ambiante sombre

Publié le 12 Mars 2024

Point of Memory - Void Pusher
De la MAO* pour embrasser l'expérience humaine...

    Point of Memory désigne un artiste sonore, ou sculpteur sonore, qui tente avec Void Pusher de créer une musique assistée par ordinateur acoustique, en combinant fragments numériques, bruits ambiants en direct. Ainsi, des fréquences super-basses inaudibles traversent une pièce remplie d'instruments acoustiques et de guitares électriques réglées pour frémir et gronder avec sympathie. « Enregistrez ensuite le résultat ; une cacophonie de caisses claires retentissantes, de drones harmonisants et le subtil cliquetis des shakers, des cloches et des tambourins. La plupart du temps, vous n'entendez pas les basses, juste les réactions qui y sont associées.(...) Tous les sons sources ont été enregistrés en direct ou traités par réamplification et manipulés en direct en studio avant d'être édités à la maison. Les sessions d'enregistrement ont eu lieu au printemps, en été, en hiver et en automne, capturant un large spectre d'ambiances sans chercher délibérément de catharsis. Le but était de rester émotionnellement ouvert et d’éviter toute direction excessive, dans une tentative superstitieuse de capturer quelque chose de la condition humaine au sens large. » Projet singulier, ambitieux, se voulant en résonance avec des sentiments universels plutôt qu'avec des affects individuels. Filippo Tramontana joue du cor d'harmonie sur le premier titre.

*MAO : musique assistée par ordinateur

   Les Métamorphoses du Néant poussé dans ses retranchements

   Le disque démarre très fort avec "Pro-Dread", nappes d'orgue et de cor d'harmonie chatoyantes, immobiles et comme suspendues sur l'or du couchant. Titre grandiose ! D'emblée, nous sommes très haut, planant au-dessus des petites misères humaines, dans l'empyrée, tout près des dieux immortels, les bourdons (drones) comme les grondements éternels des Olympiens. "Put in the past" (titre 2) et "Carried by Ravens" (titre 3) sont moins flamboyants, plus tourmentés, véritables antres sonores pour Vulcains sombres ourdissant quelque vengeance imparable : c'est le passage par le Tohu-Bohu, le chaos primordial d'avant la Création. Void Pusher ne signifie-t-il pas « Pousseur de Vide » ? Le titre 3 évoque le prophète Élie, nourri par les corbeaux. Le chaos se lisse un peu, Dieu protège son prophète : atmosphère hyper harmonieuse, mais d'une luxuriance fabuleuse. Tout est en place.

   L'album décolle à nouveau, après une phase grondante, sur le morceau éponyme. L'univers éructe, crache une beauté déchirée, lacérée, la matière hurle, se tord tout au long de ce "Void Pusher" extraordinaire suite d'explosions hallucinées, du Francis Bacon sonore à la puissance X. Si vous passez ce cap, vous êtes prêt pour la suite....

   "Doom's Hand Reaching For Your Moment of Triomph", c'est du Métal en fusion, distorsions et saturations, pluie de feu, bombardement de météores. À peine si le relativement court "Jawline of a City" (titre 6) ménage une pause dans ce voyage au cœur.. .des cités enfouies dans la mémoire universelle. Toutefois, "Ballad of a Myopic Triviality" apporte une touche radieuse à cette musique épique : on escalade des glaciers vertigineux, les sons se diffractent en énormes harmoniques translucides. C'est un autre sommet, traversé de multiples courants, de cet album impressionnant. On atteint une sérénité supra-terrestre, par-delà tous les affects minuscules et contingents, au centre des énergies librement déployées, royales, resplendissantes. Le crescendo final est à couper le souffle, d'une fulgurance terminale !

    L'avant-dernier titre, "Stranger with a Sad heart"commence par une série de sons qui font penser à des trompes de navire, et c'est parti pour une odyssée cosmique majestueuse, avec trépidations et tournoiements de drones, puis un arrachement et un brinquebalement dans le noir absolu. "Most of a Murder" (titre 9 et dernier) conclut en ambiante sombre, déchiquetée, écho cauchemardesque du titre éponyme, colossal train fantôme au pays de nulle part.

   Un disque aux flamboiements fastueux, d'une noirceur sidérale, véritable ovni sonore pour la fin des Temps.

