Publié le 30 Mars 2023

Puce Moment - Epic Ellipses

    Puce Moment est le projet, "laboratoire de recherche" du duo formé par Pénélope Michel, violoncelliste de formation classique, chanteuse et multi-instrumentiste, et l'artiste sonore et plasticien Nicolas Devos. Tous les deux avaient déjà fondé, en 2005, un groupe électronique expérimental baptisé... Cercueil. Ils ont composé des bandes sonores pour des spectacles de danse, des films. Ils ont en particulier tourné en France et en Europe en proposant des ciné-concerts, notamment pour Eraserhead de David Lynch. Ces quelques informations vous donnent une idée de l'orientation de leur univers sonore, une musique électronique épaisse, une ambiante atmosphérique sombre bien lestée de drones.

   Percussion rebondissante, zébrures électriques, crachotements électroniques, c'est le début du premier titre, "Allotropia", nuages asphyxiants à avancée lente, avec explosions troubles et accélérations frénétiques, formidables. Le morceau est hypnotique, l'allotropie est après tout une autre manière de désigner la reprise sous d'autres formes de motifs. L'adjectif "épique" convient bien à cette musique guerrière, avec le déchaînement de la voix dans les hauteurs de foudre, les marteaux-piqueurs percussifs au rythme lent. Un début tout à fait grandiose qui donne des frissons !

   Les deux titres suivants sont moins flamboyants. "Sykli" est plus renfermé sur lui-même, sorte de boule énorme parcourue de bruits inquiétants. Une toile d'orgue distordu à la Tim Hecker sert de fond à une pulsation sourde, à de mystérieuses cornes de brume. Une musique comme une reptation difficile au bord de l'agonie ou au bord du Styx dans des marais parcourus par d'étranges oiseaux difformes. "Motor" cliquète, fait du sur place avant de démarrer vraiment : ambiante sombre, minimale, avatar glauque d'une techno embrumée. La voix de Pénélope Michel reste perchée dans la machine, se contentant de bribes mélodiques à peine modulées. Au fur et à mesure que le crescendo s'épaissit, une onde lointaine monte, déferlante, énorme, opaque, avant de disparaître dans le ralenti du moteur.

   Faut-il comprendre le dernier titre, "Taifuu", comme une deuxième allusion cinématographique ? Si le nom du duo semble emprunté au film de Kenneth Anger de 1949, ce titre viendrait du film d'animation japonais de Yôjirô Arai, Le typhon de Noruda (Taifuu no Noruda ) sorti en 2015. Peu importe me direz-vous, sauf que cette double référence rejoint le goût du duo pour les ciné-concerts ! L'épique n'est-il pas cinématographique par nature ? "Taifuu" est un titre planant, atmosphérique, d'abord tout en ouatés à peine oscillants. Une fine striure s'introduit dans la masse sombre ; l'apparition d'un battement régulier marque le début de la tourmente, du typhon. Des tournoiements puissants occupent l'espace, puis tout semble sur le point de s'apaiser, mais çà revient, le battement est devenu coups lourds espacés, dramatiques. Des vents de particules se croisent, des textures se déchirent et hurlent. Le typhon est une meute de loups cosmiques qui s'éloigne dans la nuit infinie.

    Un disque hallu-ciné (correcteur pas content, mais j'assume!), d'une noire grandeur.

Paru en mars 2023 chez Sub Rosa Label  / 4 plages / 39 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en vente sur bandcamp :

En écho : Les Épées de l'Abîme / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

En écho : Les Épées de l'Abîme / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

Lire la suite

Publié le 28 Mars 2023

William Fowler Collins - Hallucinating Loss

William Fowler Collins, né en 1974, est un compositeur installé dans la compagne au Nouveau-Mexique. Sa musique se situe quelques part entre une ambiante sombre, une forme de néo-classicisme à base de drones. Il a déjà collaboré avec Daniel Menche sur l'album split (2014) , Il présente son nouveau disque comme une méditation sur la douleur, la perte et le chagrin. "Opening scene" explose, gerbe de drones vibrants. Pas question d'en rester aux affects premiers. Une musique cinématographique, nous dit-on. Des affects médiatisés, projetés sur une scène grandiose.

