Publié le 27 Mars 2019

Rauelsson - Mirall

Raúl Pastor Medall, alias Rauelsson, est un musicien espagnol qui enregistra dans les années 2010 deux disques chez Hush Records avant de rejoindre le label berlinois sonic pieces, chez lequel il a sorti Vora en 2013, disque solo pour piano et environnement sonore, puis A Score for Darling en 2018, une collaboration avec Erik K. Skodvin. Mirall est son cinquième disque, le troisième sur le label berlinois, mixé et retravaillé par et avec Nils Frahm.

   La gamme d'instruments utilisée est assez large : orgue, synthétiseurs, boucles enregistrées, clarinette, saxophone, cordes, piano bien sûr et percussion. Les compositions sont tranquilles, doucement mélancoliques, régulièrement animées par un battement percussif, comme dans le premier titre, "Arrows", belle fresque ambiante qui apparaît peu à peu, ponctuée par une puissante frappe après les deux premières minutes, sur fond mouvant de traînées de claviers et de notes chaudes de clarinette et de synthétiseur. Très agréable ! "Transits" I et II forment un diptyque envoûtant constitué de nappes d'orgues parcourues d'un rythme frémissant qui s'arrête parfois pour des trouées sublimes d'une pureté élégiaque. Moments hors du temps, ralentis, comme de grandes robes glissant sur le sol, avec comme conclusion une envolée trouble fouettée de claquements. Pour moi les deux meilleurs titres ! "Cascades" entremêle des tremolos d'orgue et une tessiture syncopée, avec de grands déploiements dramatiques. Rauelsson aime les draperies, il y a là toute une sensibilité baroque, grandiloquente, un saxophone ténébreux hoquetant dans une cathédrale remplie d'étoffes somptueuses, chatoyantes, pour des noces mystérieuses. "Marbles" nous ramène dans l'univers de Nils Frahm : piano brumeux, bruit des marteaux, puis la clarinette vaporeuse enregistrée au plus proche du souffle. "Sierra" est plus tumultueux, train tremblant dans les hauteurs glacées, avec de sourds appuis dans des graves profonds, des cordes lointaines comme des sirènes enchanteresses qui l'aspirent certainement. Un vent de cordes suaves s'élève, c'est "Mistral", tout en enroulements langoureux, en fines échappées avant que ne se lève un brouillard découpé par des frappes retenues. Sans s'en apercevoir, on est arrivé dans un autre monde, lointain, inconnu, celui de "Silver Streak", que des métallophones remplissent d'un mouvement trépidant, saxophone alangui sur ce tapis mouvant se démultipliant, frappes claquantes et batterie claire créant une atmosphère doucement frénétique, une luxuriance tropicale de croisements percussifs. Une surprise nous attend pour la fin : une berceuse a capella chantée par Heather Woods Broderick, avec échos et réverbérations à mettre en rapport avec le titre, "Map of Mirrors". Une manière de nous propulser encore plus hors du temps.

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Paru en 2018 chez Sonic Pieces / 9 plages / 40 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 18 Mars 2019

(Sarah Cahill) - Eighty Trips Around the Sun / Music by and for Terry Riley

   Un hommage à Terry Riley pour ses quatre-vingts ans en quatre cds, le tout sous la houlette de la pianiste Sarah Cahill, grande interprète de la musique contemporaine minimaliste et au-delà, cela mérite en effet de mettre au moins son nom, même entre parenthèses, devant le très beau titre de ce coffret. Sarah Cahill est présente d'un bout à l'autre, relayée par Regina Meyers (deux fois sur le disque 1), ou accompagnée par elle (sur tout le disque 2), ou par Samuel Adams (piano et électronique en direct sur le disque 4).