Titres préférés : 1) "Void Pusher" (4) / "Ballad of Myopic Triviality" (7) / (Doom's Hand Reaching for Your Moment of Triumph" (5) / "Pro Dread" (1) / / "Most of a Murder" (9)... et le reste est loin d'être médiocre !

   

Paru fin janvier 2024 chez Misanthropic Agenda (Houston, Texas) / 9 plages / 1 heure et 11minutes environ

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Publié le 15 Janvier 2024

Reinhold Friedl & Kasper T. Toeplitz - La fin des terres

   Deux heures de musique, sur deux cds. La rencontre de Reinhold Friedl, pianiste et compositeur allemand, fondateur en 1997 de l'ensemble zeitkratzer, qu'il dirige depuis et dont on retrouve les œuvres sur une centaine de disques, et de Kasper T. Toeplitz, compositeur et musicien français d'origine polonaise, dont les instruments de prédilection sont l'ordinateur et la basse électrique, ce dernier instrument sur ce disque enregistré dans les studios Art Zoyd de Valenciennes.

Kasper T. Toeplitz à gauche, Reinhold Friedl à droite

Kasper T. Toeplitz à gauche, Reinhold Friedl à droite

Deux heures d'aventure sonore, par deux instrumentistes-compositeurs qui ne fraient plus aucun chemin connu. Ils inventent, au fur et à mesure, une alchimie radicale, une basse monstrueuse, un piano impensable, de quoi faire sauter tous les verrous de toutes les oreilles. Ça chante-bruit, ça grouille et ça fourmille, ça médite pourtant au fil de fréquences inouïes, entre improvisation sauvage et composition méticuleuse. La fin des terres ? Un nouveau chaos minuscule au ras des emmêlements de filaments sonores, imprévisible, avec des phases de transe rêveuse, des réveils. Une longue marche hallucinée dans le cd1, piano percussif et presque sépulcral, basse pulvérisée, pulvérulente, esquissant un paysage détruit, creusé d'obus sonores, peuplé d'invisibles et fragiles présences, d'archives grésillantes. Puis la musique écoute quelque chose, elle le cerne délicatement, l'air de rien, quelque chose qui est là, tapi dans des vagissements aériens, translucides, quelque chose qu'elle débusque peu à peu, avec une infinie patience, quelque chose de si beau, si pur, que l'on n'ose s'en approcher. Peut-être des larmes, la vie qui filtre, qui sourd au ras du sol, et qui étend ses bras dans les réseaux étranges venus l'observer. La musique se fait arachnéenne, vaste frémissement translucide, et de cette communion, de cette symbiose se dégage un nouveau monde, bruissant, habité, de plus en plus dense, ayant pour fondations les notes les plus graves du piano. Le premier cd se termine sur un long crescendo, la levée de ce monde innommable, lovecraftien, monde qui se fissure, qui explose dans une apocalypse bruitiste, elle-même avalée, coulée dans des laves, des glissements, avant qu'elle ne s'échappe en traînées simplifiées ponctuées de sourdes déflagrations et d'ultimes foisonnements nerveux et en frémissement de cloches. Prodigieux !

Une Anti-Symphonie des Ténèbres...  