William Fowler Collins - Hallucinating Loss

     "Death acquires A Different Meaning", second titre, revendique ce changement : "la mort acquière un sens différent". Les plaintes de Johanna Hedva trouent le ciel, entendit-on jamais de telles pleureuses ? Des plaintes aux imprécations, il n'y a pas si loin. Ces voix qui se croisent dans le lent tournoiement d'une draperie synthétique échappent aux catégories, dépassent les peines initiales, pour atteindre un niveau cosmique, d'où peut-être le titre de l'album, Hallucinating Loss. L'hallucination dépayse, agrandit. "Interpreting Nightmares" est un titre hanté, d'une abyssale noirceur, dans la déflagration incessante de drones effrayants, de déchirures lancées à toute allure dans les ténèbres, le violoncelle tel un guetteur imperturbable au milieu des visions. C'est donc une musique authentiquement sublime, dans les hauteurs. L'harmonium de "Return Visit" oscille en pleine lévitation tandis que Maria Valentina Chirico plafonne à ses côtés (c'est elle qui joue de l'harmonium). La seconde partie du titre est le retour proprement dit, sous la forme d'une poussée sourde accompagnée d'un grondement encore plus sourd. On retrouve la voix de Maria Valentina Chirico sur le titre suivant, d'abord réduit à un sifflement intermittent sur fond de drones, lequel devient peu à peu une mélopée hyper élégiaque, je veux dire distante, avec l'alto stratosphérique. La voix n'est plus qu'une trace archangélique cerclée par le violon ou l'alto en mouvements suaves. C'est une merveille d'ambiante anthracite, synthétiseurs altiers, souverains, puis un battement comme de tambours transforme la pièce en crescendo soufi. Nous étions pourtant prévenus par le titre, "Preliminal Rites". Plus rien n'existe que cette frénésie battante, d'ailleurs absorbée par le sous-bassement de drones. Il ne reste qu'un tournoiement grave, pour nous enlever définitivement !

  Le titre éponyme, le dernier, revient à un calme relatif, tout bouillonnant de drones comme un chaudron surchauffé, le violoncelle fondu dans la masse. Comme si la douleur enfermée ne pouvant sortir se mettait à muter, à lever, à se jouer une partition spectaculaire, fabuleuse, avant, épuisée par l'effort, de s'affaisser dans des gargouillis répétitifs sombres, hébétés, stupéfiés par l'intensité de la perte.

   Un disque fort, dramatique, avec de très belles envolées.

Très belle couverture de Claudia X. Valdes

Paru en septembre 2022 chez Sicksicksick Distro / Wertern Noir Recordings / 6 plages / 45 minutes environ

Pour aller plus loin

- peu de choses sur les plates-formes à vous faire écouter pour ce disque-ci. J'ai placé un renvoi à un autre disque de William Fowler Collins, Tenebroso (2012) en toute fin d'article. Très beau disque !

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Ambiante sombre, #Drones & Expérimentales

Publié le 24 Mars 2023

Megan Alice Clune - Furtive Glances

   « Le piano sans peur » ? L'artiste et compositrice australienne Megan Alice Clune n'a pas eu peur de revenir sur ces improvisations sans prétention pour le piano. Elle n'est pas pianiste. Ce sont des moments flottants, presque comme un journal intime, qu'elle a retrouvés dans ses fichiers, puis réorganisés, renommés, légèrement édités. Elle a ajouté de ci de là une voix, un halo ou accompagnement électronique.

  
   Aucun moment n'est perdu, nous dit-elle par cette "récupération". Les improvisations sont devenues de petites méditations, Le premier titre, "A flash in the Pan" prend des allures chinoises sous son manteau de réverbérations. Il marche à petits pas dans la neige du passé. Sur "PE44CE", j'ai cru un moment entendre la voix de...Wim Mertens ! Cette voix archangélique de contreténor, surgie des lointains, voix-saxophone...

