Publié le 19 Juin 2014

Michael Gordon - Rushes

Le règne grave des plus bas bois

   Michael Gordon, l'un des trois compositeurs co-fondateurs du Bang On A Can All-Stars et de tout ce qui tourne autour (Festival, le label Cantaloupe...) poursuit son exploration des possibilités offertes par un ensemble composé d'un instrument unique à x exemplaires. Après Timber pour six percussionnistes, sorti en 2011, voici Rushes  pour sept bassons.

   Chers lecteurs, n'ayez peur. Stravinski n'a-t-il pas utilisé le basson au début de son Sacre du Printemps ? On trouve d'ailleurs aujourd'hui des signes d'un renouveau pour cet instrument apparu sous le nom de fagotto en Italie dans le courant du XVIe siècle, sans doute même plus ancien si l'on considère les instruments à anche double, qui existent depuis l'Antiquité, et ses ancêtres s'appelaient douçaines au Moyen-Âge. Michael Gordon lui redonne une nouvelle et vigoureuse jeunesse.

    Commandé par le New Music Bassoon Commissionning Fund, Rushes est une pièce de près d'une heure interprétée par...le Rushes Ensemble alors tout nouvellement formé. Rushes, ce sont d'abord les joncs, qui ne sont pas sans évoquer les roseaux, et donc les bassons, sortes de roseaux repliés. Mais rushes, ce sont aussi des ruées, des attaques; le mot est chargé d'urgence, évoque vitesse et précipitation. Tout cela se retrouve dans cette pièce qui se veut une expérience d'écoute continue : pas question de la tronquer, de l'amputer. Les vingt premières minutes sont une longue descente égrenée au fil de milliers de notes ultra-rapides, créant une trépidation, une pulsation nettement reichienne.

   Je suis d'ailleurs surpris de ne lire nulle part le nom de Steve Reich, qui s'impose pourtant avec une telle évidence dès les premières mesures. J'ai tout de suite pensé qu'il s'agissait d'une réécriture de Music for 18 musicians. Je ne comprends pas qu'on occulte à ce point cette référence, qui ne déshonore pourtant pas Michael Gordon. Même approche quasi percussive de l'instrument, utilisation de motifs en expansion ou  en diminution, même continuum sonore fascinant crée par le contrepoint serré des différents bassons légèrement décalés. Passons ces petitesses de l'amour-propre des meilleurs artistes. Michael, dans le texte de présentation de sa composition, évoque les peintures de Seurat : pointillisme, vagues monochromes qui finissent par révéler leurs couleurs secrètes, moissons de joncs dans les marais. L'écoute est une plongée dans l'épaisseur boisée du plus grave des hautbois. Peu à peu, en effet, c'est un monde inconnu qui se lève, les graves grondent, se déploient le long de torsades souterraines d'harmoniques noires. Magma traversé de courants puissants, la composition semble alors s'accélérer, se densifier dans une sorte de transe comme les affectionne Michael. C'est somptueux, soudain strié de hauteurs plus aiguës. Puis tout se ralentit vers la vingt-septième minute, s'enrichit de nouvelles courbes, les motifs s'allongent, l'impression d'épaisseur augmente encore, aigus et graves comme collés ensemble. La pièce se charge d'échos intérieurs, traversée d'éructations sombres. Musique pour Vertigo, lancinante, réverbérée par des murs invisibles. Jusqu'où creusera-t-elle ? C'est Alice tombant sans fin dans le terrier, un voyage au centre des bois dans le maelstrom des sons abyssaux...pour mieux renaître à la sensuelle texture des choses dans les dernières minutes plus alanguies. Le vent ne souffle plus qu'à peine sur le marais bordé de joncs chevelus. C'est l'heure où tout se fond dans la nuit qui ne cessera plus.

     Un sacré choc ! Michael Gordon, après des errements dans des formes instrumentales balourdes, revient à ses origines frémissantes, dans la lignée de l'extraordinaire Trance (1995) et de l'excellent Timber évoqué en début d'article.

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Paru en 2014 chez Cantaloupe Music / 1 titre / 56 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

-  puis la pièce intégrale en concert le 25 novembre 2013, interprétée par le Rushes Ensemble. Bonne présentation écrite en anglais + quatre ou cinq minutes au début de la vidéo, avec un très beau son, mais une version plus "homogène" que celle du disque, plus éthérée en un sens :

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 3 août 2021)

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Publié le 12 Juin 2014

Cloud Ensemble, suavité ouatée de l'éther...

   Trois titres seulement pour cette collaboration entre sept musiciens néerlandais. Je ne connaissais que Michel Banabila, dont j'ai chroniqué le récent More research from the same dept, et Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek, avec lequel il a déjà collaboré, Machinefabriek présent sur le sublime Mort aux vaches, et auquel il faudra que je consacre au moins un article, tant ce musicien de la scène électronique et ambiante est pour moi important.

