Publié le 11 Juillet 2017

Murcof & Vanessa Wagner - Statea

   Dénaturation, déculturation ou recomposition heureuse ?

   Pourquoi revenir sur Statea, album paru fin 2016 ? D'abord parce qu'il a évidemment sa place dans ces colonnes, et que je l'avais "manqué" à sa sortie. C'est une bonne raison, non ? Et puis parce que cet album paru sur le label InFiné, label de musique électronique qui aime mélanger les styles musicaux, la pianiste Vanessa Wagner reconnaît qu'il eût été impossible dix années auparavant. Que signifie ce changement, que signifie le quasi-unanimisme de sa réception bienveillante ? Faut-il en déduire que tout peut se mélanger, est miscible en quelque sorte dans ce processus d'hybridation généralisée, inséminé ici par Fernando Corona, alias Murcof, musicien mexicain de la scène électronique, et Vanessa Wagner, que j'avais personnellement découverte lors d'une interprétation, magistrale, des études pour piano de Pascal Dusapin ? Précisons tout de suite que les deux artistes se sont rencontrés, par hasard, et choisis, par affinités. Vanessa souhaitait collaborer avec un artiste qui travaille à partir des sonorités du piano, dans la finesse et non à coup de performances lourdaudes qui auraient aplati le piano. D'où d'ailleurs le titre choisi pour l'album, Statea, qui signifie « balance » ou « équilibre » en italien ancien. La pianiste y choisit un répertoire de "classiques" du minimalisme au sens large, de la troisième gnossienne de Satie pour la pièce la plus ancienne à "Metamorphosis 2" de Philip Glass pour la plus récente, en passant par "In a Landscape" (1948) de John Cage, la "Musica Ricercata n°2" de Ligeti, une pièce pour piano de 1952 de Morton Feldman (contemporaine de celle de Ligeti), deux pièces de 1977, respectivement les "Variations pour la guérison d'Arinushka" d'Arvo Pärt et "China Gates" de John Adams. Rien à dire : ce sont des pièces admirables. Sur ce parcours (achronologique dans le disque) viennent se greffer deux excroissances : "April 14th", une courte pièce d'Aphex Twin, icône à peu près inclassable de la musique électronique contemporaine (né en 1971, un an après Murcof), et "Farewell, O World, O Earth" (vers 2004) par l'ukrainien Valentin Silvestrov.     

    Réglons le cas de ce que j'appelle ces "excroissances". Que vient faire la bluette d'Aphex Twin dans ce magnifique programme de concert ? Bien sûr, cela s'écoute (!), mais rien d'impérissable. Alors à quoi bon ? Je connais bien ce label - dont j'ai un certain nombre de disques, je tiens à le signaler - auquel je reproche ce qui est au fond assez régulièrement (je ne généralise pas !) sa marque de fabrique : le coq à l'âne musical, le mélange des genres autorisant à peu près tout. L'auditeur est dans ces cas-là prié d'accueillir indistinctement le sublime et l'insipide, d'abdiquer en somme son oreille critique pour s'extasier devant la diversité du talent du maestro. Je pense à Francesco Tristano, par exemple, ou encore au trio Aufgang, dont il est d'ailleurs l'un des membres : le pire y côtoie hélas le meilleur... Mais peu importe diront les admirateurs, pour lesquels il n'y a plus de pire, car on n'écoute plus de la musique, on écoute des images, on se réjouit des métissages sans plus se demander ce qui en résulte. La notion de goût, donc de "bon goût", est hors-jeu, archaïque et aristocratique. Ce qui compte, c'est le brouillage des genres, la liberté prise, la mise sur le marché d'un produit présenté comme nouveau parce que bousculant les codes, affirmant haut et fort sa modernité amusante et époustouflante. Autrement dit la bluette dit au passage qu'il ne faut pas prendre tout cela trop au sérieux, c'est un clin d'œil pour séduire tous les publics, réconcilier les frères ennemis, les affreux mélomanes, puristes et sectaires, repliés sur leurs instruments acoustiques si limités, et les beaux DJs chevauchant leurs machines, leurs fans extatiques se convulsant au cours des messes techno, ces cérémonies à la gloire des possibilités technologiques infinies. Tout se vaut, s'équivaut sur le marché. Peu importe aussi puisque très souvent vous n'achetez plus le disque, mais l'ensemble des fichiers le composant, dont vous pourrez retirer tel ou tel à votre convenance. Il en faut pour tous les goûts, on ne cesse de le répéter, ce n'est donc pas un drame. Tout baigne ! Même lorsque le poème de Taras Shevchenko mis en musique par Valentin Silvestrov pour piano et baryton est, au sens propre si j'ose dire, dégueulé par un vocodeur qui le transforme en bouillie. Bien sûr le piano de Vanessa réparerait la plaie si la bouillie ne nous était pas assenée une seconde fois (on n'ose pas identifier de second couplet...). Si dans le cas de l'insipide pièce d'Aphex Twin, on peut parler de dénaturation de la notion de programme, de concert, dans le cas de "Farewell, O World, O Earth", il s'agit, involontairement je veux bien le croire (?), de déculturation. La mélodie silencieuse, qui fait partie des Stille Lieder du compositeur, est méconnaissable, recouverte d'une chape électronique qui en fait un tombeau, un adieu en effet. On efface l'altérité de cette vieille tradition culturelle des Lieder pour la confondre, la dissoudre dans un brouet électronique d'une vulgarité confondante. Comment cela pourrait-il donner envie à un amateur de musique électronique, qui va acheter le disque parce qu'il y a Murcof, de découvrir les vraies chansons mélancoliques de Silvestrov ? Je suis amateur de musique électronique, mais je m'insurge contre une entreprise d'accaparement, de recouvrement, d'homogénéisation, car sous couvert d'éloge de la mixité, de la diversité, on nous vend du pareil, de l'indistinct. Au passage, on a perdu l'histoire, la culture. On n'entend plus la suavité mélancolique du russe, la grave retenue poignante du chant et du piano, on est submergé sous un pathos dégoulinant de pacotille.