   Le miracle, c'est que ces morceaux baignent dans une grâce émouvante, même quand on entend le mouvement des touches sur "Mountaineer", lente plongée minimaliste envoûtante. "Pure Fantasy" nous accroche malgré la simplicité du fragment mélodique répété, on pourrait presque écrire "ânonné". Enveloppé dans un fin réseau de griffures électroniques, il est comme un oiseau dans la cage aux fantasmes...

   Que reste-t-il du passé ? D'humbles souvenirs, ressassés, transcendés dans une brume brillante : voilà "2012", à l'avancée prudente, salutation au bord de la tranquille disparition. 

    Décidément, j'aime bien la musique de Megan Alice Clune, musicienne dont j'avais salué fin 2021 la parution de If You Do, sur le même label. 

Paru en février 2023 chez Room40 / 7 plages / 25 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques, #Le piano sans peur

Publié le 23 Mars 2023

Iury Lech - ONTONANOLOGY

   Né en Ukraine, installé à Madrid, Iury Lech a déjà derrière lui une longue carrière, avec un premier disque, Otra Rumorosa Superficie, sorti en 1989 chez Hyades, réédité en 2018 chez Utopia Records. ONTONANOLOGY, sorti en mars 2022, est ressorti début 2023 sous forme vinyle en édition limitée à cent exemplaires. Pionnier de la scène électronique et audiovisuelle en Espagne, Lury Lech est un artiste interdisciplinaire influencé par les compositeurs minimalistes ou des alentours, comme Steve Reich, Terry Riley ou Jon Hassell. Si Otra Rumorosa Superficie me paraît fade et loin des minimalistes, Musica para el final de los cantos, sorti en 1990, est un peu meilleur, très reichien dans son premier titre, la suite étant inégale, engluée par une instrumentation synthétique guimauvesque (j'assume le néologisme). ONTONANOLOGY n'a plus beaucoup de rapport avec cette musique électronique douceâtre, et c'est tant mieux !!!

   ONTONANOLOGY ? Une musique philosophique, à la recherche de l'Être ? Sans doute. Rien à voir en tout cas avec les nains de jardin, si ce n'est par l'échelle microscopique des particules électroniques combinées dans cette musique. Ce qui compte, c'est que la musique de Iury Lech a gagné du nerf, lorgne du côté d'Autechre, de la techno minimale, du glitch. Dès le premier titre, "Stellium", on comprend, on entend que Lury s'est débarrassé des matelas synthétiques à s'endormir très vite. Techno bondissante, minimale, bien sèche, aux drones grondants, c'est un plaisir ! "Wúxiàn" file sur des boucles claquantes, hypnotique et brumeux à souhait, avec de belles déchirures acérées. "Dilapidated Ellipsis" est un assemblage de drones secs et de glitchs qui s'envole dans un lyrisme abstrait et sombre, orageux. Finie la mélancolie de pacotille, les affects douteux..."Tranxenobots" propose un hallucinant voyage en pleine science-fiction : techno pointilliste, réduite à des suites micro-percussives superposées, traversant l'espace sonore en tout sens, c'est d'une beauté à l'os !

  J'entends la cinquième titre, "Ontonanology (et banalité)", comme une mise à mort ironique de l'ancienne manière : les nappes moelleuses sont littéralement trouées par les craquements, un lit de petites morsures serrées. Le moins bon titre en tout cas, pivot un peu mou de l'album ! Heureusement, "Precambric Strain" repart très fort, mitrailleuse répétitive aux brèves fulgurances, avec des tourbillons noirs, une force implacable, pour une plongée finale électroniquement haletante ! Cette deuxième partie se fait presque industrielle avec "Oneiric Atmos", choc d'astres dans l'infini. Toujours hypnotique, elle vire abyssale, inquiétante. Et "Devastated Okeans" nous submerge sous un flux énorme, peuplé de rayonnements ténébreux. Une étrange chevauchée fantastique déferle dans une atmosphère apocalyptique. Absolument excellent ! "Licca Carpatiana" continue dans la même veine très sombre d'une techno ambiante minimale, picotements percussifs serrés, drones et frottements, froissements, sorte de jungle électronique étouffante, dont on ne sortira plus jamais... si ce n'est pour des scénarios de musique sauvage, l'étonnant dernier titre, "Wild Music Scenarios", quasi goguenard dans son aspect grotesque, outrancier. Pas le meilleur à mon sens.