   Voix, instruments acoustiques et électroniques, c'est le cocktail de cet ensemble : les voix de All n4tural et Yuko Parris, guitare, violon, alto, piano électrique, archet électronique, traitements divers, verres frottés, sons de terrain. "Here and there", premier et plus long des trois titres, s'ouvre sur des cordes frottées, l'orgue "philicorda" de Rutger en nappes quasi statiques, des sons d'extérieur, peut-être des enfants qui jouent, puis la voix grave chantonnant-murmurant de All n4tural, à laquelle vient se mêler la voix frêle, plus dans les aigus, de Yuko - du moins je le suppose (cela peut être l'inverse !). Le décollage a eu lieu. On restera très haut, rejoints par la guitare de Michel. La pièce est rythmée par les échanges vocaux, savamment étagés, en courtes interventions suaves, profondes, enveloppées de frémissements harmonieux, de virgules envolées, avec une très belle coda tout en traînées, frottis et raclements. "Hide and seek", au rythme d'abord plus rapide, évolue également dans les hauteurs, enchanté par la voix de Yuko, un violon nettement plus présent, qui rappelle parfois la musique indienne. La pièce se fait langoureuse, câline, doucement disco : son titre n'est-il pas une invitation au jeu de cache-cache, si délicieux ? "Silent World" est plus majestueuse : c'est la plus ambiante des trois compositions, au rythme profond et ample, aéroportée par le chant du violon dans les aigus. Pièce nébuleuse, parcourue de pluies intérieures.

    Bien sûr, on en voudrait plus. Je regrette aussi que l'album ne soit pas disponible en cd (mais on peut le comprendre étant donné la durée). Les fans de vinyle seront toutefois ravis par une belle édition colorée !

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Paru en mars 2014 chez Tapu Records / 3 titres / 20 minutes

Pour aller plus loin

- d'autres informations sur la page SoundCloud

-  album en écoute et en vente sur bandcamp

Cloud Ensemble, suavité ouatée de l'éther...

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 3 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 4 Juin 2014

Kleefstra / Bakker / Kleefstra - Sinne op 'e Wangen
Kleefstra / Bakker / Kleefstra - Sinne op 'e Wangen

    "Le Soleil sur les joues", c'est la traduction du titre frison - langue de la Frise, au nord des Pays-Bas - de ce film de Sabine Bürger, photographe et vidéaste allemande qui a produit plusieurs films en collaboration avec des musiciens. Il est très rare que je me lance dans un article consacré à un dvd, de surcroît difficile à se procurer, mis à part auprès des artistes qui y ont contribué. Mais ce film est une merveille à découvrir. Nous voilà loin d'une modernité de pacotille, prétexte à nous infliger des images laides ou quelconques, de préférence à un rythme si rapide qu'on n'y voit plus rien. Sabine Bürger filme en un somptueux noir et blanc les épiphanies de la lumière dans ce qui semble d'abord un champ de graminées vu de très près. On est parmi les tiges qui bougent, on est immergés, comme pris dans le flux des raies lumineuses qui traversent de biais l'écran, emportés dans un voyage d'une magique fluidité. Puis tout ralentit, l'on suit les frémissements des tiges courbées sous le vent invisible, elles s'approchent, deviennent floues, porteuses de lumière sur le fond noir strié de lignes claires entrecoupées, s'écartent pour dévoiler la multitude des tiges noires à l'arrière-plan. Visuellement somptueux, envoûtant !

   Et la musique ? Elle est signée Anne Chris Bakker, Jan & Romke Kleefstra, trois musiciens néerlandais. J'ai consacré au premier deux articles (voir en fin d'article). Quant aux frères Kleefstra, Jan est l'auteur de poèmes en frison dits très doucement, fondus dans la musique, Romke guitariste notamment. On les retrouve dans Mort aux vaches de Peter Broderick et Machinefabriek, ils font partie de The Alvaret Ensemble avec Greg Haines.     

Kleefstra / Bakker / Kleefstra - Sinne op 'e Wangen

   Guitare, percussions sourdes et translucides, clochettes, drones légers : c'est la recette de ce miracle renouvelé de disque en disque. Une musique d'un douceur indicible, animée de mouvements lents, comme des spirales, des volutes, que la caméra de Sabine Bürger épouse à la perfection. Le film est une longue extase visuelle et auditive. Les mots frisons de Jan viennent s'y enchâsser avec délicatesse, avec précaution, comme s'il s'agissait d'un mystère. Et c'est bien en effet un mystère auquel nous sommes conviés. L'image et le son s'écoutent, s'éclairent mutuellement, donnant à voir et à entendre ce que notre monde frénétique trop souvent ne voit plus, n'entend plus, la beauté de l'imperceptible, de l'impondérable...

Frissons de la lumière

du vent,

souffles du noir

du blanc

doux battements

petit monde

la pulsation s'enfle

s'ensuave

dans l'effacement ineffable

danse de la lumière

parmi les graminées graciles

 

soudain nous savons

pourquoi nous sommes là

suspendus aux courtes vagues

des claviers en boucles

aux brefs déchirements

de la guitare chantant

l'avènement

 

Ce qui se joue là

dans les crépitements

les froissements

les fragmentations percussives

serrées et sourdes

l'accélération musicale

C'est l'avènement

la joie radieuse

tapie parmi

les interstices

fulgurance

de la simplicité

le soleil sur les joues

 

© tous droits réservés

Kleefstra / Bakker / Kleefstra - Sinne op 'e Wangen

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DVD publié en février 2014 par la galerie Vayhinger, Radolfzell / un seul titre d'un peu plus de 36 minutes.

Le dvd comporte le texte frison de Jan Kleefstra. Je n'en ai pas encore la traduction.

   Le texte qui précède est de moi, pas de Jan. Improvisé en écoutant, regardant le dvd. Les trois photogrammes sont extraits du dvd.

Pour aller plus loin

- la page de bandcamp, avec écoute intégrale de la musique et possibilité de commander le dvd.

- le site d'Anne Chris Bakker, la page consacrée aux films qu'il a réalisés ou pour lesquels il a écrit (ou coécrit) la musique.

- mon article consacré à Weerzien d'Anne Chris

- celui consacré à Tussenlicht

- Trois extraits du dvd ici.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- puis un très court extrait du dvd :

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 3 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques