Publié le 31 Août 2021

Siavash Amini - A Trail of Laughters

   Le prolifique compositeur iranien Siavash Amini, auteur une quinzaine d'albums depuis 2012 et plus si on ajoute les collaborations, signe son troisième album chez Room40, le second sous son seul nom sur le label de Lawrence English. A Trail of Laughters (Le Sentier des Rires ?) doit sa naissance à des rêves inquiétants, intervenus en deux vagues, rêves qui ont amené Siavash à la lecture du  Livre des Merveilles de Muhammad ibn Mahmoud Hamadâni. Il rêvait être perdu dans un dédale de carrières, ce qui lui rappela des histoires de merveilles liées à des puits, des trous, dans le livre en question, dont il donne dans la présentation du disque un extrait commenté [ je traduis, sous réserve pour certains passages peu clairs. ] : « Dans la région d'Achom se trouve une montagne avec deux grottes, appelée Le Chemin des Hyènes. La grotte ténébreuse abrite un lac dont la surface est couverte d'une plateforme de pierre. J'ai entendu quelqu'un raconter qu'ils s'aventurèrent jadis dans cette grotte : " éclairés par des bougies, nous arrivâmes à un lac entouré de plantes ressemblant à des tuyaux et à des calames. Et nous vîmes des oiseaux se reposant sur la rive du lac, leurs plumes illuminées par la torride luminosité de l'or. Lorsqu'ils nous virent, nous et nos bougies allumées, ils s'envolèrent. Leurs ailes flambaient comme des flammes de feu. Entourés par les ténèbres et le vent, nous nous déplaçâmes après leur départ. "Et contempler un lac couvert de pierre, se trouvant sous des plis montagneux, avec des oiseaux vivant dans les ténèbres, est merveilleux. » Le titre du disque se comprend sans doute en partant du nom de la montagne, les hyènes étant connu pour leur rire ou ricanement quasi humain...  

   Aussi la musique de cet album se propose-t-elle d'être un équivalent sonore des rêves et des souvenirs de ce livre très ancien, en oubliant la gamme tempérée à douze tons. « Le son, nous dit le compositeur, doit être obscur, brumeux, richement texturé, crépitant, retentissant quoique lugubre et distant. » Tout un programme, donc, qui débouche sur une musique électronique concrète et onirique, chargée de drones, à l'ambiance très sombre, que l'auditeur peut "suivre" à partir des fragments du récit merveilleux ou en se faisant son propre cinéma mental.

  Pour le premier titre, " The Oncoming ",  d'une douzaine de minutes, c'est le cheminement dans les montagnes qu'on imagine désertes, arides, les sinuosités peuplées de bruits inconnus, d'appels incantatoires, de cloches, puis l'approche de la grotte mystérieuse avec l'épaississement des textures, des échos soudains, le déchainement de vents obscurs qui saturent l'espace de milliers de frémissements. Cette musique est grandiose, d'une puissance trouble et noire, striée comme des schistes !

" Crocuta crocuta", deuxième titre, prend son titre du nom scientifique de la hyène tachetée. Pour moi, nous sommes entrés dans la grotte, la caverne, balayée de courants résonnants, de drones cathédralesques fabuleux : on entend comme des cris prolongés - équivalent sonore du rire des hyènes ? -, puis, comme la vague sonore retombe, une curieuse mélopée (encore elles ?), et de nouveaux assauts, grinçants, massifs, inquiétants, comme si la montagne riait de l'intérieur, d'un rire tellurique parsemé de courts gloussements avant la fin du rêve...

" Daniâl My son, Where did you vanish ? ": l'interrogation angoissée d'un des visiteurs de la grotte, peut-être, plongé dans les ténèbres au point de ne plus voir son fils ? Ici, les textures se chevauchent, grondent, avec des filaments de lumière vive entre les plaques. Tremblements de terre, oscillations profondes, glissements de blocs énormes, crissements et surgissements monstrueux, puis un quasi vide, l'apparition des oiseaux merveilleux dans des auras de lumières stupéfiantes, des lévitations illuminées. 

Le dernier titre est le nom iranien de la montagne aux grottes, " Khaftâr-Khal" : caverne résonnante, lacérée de coupes lumineuses, saturée de drones en mouvement. C'est la chambre des merveilles, le chant carillonnant des lointains souterrains, l'envol furtif des oiseaux, toute une beauté indicible, bouleversante, radieuse, qui submerge l'auditeur de sa pulsation noire et pourtant sidérale. C'est une traînée d'étoiles miroitantes surgie des ténèbres et qui s'éloigne dans un autre infini.

   Oserai-je ? Le disque des Merveilles !!

 

Paru en juin 2021 chez Room40 / 4 plages / 38 minutes

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Publié le 16 Août 2021

Sissel Vera Pettersen & Randi Pontoppidan - Inner Lift

   Où se fondirent tant d'eaux ardentes...