  Un excellent disque de musique électronique techno-ambiante sombre.

Titres préférés : 1) "Stellium" (le 1) / "Tranxenobots" (le 4) / "Precambric Strain" (le 6) / "Oneiric Atmos" (le 7) et "Devastated Okeans" (le 8)

Paru en janvier 2023 chez Amorfik Artifacts / 10 plages / 57 minutes environ

Pour aller plus loin

- rien sur les plate-formes connues, et des vidéos hélas "privatives", comme celle-ci pour "Stellium" sur vimeo(d'autres vidéos sont sur la même page)

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 21 Mars 2023

François Mardirossian / Thibaut Crassin - Pianisphere vol.1
Petite histoire d'un programme minimaliste

    Elle remonte au Conservatoire Royal de Bruxelles, où le pianiste François Mardirossian a étudié et rencontré Thibaut Crassin, depuis resté son ami. Pendant ces années d'étude, ils explorent avec deux autres pianistes tout le répertoire minimaliste au sens assez large, bien représenté sur ce blog : Philip Glass, Arvo Pärt, Steve Reich, Urmas Sisask, Ryūichi Sakamoto, Brian Eno, Moondog, Graham Fitkin, Douwe Eisenga, etc. Puis le groupe explose, François Mardirossian se lance dans une carrière solo avec son premier disque sur Moondog, puis celui sur Glass, celui sur Alan Hovhaness. En 2019 à Lyon, lors de la première édition du Festival Superspectives qu'il co-dirige, François retrouve Thibaut, avec lequel il avait toujours eu envie de rejouer, et tous les deux se lancent dans l'aventure d'une Nuit blanche minimaliste de 20h à 8h. Leur ami Bruno Letort, dont j'avais salué le disque Cartographie des sens, sorti en 2019, leur écrit pour l'occasion une suite de pièces pour deux pianos que nous retrouvons sur Pianisphere 1, d'ailleurs titré d'après cette suite. Une partie du programme de la nuit minimaliste de 2019 se retrouve ici...

Musiques pour deux pianos

   Le disque mêle deux ensembles de pièces inédites et quatre interprétations ou transcriptions.

Quatre pièces courtes de Ryūichi Sakamoto, disséminées en 1, 3, 8, 11

Une très bonne idée que cette dispersion ! Quatre pièces nerveuses, tranchantes qui vont à l'encontre d'une certaine image de la musique minimaliste comme une musique molle, ennuyeuse ! Je connaissais Ryūichi grâce à ses  magnifiques collaborations avec Alva Noto. Je me souviens d'un ou deux disques solo qui ne m'avaient pas emballé en leur temps. Me voici réconcilié. D'entrée de jeu, "A Hearty Breakfast" séduit par le jeu en miroir des deux pianos, la sécheresse syncopée de son avancée implacable. "Batavia" batifole, fait la folle avec ses batteries de grappes serrées. "A Brief Encounter", c'est la venue d'une mélodie enchanteresse au milieu des saccades répétées du premier piano. Superbe ! Et "Before the War" étonne par sa fantaisie enfantine, sa fraîcheur insouciante, jalonnée d'un bout à l'autre par les petits cailloux de l'un des pianos.

Pianisphere de Bruno Letort, quatre mouvements entre deux et quatre minutes chacun

Une très belle surprise que cette pièce, chaque mouvement ayant un dédicataire différent. Le premier, dédié au pianiste et compositeur Melaine Dalibert, est étincelant. L'un des pianos reste dans des graves pensifs, pendant que l'autre éclabousse la surface de ses grappes liquides, puis des notes répétées par les deux pianos ouvrent une deuxième période plus agitée où les deux pianos se mêlent dans un beau friselis avant une coda marquant un retour à la première phase. Le second mouvement, dédié à Brigitte Isaac, gambade allègrement, parsemé de brefs ralentis et passages en retrait, ce qui lui donne un étonnant relief. Le troisième, dédié au compositeur et pédagogue Denis Brosse, déroule une magnifique méditation, les deux pianos se rapprochant pour nous entraîner dans une brume onirique pailletée de lumières. Le quatrième, dédié à François Mardirossian, est d'un minimalisme fluide et vif, tout en boucles intriquées au brillant contrepoint, avec de délicates échappées intériorisées.

Du côté du "répertoire".

   - Une interprétation sobre du "Pari Intervallo" d'Arvo Pärt. Avec une première note de l'intervalle plus perlée, une vraie goutte de lumière intense, que dans l'enregistrement par Jeroen Van Veen et son épouse Sandra chez Brilliant Classics (2014). Lors d'une première écoute, j'avais trouvé l'interprétation compassée. Non, elle est remarquable de densité, de concentration. D'un calme profond, sublime !

   - Une transcription de "By This River" qui, rappelons-le, fut composée par Brian Eno, mais aussi Hans-Joachim Roedelius et Dieter Moebius, extraite d'un album que j'adore, Before and After Science (Islands ou Polydor, 1977). Pas question bien sûr de rivaliser avec la version "fantôme" de Ryūichi Sakamoto (encore lui, tiens tiens !) et Alva Noto dans l'album Summus (Rasten-Noton, 2011). La suave mélancolie de la mélodie du morceau de Brian s'est insinuée dans le cerveau de tous ceux qui l'ont entendue... La transcription de François Mardirossian commence par un long bourdonnement sépulcral, avec de fins crissements, magnifique préparation à ce morceau dont les paroles originales évoquent allusivement le Styx. Ce drap mortuaire de graves, peuplé d'accidents fantomatiques, se prolonge sous la mélodie, dédoublée, qui en ressort plus bouleversante, miraculeuse. Un sommet !

- Une interprétation de "Two pianos" de Morton Feldman. Moins douce, amortie, que celle de John Tilbury et Philip Thomas parue chez Another Timbre en 2014. Plus sculpturale, aux reliefs tranchés, impressionnante de densité mystérieuse. Superbe !

- Une interprétation de "My First Homage" de Gavin Bryars. Sans les vibraphones, cymbale et tuba de la version de 1978, et sans la réverbération, l'espèce de halo tremblant dans lequel baignait le morceau ! Une version lumineuse, aux articulations nettes. Lente dérive nostalgique, rêveuse, au fil de ses boucles liquides, de ses reprises ponctuées de floraisons foisonnantes, les phrasés jazzy coulés au milieu de cet océan minimaliste ( la pièce est un peu comme un au revoir au jazz pour Gavin Bryars à ce moment-là). C'est très émouvant, l'émergence d'une pièce qui gisait dans son cercueil immergé dans le disque de Gavin. Une exhumation brillante, une (re)découverte.

   Un programme superbe, servi par deux pianistes talentueux, qu'on entend en belle symbiose. La prise de son est remarquable, aigus brillants et graves profonds. Très belle photographie de couverture de Ilya Kholin (graphisme : February 31 agency)

. Un seul regret : que ce disque interprété, enregistré en France par des artistes et ingénieurs français soit assorti d'une présentation (certes réduite à quelques formules) unilingue en anglais, alors même que la maison de disque est bruxelloise, francophone donc...

Paru fin janvier 2023 chez SOOND / 12 plages / 52 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

En écho : © Dionys Della Luce / Photographie personnelle, prise au Centre Culturel Canadien à Paris.

En écho : © Dionys Della Luce / Photographie personnelle, prise au Centre Culturel Canadien à Paris.

Lire la suite

Publié le 16 Mars 2023

Marcus Vergette Tintinnabulation
   Un bassiste passionné par les cloches

    Bassiste de jazz, artiste sonore et sculpteur, l'américain Marcus Vergette, installé au Royaume-Uni où il est devenu membre de la Royal Society of Sculptors, s'intéresse depuis un moment aux cloches. Des cloches en bronze et parfois acier inoxydable qu'il conçoit, fabrique à la main, et installe. Il les nomme des cloches "Time and Tide" (Temps et marée) parce qu'elles sonnent, résonnent avec la montée du niveau de la mer. Le projet a pris naissance en 2008 dans le Devon. Depuis, huit cloches ont été posées dans huit lieux en bordure de mer (photographies de trois d'entre elles ci-dessous ; une quatrième est représentée sur la couverture du disque.). Marcus Vergette les considère comme des œuvres d'art démocratiques appartenant au public. Les communautés locales ont eu carte blanche pour la forme du moulage de chaque cloche, leur dénomination et les inscriptions qu'elles portent.

