Jaan Rääts - Complete Piano Sonatas 1 par Nicolas Horvath

Publié le 4 Juillet 2017

Jaan Rääts - Complete Piano Sonatas 1 par Nicolas Horvath

Le Sacre de l'énergie

   Vous avez dit l'Estonie ? On vous répond au mieux Talinn... et Arvo Pärt dans le domaine musical. Les mélomanes avisés mentionneront peut-être Erkki-Sven Tüür. Mais qui, en France, prononcerait le nom de Jaan Rääts ? Pourtant, ce compositeur né en 1932, longtemps professeur à l'Académie de musique, est l'auteur d'un catalogue impressionnant, essentiellement dans le domaine instrumental : musique de chambre, pour orchestre, pour piano. Aussi la rencontre entre le pianiste Nicolas Horvath, ambassadeur fougueux de cet instrument et défricheur infatigable des musiques d'aujourd'hui, et Jaan Rääts était-elle quasiment inévitable, d'autant plus que l'estonien revendique hautement sa liberté musicale : « Je n'aime pas les systèmes rigides, affirme-t-il. J'aime absorber le matériau musical, le filtrer, développer son potentiel émotionnel là où c'est nécessaire. Je l'utilise comme un tremplin pour mon imagination... » Je ne m'évertuerai donc pas à lui accrocher une ou plusieurs étiquettes, ce à quoi se réduit parfois la critique musicale qui en profite pour nous assener ses derniers anglicismes agressifs, manière faussement innocente de nous prouver qu'elle est à la pointe de la pointe des nouveautés. Je vous invite tout de suite à la lecture du beau livret - bilingue dont notre belle langue - qui propose une analyse musicologique abordable, très juste. Pour ma part, au lieu de prendre les sonates chronologiquement comme le fait Ed Distler, compositeur et pianiste auteur du livret, je les aborderai au fil du disque.

      En effet Nicolas Horvath, qui a préparé ce premier volume avec le compositeur, a choisi de commencer son programme par la neuvième sonate. Le premier mouvement est comme un coup de tonnerre : répétitions obstinées d'accords, arpèges tourbillonnants, qui se résolvent par moments en micro séquences élégiaques vite emportées dans le déluge pianistique . Un hymne aux forces vitales qui n'exclut pas comme un éloge du mystère. Ô comme cette musique fait du bien, nouveau sacre du printemps pour le piano ! Le second mouvement reprend en mineur les thèmes du premier pour une promenade incantée par des boucles minimalistes et des afflux d'énergie : miracle d'une écriture libre, aérée, aux incroyables beautés mélodiques inattendues. Le dernier mouvement est au croisement des deux premiers, torrentueux, faillé par des staccatos puissants, des falaises de notes répétées : la puissance accouchant d'instants de grâce. Il y a du volcan chez Jaan Rääts. La musique jaillit comme un feu d'artifice sublime : quoi de mieux pour ouvrir un album ?  Les six minutes de de dixième sonate, en un seul mouvement, offrent comme un condensé de l'univers de Rääts : transitions abruptes, contrastes puissants, surgissements de sources vives avec arpèges éblouissants, moments de calme et d'ironie sereine, dissonances et répétitions explosives à faire pâlir de jalousie le pulse reichien. Cette musique est aux antipodes de la musique de salon. C'est une musique sauvage, une bête indomptée, fantasque et fascinante justement par le jeu de sa libre souplesse. C'est une musique généreuse, dispensatrice d'une joie extraordinaire !

   La suite de l'album reprend les sonates dans l'ordre, de la première à la quatrième. et l'on s'aperçoit, à l'écoute de la numéro 1, de la fantastique liberté à l'œuvre dès l'origine. Avec son premier mouvement qui court sur une seule ligne mélodique non accompagnée, comme un équilibriste grisé par sa folie, elle bouscule pourrait-on dire tous les attendus, tandis que le second déploie une veine sombre, très lente, dramatisée par de puissants accords plaqués et une sorte d'éclatement du tissu mélodique, paradoxalement enchantée par des retours lancinants, poignants. Le trio, comme le remarque Jed Distler, évoque en effet par moment la virtuosité ébouriffante des études pour piano mécanique de Conlon Nancarrow, mais disloquée par des bouffées extatiques et des accès de douceur, une cavalcade effrénée. La seconde sonate est tumultueuse à souhait, étincelante, obstinée, rageuse, et un brin mystérieuse, à mi-chemin du ragtime et de Janàček (oui, Jed Distler !). Avec un troisième mouvement noble et grave, à l'intensité croissante, d'une confondante beauté hypnotique !! La troisième sonate commence de manière dramatique par des accords hiératiques avant de développer une langueur vite réinvestie par une marche solennelle, alors que le second mouvement est vif-argent, espiègle canon qui cède la place à un adagio fragile et mystérieux, puis  un allegro étourdissant curieusement troué par quelques secondes à la Morton Feldman.

L'album se termine avec la quatrième sonate "quasi Beatles" : c'est un régal de virtuosité allègre, joyeusement dissonante parfois. Musique folle, qui martèle jusqu'à l'outrance certains motifs, en écho notamment à " A Day in the Life" de l'album Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band. Quelle jubilation ! Un orage magnétique, des gerbes éblouissantes !

   Un disque magnifique à la prise de son impeccable, servi par un Nicolas Horvath que l'on sent dans son élément, inspiré, serviteur passionné de l'énergie du Balte. À écouter sur une bonne chaîne si possible, il faut le répéter dans ce monde envahi par les formats compressés.

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Paru en 2017 chez Naxos, Grand Piano / 18 plages / 51' minutes environ.

Pour aller plus loin :

- un court extrait de la sonate n°4 en écoute ici.

-  le moderato de la seconde sonate :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 septembre 2021)

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