   Venons-en au corps du programme. "China Gates" de John Adams devient une chinoiserie de supermarché, accrocheuse et sémillante, qui n'a plus grand chose à voir avec la pièce rigoureuse, à structure palindromique. L'esthétique est tapageuse, le piano ravalé au rang de comparse sauf à un très bref moment, et encore. Le pire, c'est l'intrusion de voix synthétiques qui doublent de manière grotesque la mélodie. Il faut oublier l'original pour accepter de prêter ses oreilles à un tel enrobage, un tel emballage. Tout est dans l'emballage, en effet, chez InFiné, dans la séduction à tout prix. L'original est un prétexte, une caution pour un prêt-à-écouter culturel. Mais que faisait donc Vanessa Wagner dans cette galère ?  Une galère qu'elle a l'air d'apprécier, se dit-on quand on lit les entretiens donnés au moment de la sortie du disque... Et l'équilibre, la balance entre les deux artistes ? "Metamorphosis 2" de Philip Glass se languit sur un tempo excessivement lent, sans doute est-ce le comble du raffinement pour mélancolique branché. L'électronique de Murcof tire en contrepoint un feu d'artifice poussif, faussement solennel et réellement funèbre. Mais c'est un corbillard que l'on suit... j'oubliais de vous dire que ce morceau termine l'album, si bien que je l'entends comme une mise à mort, un ensevelissement de première classe arty des musiques non-électroniques. Quel ennui ! Quel massacre ! Les fusées sonores accompagnant "Musica Ricercata n°2" de Georgy Ligeti me laissent également de marbre. Je préfère me souvenir de l'utilisation géniale de l'original par Stanley Kubrick dans Eyes Wide Shut. La deuxième partie est confondante, soumise à un tir d'artillerie digne d'un jeu vidéo basique... heureusement il subsiste quelques moments de quasi silence !

    Le lecteur est stupéfait : je ne vénère pas Murcof ? Non, pas encore. Pour l'instant je considère froidement le fossoyeur qui a capturé la belle Vanessa pour être labellisé grand artiste. Il n'y a donc rien à sauver ? Patience, il reste quatre titres.... j'ai gardé le meilleur pour la fin.