   Le deuxième disque commence  dans une atmosphère orageuse, sourde, menaçante. Le piano est dans les graves extrêmes, la basse cisaille l'arrière-plan d'un écheveau emmêlé comme l'attaque lointaine d'un essaim de moustiques. Le piano dramatise l'ensemble par des frappes sèches, puissantes, tandis que la basse explose, rugit. Cette fois, c'est le chaos, le déferlement et le choc de forces obscures, la fulguration des ténèbres qui débouchent, après huit minutes, sur un grésillement d'intensité variable nimbé de piano sépulcral tambourinant. Début formidable, prolongé par une marée pianistique noire. Tout est soufflé dans ce monde dévasté où ce qui reste tourbillonne à ras du sol ou semble vomi par les écluses infernales. Une paix relative s'installe au milieu d'une cacophonie assourdie, donnant l'impression qu'elle est aspirée par autre chose, dont les prodromes se laissent entendre. Le piano s'est calmé, la basse retrouve, dirait-on, le chemin de la mélodie, oh très doucement, en passant par des zébrures, mais des bouffées, des secousses agitent encore le magma non complètement refroidi. La musique s'éclaircit tout en restant tranchante, la basse réduite à un brouillard sonore et à quelques pantomimes. Puis elle miaule dans une aura glacée, et tout se détraque à nouveau en courts-circuits survoltés, en envolées grondantes, épaulées par le piano martelant. L'extraordinaire de cette pièce, c'est sa variété, son inventivité dans la création d'une espèce de symphonie démolie, constituée de phases en crescendos tumultueux et de stases inquiétantes, bourdonnantes, au cours desquelles l'énergie se concentre à nouveau avant de gicler littéralement en gerbes brutales, cinglantes. La stase médiane, la plus longue, qui occupe une partie de la seconde demi-heure, correspondrait symboliquement au Styx infernal, quand il se fait marais. Difficile d'en sortir de ce milieu aqueux, trouble, creusé de fosses suspectes, de clapotis louches, d'éructations effrayantes. Vers quarante-cinq minutes, tout menace de disparaître, continue toutefois de s'agiter minusculement [ le correcteur proteste contre ce néologisme, tant pis pour lui ! ], et ça remonte en une ultime trombe lente, irrépressible du piano et de la basse devenus un énorme drone et une protestation chiffonnée, rageuse, avant de retomber dans des esquisses persistantes, toujours prêtes à repartir tant on sent l'énergie accumulée sourdre. Une énergie noire, fracturée, que rien ne fera taire et qui emporte tout dans un orage magnétique final époustouflant, ne laissant que cendres grésillantes et flammèches insidieuses, puis une paix douloureuse.

   Une expérience des limites, une interprétation phénoménale des deux musiciens, créateurs d'un monde musical à la mesure des grandes fresques de la science-fiction visionnaire. 

Paru début novembre 2023 chez zeitkratzer productions  / 2 cds - I plage sur chaque / 1 heure et 57 minutes environ

Pour aller plus loin

- les deux hommes en concert, vidéo très bien faite...

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Publié le 27 Novembre 2023

Erik K Skodvin - Nothing left but silence
À l'orée des lumières du silence  

   Norvégien installé à Berlin, Erik K Skodvin travaille le son, la musique, sous son nom ou sous celui de Svarte Greiner, en duo aussi sous le nom de Deaf Center (avec Otto A Totland). Concepteur graphique et photographe, on lui doit une centaine de couverture d'albums depuis les années quatre-vingt dix. Il dirige aussi le label Miasmah. De disque en disque, je suis devenu un inconditionnel de ce musicien rare, à l'écriture précise, voire minimale, mais dense, riche en émotions. Son univers est sombre, crépusculaire, c'est celui des limites, des bordures, du basculement possible dans un autre monde, celui des lumières enfouies sous les vieilles anxiétés. Une guitare, de la réverbération et un amplificateur, suffisent à ce rêveur obstiné pour débusquer la beauté désolée tapie parmi les ombres inquiétantes.

“Dreams of a new beginning” & "Entrance to the periphery”

“Dreams of a new beginning” & "Entrance to the periphery”

   Promenades hallucinées
au bord de la désolation

    Dès le premier titre, "Awaiting" (En attendant), on est saisi par cette musique économe, attentive. Une seule note sombre, comme une plainte à elle seule, répétée, équivaut à un thrène antique, soudain transfiguré à deux reprises par une brève explosion lumineuse, dont la réverbération prolongée, frémissante, dégage une lumière rase, magnifique, celle d'un incendie vu de très loin. " A silent moment in the periphery", qu'est-ce sinon une boucle obsédante, en flammes vives ? Le silence brûle, on dirait, avec des retraits sombres. C'est une musique idéale pour La chouette aveugle  (première publication en 1936) de Sadegh Hedayat, une vision surréelle presque insoutenable dans sa déréliction fantomatique, d'une beauté foudroyée, d'une douceur douloureuse.

   "Quiet states of anxiousness" semble un rituel inquiétant, le frémissement des cauchemars scandé par un tremolo de guitare et une percussion sèche ou une note isolée. Les marches solennelles, "Solemn Steps", se franchissent en rampant sur les réverbérations rasantes de la guitare balbutiante. Sans doute une vison d'au-dessus est-elle meilleure pour observer les lumières couchées dans les lointains. "Observing the lights from above" tente de s'élever pour que les lumières se dressent malgré les ombres, finissent par dessiner une fugitive silhouette au fusain noir de la nuit absolue. Erik K Skodvin saisit l'âme de la désolation dans ses boucles hypnotiques, raréfiées, réduites à quelques traînées persistantes. C'est la condition pour obtenir la lente récolte, "The slow harvest"(titre 6), dans un poudroiement trouble, dans l'étrange levée de sons percussifs au milieu d'un désert de poussières.