   Les deux premiers disques sont consacrés à une sélection de compositions de Riley lui-même, œuvres pour piano solo sur le disque 1, pour quatre mains sur le disque 2. Pour ceux qui connaissent mal ce compositeur né en 1935 (82 ans en 2017, année de la sortie), mais aussi pour ceux qui ne le connaissent qu'à partir de son œuvre phare, In C, créée en 1964, le disque 1 permet de découvrir si l'on peut dire Terry avant Riley, un jeune homme de 23 ans encore sous l'influence...d'Arnold Schoenberg, oui, vous avez bien lu. Les "Two Pieces" de 1958/9 qui ouvrent le coffret sont en effet assez proches de l'écriture dodécaphonique, volontiers dissonantes, tiraillées par les extrêmes, fractionnées. Avec les "Keyboards studies" de 1965, on rentre dans la grande période minimaliste. Terry Riley écrit à leur sujet : «  J'ai joué pendant quelques années Keyboard Studies N° 1 et N° 2 avant de les noter. Toutes les deux sont des études répétitives de temps, de coordination des deux mains, un flot et une texture improvisés. John Cage  m'avait demandé une page de musique pour son "Livre de Notations de partitions graphiques" et je lui ai proposé Keyboard Study N° 2. » La version enregistrée ici combine les deux, car Sarah Cahill, ayant contacté le compositeur sur la manière d'interpréter ces deux pages, se souvient qu'il lui avait conseillé de combiner les figures de la page 1 et de la page 2, ce qui l'avait amenée à jouer la page 1 à la main droite, et la 2 à la main gauche... avant de s'apercevoir que la page 1 portait la mention "Keyboard Study N°1 et la page 2 la mention "Keyboard Study N°2" ! Terry lui a également confié qu'il utilisait la pédale du milieu (pédale de soutien, ou sostenuto), permettant à certaines notes de retentir pendant les motifs répétés, aussi l'utilise-t-elle assez fréquemment. C'est une grande page fascinante avec son entrelacs de motifs, page que Riley considère comme une sorte de rituel du matin, écoutable aussi tard le soir ou à tout autre moment à mon sens, à condition d'être prêt à s'immerger dans cet océan pianistique. Pour les amateurs, je rappelle deux très belles interprétations de ces Keyboard studies : celle du pianiste allemand Steffen Schleiermacher dans une version pour piano piloté par ordinateur, celle du pianiste italien Fabrizio Ottaviucci pour plusieurs pianos. Il faut reconnaître qu'ici avec un seul piano Sarah Cahill en donne une version "hybride" très impressionnante ! Le "Fandango on the Heaven Ladder" (Fandando sur l'échelle céleste) s'ouvre sur une phrase mélancolique servant de noyau à la danse qui suit, inspirée de cette célèbre danse espagnole à la fois rythmée et voluptueuse, pièce virtuose, brillante, qui citerait involontairement sur sa fin, dit le compositeur, un fragment du dernier mouvement de la sonate N°17 de Beethoven, dite "La Tempête". C'est une pièce où se reflète le tempérament jazzy de tout un pan de l'œuvre de Riley, qui n'est décidément pas que le minimaliste qu'on croit, mais un grand vivant, et un immense improvisateur, inoubliable pour tous ceux qui ont assisté à l'un des innombrables concerts-fleuves du Maître. Après cet endiablé fandango, Sarah Cahill nous régale d'une adorable berceuse, "Simone's Lullaby" et d'une danse d'ours, "Misha's Bear Dance", titrées d'après les prénoms des deux petits-enfants jumeaux du compositeur, Simone et Misha, nés en 1994. À noter que la berceuse était destinée à endormir les deux jumeaux, bien sûr, mais que Terry Riley envisageait très sérieusement, en concert, de demander aux interprètes de la jouer en boucle jusqu'à ce que le public s'endorme ! Les deux compositions sont interprétées par Regina Meyers. Le disque 1 se termine avec "Be kind to One Another", titre reprenant une réflexion d'Alice Walker peu après les événements du 11 septembre : « Nous devons apprendre à être aimables les uns envers les autres. »
  

   Commandées par Sarah Cahill à Terry Riley, les pièces à quatre mains du second disque jouent d'une certaine excentricité, partagées entre une virtuosité débridée en lien avec des danses comme la valse, le tango ou une certaine atmosphère jazzy, et des contrepoints introspectifs inattendus. C'est le cas de "Cinco de Mayo", du "Tango Doble Labiado", de la "Waltz for Charismas" et de "Jaztine", écrites entre 1997 et 2000. La dernière de ce disque, "Etude from the Old Country", est la plus complexe rythmiquement, tout en variations serrées, tantôt sérieuses, tantôt ébouriffantes : c'est comme une longue cavalcade, seulement entrecoupée d'un moment de suspens merveilleux à 6'28, un laisser-aller d'une douceur incroyable avant que ne se réamorce une seconde partie au rythme plus tranquille, achoppant cependant sur des brisures, des syncopes qui découpent la montée finale se résorbant en une série de boucles murmurantes.
  