   Le traitement électronique de la troisième "Gnossienne" de Satie me semble mieux venu, étrange à souhait, sertissant le piano d'un orage magnétique brouillé. On entend vraiment mieux le piano, on comprend qu'il y a dialogue et là, oui, équilibre, recréation et non récréation. La gnossienne  sonne comme une double incantation mystérieuse. C'est très beau. Les "Variations pour la guérison d'Arinushka" du grand Arvo Pärt m'ont également ému. Le toucher sensible et aérien de Vanessa confère à la pièce une dimension supra-naturelle que Murcof prolonge bien, dans un travail à la Alva Noto, tout en finesse, mais aussi avec un crescendo puissant, comme le retour à la santé d'Arinushka, ce beat cardiaque qui illumine la composition si fragile retournant peu à peu à la beauté pure du piano et au silence. J'en viens maintenant au titre qui ouvre l'album, sans doute l'une des plus belles pages de piano de tous les temps, "In a Landscape" de John Cage. Le piano est magnifique, Murcof le sert enfin avec une certaine humilité, se contentant de le prolonger, de l'amplifier, de lui donner un arrière-plan évanescent de brouillards synthétiques, d'échos mystérieux. Il y a bien une tentation ornementale, orientale, vers 7 minutes, mais vite corrigée, estompée dans un bel étagement des perspectives sonores. Cette fois, je tire mon chapeau, j'admire la retenue, la compréhension de l'œuvre. Les deux compères nous proposent une belle relecture, une recomposition heureuse, respectueuse.   

  La pièce pour piano de 1952 de Morton Feldman devient avec eux un cérémonial extatique, grave, vibrant. On avance sur un lac de cristal, dans le crépitement de micro-percussions, le halo des sonorités, puis ça s'accélère, le piano se rapproche, une pulsation emporte les motifs dans une série de glissades étranges. Une recomposition magistrale !

    Ce disque offre donc le meilleur... et le pire ! La recomposition est un art difficile, guetté par le kitsch ornemental, les afféteries, les complaisances, les tics à la mode. InFiné est un label original qui cultive trop l'originalité pour se tirer indemne d'une telle entreprise. Le label allemand Deutsche Grammophon, éditeur rigoureux des classiques, a réussi de son côté une série convaincante de recompositions avec ses "Recomposed by...". Allez y plonger vos oreilles.

   Soyons clair : dès que l'électronique cherche à enrichir l'original, c'est perdu, surtout quand les originaux sont de cette qualité !

   D'une certaine manière, les puristes ont raison : le piano se suffit à lui-même dans ces pièces écrites pour lui. À quoi bon lui ajouter quelque chose ? En même temps, l'aventure est tentante, elle est dans le meilleur des cas effort de rentrer dans l'œuvre pour accoucher d'une ou plusieurs de ses strates secrètes. Vanessa Wagner et Murcof ont relevé le défi : quatre réussites pour cinq échecs, après tout, ne les accablons pas !

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Paru en 2016 chez InFiné / 9 plages / 69' minutes environ.

Pour aller plus loin :

- Mon article sur La recomposition.

- Mon article sur Recomposed by Max Richter.

- IN C Remixed - L'âge de la recomposition

- "Piano Piece 1952" de Morton Feldman par Murcof et Vanessa Wagner :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 septembre 2021)

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Publié le 4 Juillet 2017

Jaan Rääts - Complete Piano Sonatas 1 par Nicolas Horvath

Le Sacre de l'énergie

   Vous avez dit l'Estonie ? On vous répond au mieux Talinn... et Arvo Pärt dans le domaine musical. Les mélomanes avisés mentionneront peut-être Erkki-Sven Tüür. Mais qui, en France, prononcerait le nom de Jaan Rääts ? Pourtant, ce compositeur né en 1932, longtemps professeur à l'Académie de musique, est l'auteur d'un catalogue impressionnant, essentiellement dans le domaine instrumental : musique de chambre, pour orchestre, pour piano. Aussi la rencontre entre le pianiste Nicolas Horvath, ambassadeur fougueux de cet instrument et défricheur infatigable des musiques d'aujourd'hui, et Jaan Rääts était-elle quasiment inévitable, d'autant plus que l'estonien revendique hautement sa liberté musicale : « Je n'aime pas les systèmes rigides, affirme-t-il. J'aime absorber le matériau musical, le filtrer, développer son potentiel émotionnel là où c'est nécessaire. Je l'utilise comme un tremplin pour mon imagination... » Je ne m'évertuerai donc pas à lui accrocher une ou plusieurs étiquettes, ce à quoi se réduit parfois la critique musicale qui en profite pour nous assener ses derniers anglicismes agressifs, manière faussement innocente de nous prouver qu'elle est à la pointe de la pointe des nouveautés. Je vous invite tout de suite à la lecture du beau livret - bilingue dont notre belle langue - qui propose une analyse musicologique abordable, très juste. Pour ma part, au lieu de prendre les sonates chronologiquement comme le fait Ed Distler, compositeur et pianiste auteur du livret, je les aborderai au fil du disque.