   Deux voix, ensemble, séparément, celles de Sissel Vera Pettersen et de Randi Pontoppidan : simplement, a capella, ou accompagnées par de légers traitements électroniques, une cithare préparée, des bols chantants tibétains. Enregistrées en un jour près de Copenhague. Tout dans le disque est improvisé, même les procédés électroniques sont conçus sur le moment. Rien n'est préenregistré. « La seule méthode est d'ouvrir les oreilles et d'essayer de ne pas filtrer les idées qui nous viennent spontanément. » dit Sissel Vera Pettersen, qui ajoute : « Tout est intuition et communication. Personne ne sait quelle direction va être prise, et cette ouverture nous inspire toutes les deux beaucoup. » De là sans doute le beau titre de l'album : Ascenseur intérieur, en français.

   Elles se sont rencontrées en 2004 au Danemark, ont sympathisé, si bien que, depuis, elles partagent des expériences musicales des forêts scandinaves aux déserts syriens. Toutes les deux sont des improvisatrices vocales dans le domaine des musiques contemporaines et du jazz. Pour les situer rapidement, Sissel Vera Pettersen est la directrice artistique des Trondheim Voices, a collaboré notamment avec Chick Corea, tandis que Randi Pontoppidan a tourné dans le monde entier avec le Theatre of Voice et collaboré avec Joëlle Léandre.

C'est la cithare préparée qui ouvre l'album, par des attaques percussives graves, lentes, et des frottements, puis un rythme évocateur d'anciens rituels... et viennent les voix en longs sons tenus, alternés, si bien qu'on a l'impression d'entendre une voix et son ombre. "Come" est un chant radieux, une psalmodie sans parole, les voix s'entremêlant avec une étonnante fluidité. Le ton est donné pour un album d'une rare élégance : tout y est évident, facile, tout coule de source. On est emporté par un flux sinueux, des inflexions sans cesse changeantes, rauques ou caressantes, proches ou lointaines. Éthéré : le terme me serait venu, elles l'emploient pour leur deuxième titre, "Ethereal". On retrouve la cithare préparée sur "Mazuu", où elle est utilisée comme une cloche qui scande le chant étrange où l'on entend en effet "Mazuu", ce mot qui suscite bien des interprétations - je vous laisse y rêver !, mot répété, avec la second voix utilisée comme une autre percussion par la seule vibration saccadée de la glotte. Tout simplement envoûtant !

   Le titre éponyme est une sorte de mise en gorge jubilatoire, au ras du souffle, miniature de moins d'une minute, transition entre ce "Mazuu" de plus de cinq minutes et le suivant, le plus long titre avec plus de onze minutes. "Raindrops" commence par une introduction instrumentale splendide, alliance de frappes percussives sèches et de tintinnabulement des cordes de la cithare, sur laquelle les voix se placent suavement. C'est une suite de frémissements dans une atmosphère mystérieuse, incantatoire, mais si doucement. Puis les voix s'élancent, elles montent, diaphanes, archangéliques, s'approchent des voix de gorge. La pièce se fait haletante à peine, "raindrops" sert de mantra, tout se met à tournoyer jusqu'au vertige, avec la double ponctuation percussive grave qui accompagne cette fusion lumineuse et folle comme dans une marche sacrée aux délices. C'est un moment absolument sublime  que nous offrent les deux chanteuses inspirées.

   Et l'on n'a pas encore épuisé la beauté de ce disque. La cithare étincelle sur "Traces", court instrumental. "Ohro" est une berceuse ou une sorte de danse a capella des deux voix qui se répondent. "Swimmingly", illuminé par la cithare, prend les allures d'une pulsation quasi reichienne tout à fait incroyable sur fond de drones, les voix micro fracturées (je pense à la couverture). Les bols chantants ouvrent le dernier titre, "Still Safe". Les voix se détachent doucement des harmoniques des bols, les souffles s'allument comme des torches : la cérémonie sera belle, tous les troupeaux des sons sonnent et résonnent, les voix dans le ciel comme des comètes.

   Un disque d'une inépuisable beauté illuminante.

  

Paru en mai 2021 chez Chant Records / 9 plages / 38 minutes environ

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Publié le 13 Août 2021

Michael Gordon - 8

Après Timber pour six percussionnistes jouant des simantras amplifiés, sorti en 2011, Rushes pour sept bassons en 2014, voici 8 pour huit violoncelles. Michael Gordon, l'un des trois compositeurs co-fondateurs du Bang On A Can All-Stars et de tout ce qui tourne autour (Festival, le label Cantaloupe...), est fasciné par les multiples. Huit violoncelles dans un cercle, environnés par le public, qui, en théorie, peut s'installer à l'intérieur. L'œuvre s'inscrit dans la fascination du compositeur pour les musiques de transe, les musiques extatiques, ce dont témoigne un des ses plus anciens disques, Trance (Argo, 1996). Citons-le : « Ces œuvres [ écrites pour des séries d'instruments identiques ] sont censées produire un état quasiment méditatif, presque extatique, chez l'auditeur comme chez l'interprète. »

8 devrait être écouté en entier, d'affilée, et non en tranche comme le permet le découpage souvent proposé par commodité (ici même, c'est un comble !!), mais en contradiction avec sa finalité. Comme d'autres compostions de Michael Gordon, elle frappera les amateurs de Steve Reich par un vocabulaire familier, peut-être d'abord par ce frémissement de la pulsation, ces saccades serrées, ce battement qui s'enfle et qui décroît. De plus, on peut voir ces 53 minutes comme un vaste canon perpétuel, qui nous enserre peu à peu dans ses harmoniques ondoyantes au point d'abolir tout repère temporel : tout se met à flotter, et l'on peut essayer d'imaginer ce que ressentent les interprètes, et le public, encerclés, traversés par une trame changeante, tantôt légère, tantôt puissante. Avec de bonnes enceintes dans une grande salle, à défaut avec un excellent casque pour retrouver ce sentiment d'immersion, ce tournoiement des entrées et des arrêts, on perçoit la parenté de cette musique avec celle des derviches tourneurs, par exemple. Parenté seulement, car la dimension méditative est associée à la visée extatique. Ce grand calme qui parcourt toute l'œuvre : aucune hâte, aucune frénésie, c'est aussi la différence majeure d'avec le disque Trance ou les derviches tourneurs.

   La sérénité de la pièce tient aussi à l'intrication de la mélodie et des notes basses, une sorte de bourdon percussif qui parfois monte au premier plan lorsqu'elle s'efface en une belle alternance, à une ample respiration tranquille, sûre d'elle.Vers la fin de la pièce, les glissendis ajoutent du liant, épaississent la toile qui se met à scintiller de lents vacillements dans un mouvement de renverse d'une immense douceur. Les violoncelles sont devenus quasiment des harmoniums !

  Une des grandes réussites de Michael Gordon !

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Paru en avril 2021 chez Cantaloupe Music / 1 plage  / 53 minutes environ. [ il existe un autre découpage, peu satisfaisant à mon sens...]

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En bonus, très logiquement, un extrait de l'excellent Trance, paru sur le magnifique label Argo en 1996.

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Publié le 7 Août 2021

Robert Gerard Pietrusko - Elegiya

Élégie : poème mélancolique qui chante les plaintes et les douleurs de l'homme, souvent lié à la perte d'une personne. Morceau écrit généralement sur le mode mineur pour exprimer la tristesse. Concepteur et compositeur installé à Cambridge (Massachusetts), Robert Gerard Pietrusko se souvient de la chute de l'URSS, dont l'effondrement brutal surprit le monde, et nous propose un voyage autour des thèmes de la désintégration et du renouveau. Il nous dit avoir travaillé à partir de cinq motifs de piano, répétés, variés et extrapolés tout au long des neuf titres. Je dois dire qu'à l'écoute, j'ai eu du mal à retrouver ces motifs, mais peu importe. Elegiya est un disque qui nous emporte avec son foisonnement de drones, de textures électroniques mouvantes. Un disque épique, curieusement, aux paysages tumultueux, brumeux, ceux des saisons perdues (le diptyque "The Lost Seasons"!), des ciels rouges en train de disparaître - le bouleversant premier titre, "Perishing Red Skies" - dans des vagues très lentes à la douceur hypnotique. "The Room", le titre 4, est le plus impressionnant, le plus emblématique de cette quête sous-jacente d'un monde perdu à retrouver. On y entend presque les trompettes du Jugement dernier. Rien à voir avec une élégie larmoyante : c'est une lutte grandiose entre les formes, une tempête d'une incroyable beauté telle que Chateaubriand les aimait !

   "Iru descent" ronronne avec majesté, éclairé par les fastes de l'orgue, dans des éclaboussures sourdes le long d'une chute immense. L'élégiaque ici est détaché de l'intime, du personnel : il est d'ordre cosmique, il est consubstantiel à l'apparition puis à la disparition des formes sonores. Ce qu'exprime assez bien le huitième titre, "Painting eyes on Chaos" (peindre des yeux sur le chaos) : la perspective est si large qu'elle est métaphysique. Le musicien se bat avec les formes pour sortir du chaos, mais il y retombe inéluctablement. Les machines électroniques produisent des sonorités qui ne sont pas sans évoquer des trompes tibétaines aux inflexions déchirantes et déchirées, comme le frottement d'arrière-mondes fantomatiques tirés de leur non-existence par l'invocation musicale du compositeur. La stabilité des mondes ne résiste pas à la loi de la disparition. Au cœur du processus d'écriture, de ce surgissement de forme, il y a en germe la fin qui la détruira. C'est ce qu'on entend dans le dramatique dernier titre, "Everything Was Forever Until It Was No More" : l'effritement qui peu à peu délite la montagne, la belle assurance.

   Un disque puissant et beau !

Belle couverture sépia rougeâtre : un moine (ou une personne encapuchonnée qui nous tourne le dos) devant un cimetière (ou un jardin de simples) dans un parc. Devant ce qui va disparaître...

Paru en juillet 2021 chez room40 / 9 plages / 44 minutes environ

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