   Les disques trois et quatre regroupent les compositions commandées pour ce coffret, dédiées par leurs compositeurs à Terry Riley, en guise d'hommage. On y trouve un cycle absolument superbe, trois "Circle Songs" de Danny Clay, un compositeur de l'Ohio travaillant à San Francisco, dont la page bandcamp est très fournie, que je découvre avec ces pièces : la première est introspective, rêveuse, délicate, précise, presque japonisante ; la seconde d'un minimalisme vibrant, dessinant une série de cercles lumineux, chaleureux, le spectre sonore d'une aura ; la troisième se dandine, virevolte avec une lenteur calculée en s'étirant largement, comme si elle se regardait avec complaisance. Le fils de Terry, Gyan Riley, offre à son père un morceau dont le titre, "Poppy Infinite", est évidemment un clin d'œil à la célèbre composition paternelle Poppy Nogood and The Phantom Band (la face B de A Rainbow in Curved Air de 1968), mais aussi une allusion à son itinéraire musical à nul autre pareil, qui renvoie aussi bien au raga indien, au piano rythmique jazz, à l'impressionnisme français et bien sûr au minimalisme ! Curieusement, le morceau me fait penser, par ses couleurs mystérieuses, à l'univers de Georges Ivanovitch Gurdjieff et à ses danses secrètes, ses rituels orientaux. La seconde partie, fortement découpée, hésite entre une sorte d'expressionnisme et une attraction jazz rattrapée par un minimalisme rigoureux. Très belle pièce, qui se termine par une méditation d'une force sereine. "Shade studies" de Samuel Adams s'intéresse au contrepoint entre la résonance acoustique du piano et les ondes sinusoïdales produites. La musique, calme, est ponctuée de silences, de courtes cadences et de reprises, donnant l'impression parfois qu'elle bute sur une frontière invisible, qu'elle glisse dans des ombres musicales. Magnifique pièce ! Après cette composition d'esprit très minimale, "Sparkita and Her Kittens" de Christine Southworth est plus en phase avec l'exubérance d'écriture de certaines œuvres de Terry Riley : selon elle, la pièce est basée sur une partition midi de bande sonore de Bollywood, compressée en deux pistes, soigneusement élaguées puis sculptées pour créer ce morceau pour piano solo, capricieux et bondissant, bourré d'idées mélodiques. "Before C" de Keeril Makan serait un préliminaire à la célèbre pièce, la reprise lancinante d'un do majeur, accompagné en contrepoint par quelques autres dispersées autour de lui, serait la matrice à partir de laquelle elle s'élancerait. "In C too" de Elena Ruhr est une exploration de la tonalité de do majeur, avec un petit côté ragtime et une citation explicite d'un fragment de In C. Le troisième disque se termine avec "YEAR" de Dylan Mattingly, une trajectoire à travers les saisons sous les constellations. Quinze minutes d'abord rêveuses, dans une attention extrême aux éclats, aux éclaboussures des notes, avec un passage de soudaines explosions folles  dans la partie centrale très mouvementée, puis un éparpillement alangui ; un superbe fragment mélodique sur fond de note répétée, mélodie rejaillissante, réfractée, prolongée en nappes graves tandis que les médiums sont en apesanteur sur la note répétée, toujours la même ; puis une coda méditative... 

   Le disque quatre ne comprend qu'un hommage, celui de Pauline Oliveros, de près de quarante minutes : c'est une exploration du piano dans son entier, avec des résonateurs placés sur certaines cordes par Samuel Adams. Sarah Cahill a "préparé" le piano, qui sonne alors comme un instrument du gamelan indonésien, dans le sillage évidemment des pièces pour piano préparé de John Cage. L'objectif semble être de déconstruire les trilles, ces ornements musicaux fondés sur la répétition rapide et alternative d'une note principale avec une note auxiliaire supérieure d'un ton ou d'un demi-ton, en les étirant très lentement ou au contraire en les jouant à grande vitesse. J'avoue pour l'instant rester perplexe face à cette approche conceptuelle dont le résultat ne m'emporte pas. À vous d'en juger !

   Un coffret formidable qui déploie les différents aspects du talent créateur de Terry Riley, magnifiquement conçu et interprété par Sarah Cahill, omniprésente. Sans oublier ses deux auxiliaires pianistes, Regina Myers et Samuel Adams.  Le livret est très complet. Pour ne pas allonger encore cet article, je n'ai pas présenté la plupart des compositeurs ayant écrit pour Terry. J'en suis désolé, mais je pense en retrouver certains par la suite...

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Paru en 2017 chez Irritable Hedgehog / Coffret de 4 cds / 22 plages / 3 heures 30 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

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