"A walk on the edge" est une nouvelle variation des titres 1 et 3, guitare sourde contre guitare plus lumineuse, nous sommes sur le bord, sur le fil, dans une tentative pour inventer l'envol en dépit des pesanteurs. Pour horizon chimérique, ce sont les "Dreams of a new beginning", tentatives de transfigurations lumineuses sur le fond fuligineux des angoisses persistantes. Et c'est une lente montée dans la splendeur lourde d'une fusion où la guitare se noie dans les réverbérations.

   Un disque magistral, sobrement, sombrement sublime, d'un bout à l'autre. Un des meilleurs albums de 2023 !

Paru en septembre 2023 chez sonic pieces (Berlin, Allemagne) / 8 plages / 40 minutes environ

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Publié le 23 Novembre 2023

Martina Berther / Philipp Schlotter - Matt

Née en 1984 en Suisse, Martina Berther est une bassiste électrique polyvalente, touchant aussi bien à la pop, au punk, aux musiques expérimentales et à l'improvisation libre. Sur l'album, elle est aussi à l'orgue, en plus de sa basse électrique. De son côté, Philipp Schlotter, dont je ne sais quasiment rien, joue sur ce premier disque avec Martina du synthétiseur et de l'orgue. L'album a été enregistré en quatre jours dans le village suisse de Matt qui a donné son nom à l'album.

   La première et plus longue pièce avec plus de quatorze minutes, "Unruhe", est fondée sur le système dodécaphonique. Elle juxtapose à intervalles réguliers des notes tenues, mêlant orgue d'église et synthétiseur. C'est une composition hiératique, austère, tout à fait hypnotique à la longue, dans cette alternance de notes, de niveaux sonores, que rien ne vient déranger. Aussi le titre "Unruhe" (agitation, trouble) peut-il sembler paradoxal. L'agitation est toute intérieure, les notes tenues se développant en ondulations, vaporisations luminescentes. Le trouble peut aussi évoquer la réaction de l'auditeur à cette écriture minimale et à l'atmosphère désolée qui en résulte. C'est en tout cas d'une beauté terrible.

   Les titres 2 et 4, "LFO1" et "LFO2", pour drone d'orgue et synthétiseur, superposent ou alternent les deux sources dans un tissage serré de variations. Tous les sons semblent courbes, pris dans une infinie giration trouble, donnant l'impression d'une descente en apesanteur, au bord de la dématérialisation, de la dissolution. Ce sont deux fascinants lamentos crépusculaires pour une fin des temps. "Gallia" (titre 3) et "Frachter"(titre 5), pour orgue et basse électrique préparée, sont basés sur le même enregistrement, joué des vitesses différentes. Alors que les autres pièces n'avaient pas d'aspérité, celles-ci paraissent plus fracturées, avec des sons plus rugueux, bruts. "Gallia" évoque une musique industrielle ralentie, aux angles un peu émoussés, comme une machine atteinte de pneumonie, peinant à réaliser sa tâche. "Frachter", plus brutal dans ses profondeurs grondantes, se fait franchement inquiétant, dialogue implacable entre l'orgue et la basse qui en viennent à se confondre presque dans les abysses, musique funèbre pour l'ouverture des sépulcres lors d'une épaisse nuit.

Une musique expérimentale étrange et noire, d'une sévère beauté.

Paru fin septembre 2023 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 5 plages / 39 minutes environ

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Publié le 11 Octobre 2023

Thomas Köner - Daikan
   Radieuse ultranoire

    Fallait-il un article (même bref) pour signaler cette reparution d'un album sorti en 2002 ? Et près d'un an après sa réapparition ? Je me suis dit que l'idée de retard ne convenait pas ici, d'autant que le disque m'a rattrapé, par surprise, parce qu'enfin je l'ai écouté dans de bonnes conditions, d'affilée. J'avais déjà beaucoup apprécié Nuuk, publié en 2021 sur le même label. J'y renvoie les lecteurs pour la présentation de Thomas Köner.

    « Daikan », en japonais, signifie « le plus froid » ou « la période la plus froide de l'année ». Thomas Köner s'intéresse au froid, car il lui semble qu'il faudrait refroidir le monde au moment où la terre se réchauffe, où les activités humaines conduisent à une surchauffe généralisée de nos tempéraments, de nos affects. Sa musique s'enfonce dans les couches les plus glacées pour débusquer la profondeur du temps vivant dans la glace. Elle prend son temps. Trois longues incursions au cœur du blanc qui est aussi le cœur du noir, pour réapprendre à l'oreille à écouter, derrière l'apparente monotonie, la vie tapie telle un gigantesque fossile qui respirerait encore. Chaque version de Daikan (les trois pièces sont titrées respectivement "Daikan A", "Daikan B" et "Daikan C") est comme une symphonie monochrome d'ambiante sombre et minimale, ou si l'on veut de techno allongée jusqu'à ramper dans des souterrains de glace. En raclant le fond des graves, la musique devient radieuse, radieuse noire, évolue comme des essaims d'étourneaux formant ce qu'on appelle un soleil noir aux mouvements amples et lents, d'une majesté impressionnante. Elle prend parfois la forme d'une respiration énorme, ambigüe, à la limite de la Vie et de la Mort, en fait hors du Temps orienté, dans le temps de l'Éternité sans aucun point de repère extérieur. Pourtant ce n'est pas une musique claustrophobe, ni inquiétante. C'est la musique du Repos essentiel sous l'agitation humaine effrénée, la murmuration illuminante inverse du Temps retrouvé...

   D'une absolue beauté ! Pour auditeurs patients et concentrés...

  Cette reparution est accompagnée d'un inédit, Banlieue du vide, œuvre audiovisuelle conservée seulement dans quelques musées, par exemple au Centre Beaubourg à Paris, œuvre secrète récompensée par le Golden Nica du Prix Ars Electronica en 2004, dans la catégorie Musiques Numériques. Banlieue du vide est le résultat de mois d'observations ponctuelles dans le cercle arctique finlandais, montées dans une sorte de ralenti irréel. Le vide éventuel y apparaît alors comme rempli des bruits passés.

(Re) Paru en novembre 2022 (numérique) et février 2023 (physique) chez Mille Plateaux (Frankfort, Allemangne) / 4 plages / 1 heure et 7 minutes environ

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Publié le 28 Septembre 2023

Transtilla - Transtilla III

      Transtilla bouscule mes prévisions de publication ! Ils passent en force, en urgence ! Transtilla, c'est le duo formé par deux musiciens néerlandais que je connais bien, Anne-Chris Bakker et Romke Kleefstra (l'un des deux frères). Du premier, je me souviens du choc de Weerzien en 2012, puis de Tussenlicht en 2013, de sa collaboration avec l'anglais Andrew Heath sur Lichtzin en 2018 puis a gift for the ephemerist en 2019, et bien sûr de sa participation au trio qu'il formait avec les deux frères Kleefstra, Romke et Jan, par exemple sur le magnifique Sinne op'e Wangen en 2014, de son appartenance à Piipstjilling avec un autre néerlandais fondamental, Machinefabriek (dont je ne parviens pas à suivre les publications...). Du second, je viens déjà de parler, il me resterait à mentionner l'aventure de The Alvaret Ensemble dont les deux frères ont fait partie.

Sous le signe de l'incandescence

   Je les retrouve sous un jour musical un peu différent. Les toiles délicates, ambiantes, méditatives, ont cédé la place à une musique bouillante, brûlante. "Ferlern" ("perdu" en frison, la langue des frères Kleefstra) donne le ton : guitare saturée, drones rageurs, c'est une coulée magmatique puissante qui nous transporte loin ! "Paesens" ("des pays" en frison) commence comme finissait Weerzien : un ailleurs de glace trouble, mais vite soulevé par une force irrépressible, tout explose dans un brouillard hachuré, zébré, la guitare déchirée dans un mur de drones. Une claque magistrale ! La musique ambiante est ici court-circuitée par un post-rock flamboyant. "All Love Lost", au titre si romantique, est une descente aux enfers dans des giclées de gaz. De la musique au chalumeau, avec des drones tournoyants, épais, puis des nappes somptueuses léchant les murs de l'abîme, des vagues immenses, tout le rayonnement de Lucifer vous enveloppant de velours noir pour une plongée infinie dans le fourmillement de la matière. Titre absolument sublime !