    Tintinnabulation mêle les sons de ces cloches avec des enregistrements de terrain  de la côte et des fragments d'improvisation musicale, avec Vergette lui-même à la contrebasse. Le disque comporte trois titres. "Tintinnabulation", le plus long, est interprété par Marcus Vergette aux cloches et à la contrebasse, Mathew Bourne au piano. "Ferry" comporte des matériaux additionnels maniés par Marcus Vergette, notamment des enregistrements de terrain du bac à chaîne de Torpoint (en Cornouailles), en plus du saxophone ténor de Harry Fulcher et du saxophone alto de Rox Harding. On retrouve le saxophone de ce dernier sur "Waw and Wane", avec des vocaux de Kate Westbrook et Nell Hubbard, le violoncelle de Frank Schaefer, le piano de Mike Westbrook, et tout le reste est géré par le compositeur, en particulier des sons de terrain des cloches "Time and Tide" enregistrés dans divers lieux au bord des côtes.

Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles
Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de GallesCloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles

Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles

   La pièce éponyme, de plus de vingt minutes, est somptueuse, en trois parties. Contrebasse, piano et cloches font émerger un archipel fascinant de résonances, d'entrelacs limpides, éblouissants, de rocs ciselés. Le piano, parfois préparé m'a-t-il semblé, se fait coupant, abrupt, liquide, tandis que les cloches dessinent un paysage sur plusieurs plans et que la contrebasse apporte des fils pour relier ces reliefs, ces profondeurs. Il est difficile de ne pas penser à ce que composait le pianiste Alain Kremski lorsqu'il maniait son portique de cloches en plus de son piano. C'est aussi réussi. Cette musique est d'une miraculeuse clarté ; incisive et mystérieuse elle épouse les rêves enfouis, fait lever des graves extraordinaires. Le pianiste Mathew Bourne illumine le centre de la composition d'une intervention d'allure minimaliste absolument envoûtante, prolongée par les drones des cloches et des chants d'oiseaux en arrière-plan. La pièce s'approfondit, de plus en plus méditative, énigmatique, enfoncée dans les graves, avec juste une esquisse de mélodie dans les médiums et les aigus pour la tirer de ces limbes solennelles. Cloches et contrebasse sont plus présentes dans la troisième partie, mais c'est encore le piano qui donne l'ossature à une dérive mouvementée, en allée vers l'ailleurs dans une apothéose de cloches résonnantes, avec la contrebasse frémissante amenant une brève coda dépouillée.

  

   Les deux saxophones donnent à "Ferry" une couleur plus jazzy. On entend les bruits du ferry à chaîne, la musique swingue doucement, nous embarquons...La pièce est chaleureuse, ronde, on se laisse aller dans une sorte de mouvement perpétuel, de bercement rêveur. "Wax and Wane" commence par un air traditionnel au violoncelle, le battement d'une cloche, des sons vocaux (sans doute des fragments de chansons). Les enregistrements de terrain jouent à égalité avec les instruments et les voix, ce qui donne une texture musicale passionnante. La pièce séduit par sa liberté, la beauté des juxtapositions littéralement serties dans les harmoniques des cloches à certains moments. Rox Harding pousse une jolie partie de saxophone en guise d'au revoir.

Titre préféré : le titre 1, "Tintinnabulation"

   Un disque très étonnant, porté par le titre éponyme, un chef d'œuvre. Et la suite s'écoute fort agréablement, soyez rassuré !

 

Paru le 9 mars 2023 chez nonclassical / 3 plages / 36 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 10 Mars 2023

Jocelyn Robert (3) - Les Dimanches

   Ce serait comme une suite à Requiem, paru quelques mois plus tôt. Une sortie du deuil, de la maladie, les yeux ouverts sur le monde. Un autre disque de piano solo. Le compositeur et artiste interdisciplinaire québécois Jocelyn Robert, poète du piano disklavier comme je l'ai baptisé dans un article précédent, s'intéresse également aux orgues à tuyaux et aux ordinateurs, j'en reparlerai sans doute. Il a déjà sorti d'autres disques depuis celui-ci.

On regarde "Les cercles sur le lac", on écoute le piano résonner, faire des cercles lui aussi, dans l'émerveillement d'une pureté neuve. Le piano est pierre qui ricoche, le piano est de l'eau qui coule. Cascades harmoniques, légers accidents à la tonalité, vifs agglomérats translucides...le temps de la contemplation, de la méditation.

  

  
  Quelques notes s'envolent, c'est "Octobre" fragile, le piano se fait cloche dans le temps suspendu. Les lointains s'estompent. C'est un disque sur les saisons, aussi. Voici "Mars", le miracle d'une venue, des notes comme des gouttes de lumière. Le mystère de la vie minuscule et patiente, dans sa robe diaphane de silence. L'éclosion des grappes, la vivacité retrouvée, comme une extase tranquille.

   Avec "Dimanche au Sri Lanka", les notes s'éparpillent dans les aigus, avec quelques appuis graves. Comme des chants d'oiseaux exotiques dans les forêts des songes.

   Les dimanches. Devant l'église, il y a "Les gens du parvis". Immobilisés, statufiés, dans une attente indéfinie. La pièce est d'une magnifique austérité, illuminée par les longues résonances, les éclaboussures soudaines de surgissements étincelants. Ce serait une prière, humble et parfois folle, retenue et bégayante de ses notes répétées.

   "Septembre" est lourd de ses graves. Il avance un peu ivre, s'arrête pour regarder les choses, écouter l'indicible. De toutes ses notes, il consonne avec la beauté souveraine du monde. Il s'enfonce doucement dans le tissu sublime, et rêve, comme à la fin de toutes ces pièces délicates et dépouillées. "Mai" commence au plus proche du silence, puis se laisse aller à des égrènements prudents : il ne faut pas brusquer la vie, mais avec un immense respect, l'attendre aux tournants des silences...

Sept admirables exercices d'attention !

  

Paru en octobre 2021 chez Merles / 7 plages / 47 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 8 Mars 2023

Certaines musiques, et certaines seulement, me donnent envie d'écrire. Nombre de mes poèmes sont liés à des écoutes immersives qui, combinées souvent à d'autres facteurs, les font venir, prendre forme. Il est juste qu'ils aient ici leur place, en attendant mieux...

---------------------------

II

Cinq Chansons corrodées

 

 

Chanson de cordes
pour escalader les mouvantes
montagnes nuages
il faudrait un pontife
assoiffé d’au-delà
assis sur un polatouche
de chez Buffon

Chanson de fossiles futurs
pour entendre la caravane fantôme
suivez l’horloge perdue
l’âme écartelée au ciel
s’il vous plaît sur la pointe
des pieds vivant enfin
dans le silence des pyramides
en lente rotation

Chanson de la lumière fendue
pour rien pour le désert
des voix les stries des mouettes
dans le ciel bas de décembre
parce que je ne crois pas
à la promesse de viande
dormeur dans le vide
quel rituel de tissage
te donnera des ailes
derrière tes yeux de chair ?

Chanson des appartements
pour ne pas voir
le retour des grues blanches
les jardins de pluie du soir
tout ce qui monte
la parole clouée des multitudes
sur le crucifix infernal
des téléviseurs où personne
n’est là tout balayé
asservissements gelés

Chanson des roses
dans la neige
pelouses de l’aube
pour se vautrer
dans le lit des feintes
allégresses
car le soir tombera
sur nos destins pareils

En écoutant Revolver de Kate Moore et Akkosaari de Johannes Auvinen

© Dionys Della Luce

Les disques :

1) Kate Moore, Revolver // Paru en octobre 2021 chez Unsounds / 8 plages / 49 minutes environ.

2) Johannes Auvinen, Akkosaari // Paru en janvier 2021 chez Editions Mego / 8 plages / 41 minutes environ. J'avais prévu d'écrire un article, mais il est passé à la trappe...

Lire la suite