      En effet Nicolas Horvath, qui a préparé ce premier volume avec le compositeur, a choisi de commencer son programme par la neuvième sonate. Le premier mouvement est comme un coup de tonnerre : répétitions obstinées d'accords, arpèges tourbillonnants, qui se résolvent par moments en micro séquences élégiaques vite emportées dans le déluge pianistique . Un hymne aux forces vitales qui n'exclut pas comme un éloge du mystère. Ô comme cette musique fait du bien, nouveau sacre du printemps pour le piano ! Le second mouvement reprend en mineur les thèmes du premier pour une promenade incantée par des boucles minimalistes et des afflux d'énergie : miracle d'une écriture libre, aérée, aux incroyables beautés mélodiques inattendues. Le dernier mouvement est au croisement des deux premiers, torrentueux, faillé par des staccatos puissants, des falaises de notes répétées : la puissance accouchant d'instants de grâce. Il y a du volcan chez Jaan Rääts. La musique jaillit comme un feu d'artifice sublime : quoi de mieux pour ouvrir un album ?  Les six minutes de de dixième sonate, en un seul mouvement, offrent comme un condensé de l'univers de Rääts : transitions abruptes, contrastes puissants, surgissements de sources vives avec arpèges éblouissants, moments de calme et d'ironie sereine, dissonances et répétitions explosives à faire pâlir de jalousie le pulse reichien. Cette musique est aux antipodes de la musique de salon. C'est une musique sauvage, une bête indomptée, fantasque et fascinante justement par le jeu de sa libre souplesse. C'est une musique généreuse, dispensatrice d'une joie extraordinaire !

   La suite de l'album reprend les sonates dans l'ordre, de la première à la quatrième. et l'on s'aperçoit, à l'écoute de la numéro 1, de la fantastique liberté à l'œuvre dès l'origine. Avec son premier mouvement qui court sur une seule ligne mélodique non accompagnée, comme un équilibriste grisé par sa folie, elle bouscule pourrait-on dire tous les attendus, tandis que le second déploie une veine sombre, très lente, dramatisée par de puissants accords plaqués et une sorte d'éclatement du tissu mélodique, paradoxalement enchantée par des retours lancinants, poignants. Le trio, comme le remarque Jed Distler, évoque en effet par moment la virtuosité ébouriffante des études pour piano mécanique de Conlon Nancarrow, mais disloquée par des bouffées extatiques et des accès de douceur, une cavalcade effrénée. La seconde sonate est tumultueuse à souhait, étincelante, obstinée, rageuse, et un brin mystérieuse, à mi-chemin du ragtime et de Janàček (oui, Jed Distler !). Avec un troisième mouvement noble et grave, à l'intensité croissante, d'une confondante beauté hypnotique !! La troisième sonate commence de manière dramatique par des accords hiératiques avant de développer une langueur vite réinvestie par une marche solennelle, alors que le second mouvement est vif-argent, espiègle canon qui cède la place à un adagio fragile et mystérieux, puis  un allegro étourdissant curieusement troué par quelques secondes à la Morton Feldman.

L'album se termine avec la quatrième sonate "quasi Beatles" : c'est un régal de virtuosité allègre, joyeusement dissonante parfois. Musique folle, qui martèle jusqu'à l'outrance certains motifs, en écho notamment à " A Day in the Life" de l'album Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band. Quelle jubilation ! Un orage magnétique, des gerbes éblouissantes !

   Un disque magnifique à la prise de son impeccable, servi par un Nicolas Horvath que l'on sent dans son élément, inspiré, serviteur passionné de l'énergie du Balte. À écouter sur une bonne chaîne si possible, il faut le répéter dans ce monde envahi par les formats compressés.

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Paru en 2017 chez Naxos, Grand Piano / 18 plages / 51' minutes environ.

Pour aller plus loin :

- un court extrait de la sonate n°4 en écoute ici.

-  le moderato de la seconde sonate :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 septembre 2021)

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