   Après ces tempêtes, les deux titres suivants paraissent plus calmes. "Petre de la Meuse" déploie une falaise radieuse de boucles de guitare et de textures électroniques, parcourue de trajectoires montantes, comme une musique jetée à l'escalade du ciel, cette fois. Après les abîmes, l'empyrée... Quant au dernier, "Sketch for Paul", c'est une merveille de délicatesse extatique, violon et guitare au centre d'un foyer d'une extraordinaire intensité dans un accelerando et crescendo fabuleux, libérant des millions d'esprits avant de se résorber dans le néant primordial...

   Le miracle d'une musique ardente, illuminée par une énergie...infernale ou/et céleste !

Paraît le 29 septembre 2023 chez Midira Records (Allemagne) / 5 plages / 43 minutes environ

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   N'ayant pas d'extraits musicaux en dehors du bandcamp, je vous propose une incursion dans Transtilla II...tout aussi recommandable, moins débordant que le III, mais superbe !

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Publié le 28 Juillet 2023

Richard Skelton - Selenodesy

   Richard Skelton : je n'ai pas oublié son prodigieux Verse of Brids / Véarsa Éan. C'est pourquoi, ne sachant ce qu'il devenait, j'ai cherché et retrouvé sa trace. Sa musique était instrumentale, acoustique. Il écrit aujourd'hui une musique électronique aussi magnifiquement sombre qu'auparavant. Il regarde les étoiles, dit-on, depuis qu'il a déménagé près de l'observatoire de Kielder (Royaume-Uni), dans une région reculée de "ciel sombre". De sa musique de Selenodesy il dit ceci :

« Une grande partie de cette musique m'est venue au petit matin, dans cet état de nulle part entre le rêve et l'éveil. Je regardais par la fenêtre et le ciel nocturne tourbillonnait d'étoiles. Mars ou Vénus planeraient dans le coin de la pièce. Je m'allongeais là et regardais les aurores boréales danser sur le plafond. »

   Le disque est illustré par des dessins géométriques du traité de Nicolas Copernic De Revolutionibus orbium coelestium, paru à Nüremberg en 1543. La sélénodésie est un terme astronomique très récent désignant « la science de la forme et du potentiel lunaires ».

   Puissances noires de la mélancolie lunaire

   Le premier titre, "albedo", s'il désigne la part des rayonnements solaires renvoyés vers l'atmosphère renvoie aussi à la deuxième phase du Grand Œuvre alchimique : l'œuvre au blanc qui suit le nigredo et précède le rubedo. Blancheur de l'aube, de la renaissance, ici sans doute allusion au petit matin de l'inspiration musicale, car le disque est noir. La musique est dense, compacte, parcourue de flux épais, une respiration énorme, cosmique. Ce n'est plus la mer inspiratrice, la mer des côtes écossaise ou irlandaise, c'est la mer spatiale d'un voyage dans l'hyper noir. Plus noir encore, abyssal, "The plot of lunar phases" (le tracé - ou l'intrigue - des phases lunaires) ressemble à une complainte, avec ses déchirements grinçants, ses déplacements inquiétants, ses surgissements irisés et ses grognements de drones. Je retrouve le Richard Skelton sublime à la mélancolie infinie. "Faint ray systems" (systèmes de rayons faibles") nous conduit dans une atmosphère raréfiée, scène d'un opéra monstrueux d'affrontements de trompes bourdonnantes déchaînées. Au bord de l'explosion, comme si dans cette raréfaction se jouait le drame suprême d'une apocalypse inverse, triomphe du noir intégral.

   Rechutes dans la Nuit...

   Suit le court "isostacy", diamant rayonnant absorbé très vite par l'espace. Et c'est "hypervelocity", volutes moirées, stries, curieux meuglements dans l'ombre ; "impact theory", le souffle énorme de la mélancolie granuleuse, d'un ressac inlassable qui racle tout jusqu'à la disparition. "lesser gravity" semble en apesanteur avec ses nuages menaçants amoncelés, dont se dégagent peu à peu des vrilles, des vents scintillants, avec une majesté implacable ! Le dernier titre, "fallback" (repli), ce sont les chiens de l'enfer enchaînés dans les lointains tandis qu'un orgue enroué déploie ses toiles mouvantes, enveloppantes : une splendeur trouble et déchirée d'une grandeur terrassante !

