lit de graves, accompagnées d'une pluie erratique d'aigus carillonnants comme de fines gouttelettes vaporisées sous une vive lumière : c'est absolument magnifique et réjouissant, avec une conclusion en forme de descente chromatique irréelle.

   Avec "Old Paint" (2010, pour un seul piano), Larry Polansky retravaille une chanson traditionnelle de cow-boy, "I Ride an Old Paint" en flirtant avec l'atonalité : sur et autour de la ligne fluide de piano, la voix de Larry égrène les paroles, tandis que diverses percussions ponctuent la mélodie. C'est délicieusement improbable, ravissant. Les cinq "k-toods", fondées sur des mutations morphologiques, sont des pièces extrêmement vives, qui font un peu songer aux études de Conlon Nancarrow par leur virtuosité, leur polyrythmie proliférante, leur caractère endiablé pour tout dire, ce qui n'exclut pas de beaux passages rêveurs, ni un évident humour comme dans la quatrième, "baby pictures", espiègle, virevoltante, puis interrompue par des jurons, repartant comme une folle pour s'arrêter narquoisement à plusieurs reprises avant de s'emballer de plus belle. Un délice pianistique ! Ce petit cycle se conclut par une pièce moqueuse, tout en éclats rieurs, en arpèges étincelants.

   Les deux "Dismission" qui terminent le disque sont deux petits hymnes discrets pour un seul piano : rythme lent, avec de brefs mouvements vifs, comme des célébrations émues au bord du silence.

   Un disque remarquable pour découvrir l'un des grands compositeurs de notre temps.

-------------------------

Paru en 2016 sur le label New World Records / 12 titres / 60 minutes environ

Pour aller plus loin :

- la page consacrée au disque sur le label : on peut y écouter des échantillons.

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 août 2021)

Lire la suite

Publié le 15 Octobre 2016

Richard Moult (2) - Rodorlihtung

Les Clairières du ciel

La découverte de l'extraordinaire Aonaran de Richard Moult m'a conduit à m'intéresser à l'ensemble de son œuvre. Je ne suis pas déçu de ma recherche. Rodorlihtung, publié en 2012 sur le label irlandais For Evil Fruit, vaut le détour. Enregistré sur les rivages du Loch Snizort en Écosse, on y retrouve Richard Moult au piano, aux claviers et aux sons enregistrés, avec la participation de Michael Tanner à la guitare à archet sur les titres 1 et 3.

   Ici l'on respire, le piano coule de source, soutenu par des claviers fluides. Musique atmosphérique, musique limpide et belle, tranquille et forte, tout entière sous-tendue par le mystère des lieux. Le disque est en trois mouvements de durée croissante. Après une brève introduction lyrique, la partie deux est déjà plus introspective, comme emprunte de timidité. Le piano devient harpe tissant le firmament, faisant surgir de soudaines étoiles tandis que la mer gronde, que les vagues déferlent dans le noir. C'est une splendeur océanique enveloppée de rêve, l'immersion sacrée dans la matière primordiale. Tout glisse d'évidence, tout se tait alentour de cette respectueuse exploration. Des expressions rimbaldiennes me viennent, du Bateau ivre : « infusé d'astres et lactescent », c'est le poème de la mer, en effet. Dans la troisième partie, le piano avance précautionneusement, escalade d'invisibles nuages, s'ouate d'harmoniques et de réverbérations. On n'entre pas si vite dans le temple. La musique se courbe, se tait, se fait grave, insistante, puis éclate en gerbes puissantes, magnifiques de lourdeur, tel un torrent longtemps pressé trouve l'issue. Beaux débordements, lentes retombées, et ces départs à nouveau vers d'autres rivages plus lointains, cette marche toujours recommencée aux bords du sublime dans l'extinction de tout, la montée imprévue d'une écume sourde. Cette musique est élémentaire, elle vit, elle frémit, écoute au creux des vagues les prémices de ce qui vient nous ennoblir si nous sommes attentifs. La musique de Richard Moult est authentiquement mystique, tendue vers l'au-delà, mais un au-delà déjà là, irradiant le monde. Aussi la douceur s'y fait-elle confondante, suite d'éclaboussures en crescendo dans la montée hallucinée du piano dans les aigus, vers l'inaudible et les oiseaux de rivages inconnus.