Une somptueuse fresque électronique d'une noirceur insondable.

Paru fin mars 2023 chez Phantom Limb (Brighton, Royaume-Uni) / 8 plages / 41 minutes environ

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Publié le 16 Mai 2023

Delphine Dora & Michel Henritzi - Si nous faisons du bruit, le temps va encore recommencer

   Je retrouve Delphine Dora avec plaisir. J'avais aimé son album solo A Stream of Consciousness paru en 2012 chez Sirenwire Recordings. Puis j'avais suivi, de manière intermittente, les parutions de son label Wild Silence entre 2013 et 2019 : qu'on se souvienne du sublime Aonaran de Richard Moult en 2013, du bouleversant Settlement de Lodz en 2017, ou encore de l'étrange et envoûtant Before I Was invisible de Rainier Lericolais et Susan Matthews en 2015, pour n'en citer que trois. Puis je l'avais perdue de vue. Je la retrouve en compagnie du musicien, producteur et critique musical Michel Henritzi, qui a notamment contribué à la découverte des scènes expérimentales japonaise et néozélandaise, pour un disque totalement fou, libre. On y entend Delphine au piano, à l'orgue à tuyaux, à l'orgue Hohner (électronique) et aux claviers, à la voix, Michel à la guitare type lapsteel (jouée posée sur les genoux) et aux effets, au baladeur, aux objets, à la lecture des textes des poètes Georg Trakl (Melancolia en 2, Geistliche Dämmerung / Crépuscule spirituel en 4 et Gewaltig endet so das Jahr / Automne transfiguré en 8) et de Paul Verlaine (en 5, Chanson d'automne). Tous les morceaux sont co-signés par les deux compositeurs-interprètes.

Flamboiements expressionnistes

   Qu'il est bon d'entendre de la poésie, dite et chantée en allemand ou/et en français, servie par une musique à sa mesure ! Et d'avoir de beaux titres français... tant de nombreux artistes français, au prétexte fallacieux de diffusion internationale, se réfugient dans un anglais mondialisé sans saveur...   La lecture du premier titre déjà nous comble : "La nouvelle lune se fend, elle divise la lumière et l'ombre". Voix déchaînée en fond, orgue majestueux en boucles étirées. Voix et cris, lamento débridé, une escalade tremblée et miaulante des cieux. Furies et sorcières, créatures ténébreuses de la nuit qui remue, musique fracturée, fanfare grotesque : magnifique atmosphère d'un expressionnisme noir en guise d'introduction au premier poème de Georg Trakl (1887 -1914), "Melancolia". Vocalise et piano, lecture en français, doublé du texte en allemand lu par Delphine. Une autre lecture se superpose à cette polyphonie poétique comme une forêt musicale :

-- Der Wald, der sich verstorben breitet --
Und Schatten sind um ihn, wie Hecken.
Das Wild kommt zitternd aus Verstecken,
Indes ein Bach ganz leise gleitet
 
Und Farnen folgt und alten Steinen
Und silbern glänzt aus Laubgewinden.
Man hört ihn bald in schwarzen Schlünden --
Vielleicht, daß auch schon Sterne scheinen.
 
 Der dunkle Plan scheint ohne Maßen,
Verstreute Dörfer, Sumpf und Weiher,
Und etwas täuscht dir vor ein Feuer.
Ein kalter Glanz huscht über Straßen.
 
Am Himmel ahnet man Bewegung,
Ein Heer von wilden Vögeln wandern
Nach jenen Ländern, schönen, andern.
Es steigt und sinkt des Rohres Regung.

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La forêt s'étend, défunte à sa manière –
Et des ombres sont en elle, comme des haies.
Le gibier sort de ses cachettes, en tremblant
Tandis que tout bas un ruisseau va se glisser
 
Entre de vieilles pierres, et des fougères, et
Des éclats d’argent, sous l’entrelacs des frondaisons.
Et on l’entend parfois auprès des abîmes sombres –
Peut-être que déjà les étoiles vont briller.
 
La surface de l’ombre semble sans fond
Villages dispersés, étangs, marais,
Des riens qui te font penser à des feux.
Un éclat de froid qui recouvre les routes
 
On devine dans le ciel un mouvement.
Une harde d’oiseaux sauvages qui émigre
Vers des pays, ces autres qui sont plus beaux.
Se lève et s’abaisse, le tremble des roseaux.

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   Le titre 3, "La lune sans tâche, mais celui qui la regarde est voilé par le trouble", ressemble à une antienne médiévale mystique, du Hildegarde von Bingen en chant sans parole mi-murmuré sur un mur de flammes obscures et menaçantes, guitare en feu, bourdon. Titre extraordinaire, dans la lignée des morceaux les plus psychédéliques des premiers Ash Ra Tempel, avec une courte coda grandiose à l'orgue. Suit "Geistliche Dämmerung", obsédante ritournelle chantée en allemand avec accompagnement à l'harmonium (une sorte d'harmonium) dans une atmosphère à la Nico, dramatique et tourmentée avec des écorchures de guitare triturée (?).

Stille begegnet am Saum des Waldes
Ein dunkles Wild;
Am Hügel endet leise der Abendwind,

Verstummt die Klage der Amsel,
Und die sanften Flöten des Herbstes
Schweigen im Rohr.

Auf schwarzer Wolke
Befährst du trunken von Mohn
Den nächtigen Weiher,

Den Sternenhimmel.
Immer tönt der Schwester mondene Stimme
Durch die geistliche Nacht

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Rencontre silencieuse en bordure du bois
Un gibier sombre ;
Le vent du soir prend fin tout bas sur la colline,

La plainte du merle s’amuit
Et les plaisantes flûtes de l’automne
Se taisent dans la roselière.

Sur un nuage noir
Tu parcours ivre de pavot
L’étang nocturne,

Le ciel et ses étoiles.
Toujours résonne de la sœur la voix de lune
Au travers de la nuit spirituelle.

  (traduction de Lionel-Édouard Martin)

   Et puis c'est le titre 5, "La nuit illumine les pensées chastes", autour du poème de Verlaine. Du krautrock illuminé, le texte dit sur un fond de rock tordu, saturé de particules. Une longue échappée de drones nous propulse dans un espace immense, grondant, hanté  de griffures et de voix, une voix chavirée à demi-noyée dans le flux, le poème revient tandis que la voix pleure, grince dans une atmosphère prodigieuse, magnétique, dans un au-delà déraisonnable, la voix devenue comète et trace folle environnée de claviers et d'orgue. Un titre d'anthologie, vraiment splendide ! "Dans le ciel menaçant, un vent violent soufflait" développe une dérive minimaliste de boucles rapides de piano, voix fredonnée, explosions et tintamarre, cris de rage et hululements : du pur Goya musical !

   Le titre 7, "Tu me manques nuit et jour comme si je n'étais pas encore né", est une fantaisie fêlée pour voix vocalisant sans parole, piano et toile de claviers étouffés comme une aura mélancolique : bouleversant ! Le disque se termine avec le troisième poème de Trakl, "Automne transfiguré", d'abord dit en français dans une autre traduction que celle figurant ci-dessous.

Gewaltig endet so das Jahr
Mit goldnem Wein und Frucht der Gärten.
Rund schweigen Wälder wunderbar
Und sind des Einsamen Gefährten.

Da sagt der Landmann: Es ist gut.
Ihr Abendglocken lang und leise
Gebt noch zum Ende frohen Mut.
Ein Vogelzug grüßt auf der Reise.

Es ist der Liebe milde Zeit.
Im Kahn den blauen Fluß hinunter
Wie schön sich Bild an Bildchen reiht -
Das geht in Ruh und Schweigen unter.

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Ainsi l'année finit puissamment
Avec vin doré et fruits du jardin.
Autour les forêts sont merveilleusement silencieuses
Et sont les compagnes du solitaire.

Alors le paysan dit : » c'est bien «.
Vous, cloches du soir lentement et doucement,
Donnez-nous jusqu'au bout un joyeux courage.
Un vol d'oiseaux salue en partant.

C'est le doux temps de l'amour.
En descendant en barque le fleuve bleu,
Comme les tableaux se succèdent avec beauté
Puis s'éteignent dans le repos et le silence.

  (traduction de Pierre Mathé)

 La transfiguration du titre est rendue par un piqué diaphane de piano, une guitare (?) flambée, et par une superposition de lectures du poème, dans un tuilage vertigineux, perturbé par des déformations, changements de vitesse. L'effet est saisissant !

   Un disque inspiré, magnifique d'un bout à l'autre.

Paru fin mars 2023 chez For Evil Fruit / 8 plages / 44 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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