   Trente-cinq minutes seulement ? Elles suffisent pour cet album majeur. Richard Moult fait partie de ces guetteurs dont nous avons besoin pour oublier la laideur répandue dans les médias.

Le titre, me direz-vous ? Je ne vois guère comme traduction (rien sur les pages liées à Richard), que « Les clairières du ciel ». Parfait, en ce qui me concerne...

   La couverture est une peinture de Richard Moult intitulée Mactalla.

-------------------------

Paru en 2012 sur le label For Evil Fruit / 3 titres / 35 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente (seulement sous format numérique) sur bandcampplus rien, hélas, à l'heure où je vérifie cet article (12 août 2021). Je pense que c'est lié à des rumeurs odieuses reprochant à Richard Moult ses idées qui seraient d'extrême-droite. Certaines maisons de disques ne veulent plus de lui. C'est plus surprenant venant de bandcamp ? On n'a plus le droit, aujourd'hui, dans les démocraties, d'avoir certaines idées (tout à fait non violentes !). C'est comme si on censurait Céline à partir de son antisémitisme... beaucoup plus violent, lui...

- Dans ce cas, je vous mets en lien une collaboration de Richard Moult avec Michael Morthwork : de l'ambiante bien noire !

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 août 2021)

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 11 Octobre 2016

Midori Hirano - Minor Planet

Née à Kyoto, Midori Hirano a étudié le piano dès le plus jeune âge. Elle a quitté le Japon pour Berlin où elle réside actuellement. Après avoir signé des musiques pour des films, des vidéos ou des spectacles de danse ainsi que plusieurs albums entre 2006 et aujourd'hui, elle sort sur le label berlinois sonic pieces son premier disque, Minor Planet.

   La particularité de ses compositions est sa manière d'enrober les notes de piano d'un halo de sons électroniques et de terrain, créant une atmosphère veloutée, légèrement trouble. Dès "By the window", le monde semble perçu à travers une fenêtre embuée : la musique flotte au gré des douces ondulations des bribes mélodiques développées en boucles sur un fond chatoyant de claviers.

   L'effet s'intensifie sur "Night Travelling" : épais brouillard, piano plus lointain qui semble se dématérialiser, se fondre dans un nuage de sons eux-mêmes très irréels. On songe alors à certaines compositions d'Harold Budd. On marche doucement sur les traces des "Rabbits in the path" du titre suivant. La terre est meuble, tout pourrait peut-être s'effondrer tant les terriers s'entrecroisent sous nos pieds. Ne sont-ils pas, ces lapins, en train de danser pataudement dans la poussière qui monte au détour du chemin, là, enfin là plutôt, car on ne discerne que de vagues contours ? "Two Kites" est hanté par des sons erratiques en avant du piano cotonneux dont les accents se réduisent à de courtes phrases mélodiques brisées, revenant inlassablement à un point de départ s'éloignant. La pièce se termine avec le mystère de pas, de déplacements à peine audibles. Nous sommes loin d'ici. 

Comment ne pas penser pour ce curieux voyage aux films de Kiyochi Kurosawa ? Nous étions au pays des fantômes, des esprits, tout près du nôtre, mais irrémédiablement à côté.

   Le ton change avec "She Was There". La musique s'est rapprochée. Nous y sommes, sur cette planète mineure. Les couches électroniques se croisent, pulsent fort, accompagnées de déchirures intenses, d'orages magnétiques. "Haiyuki" voit le bref retour du piano, porte-parole des esprits de l'autre monde, cette fois serti dans une électronique vive qui l'efface et que viennent ponctuer une énigmatique ponctuation grave, puis des picotements en rafales irrégulières, des sons éclatant dans l'espace. Indéniablement un excellent titre ! Mais "Rolling Moon" est tout aussi réussi, témoigne d'une belle maîtrise des matériaux électroniques. Sur un continuum, les textures se boursouflent, germent, créant un univers sonore absolument fascinant en perpétuelle métamorphose. C'est d'une grande beauté, avec quatre minutes hypnotiques, envoûtantes, pour finir cet album... que certains trouveront un peu court.

--------------------------

Paru en septembre 2016 chez sonic pieces / 7 titres / 35 minutes.

Pour aller plus loin :

- le disque disponible et en écoute partielle (quatre premiers titres) sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 août 2021)

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques