Publié le 24 Novembre 2017

Orson Hentschel - Electric Stutter

   Né à Düsseldorf en 1985, Orson Hentschel a suivi une formation classique avant de sortir son premier disque, Feed the Tape, en 2016 : un album orienté vers la musique minimaliste. Avec son nouvel opus, Electric Stutter, il s'oriente davantage vers les musiques électroniques et expérimentales, avec une forte proportion de sons synthétiques tout en gardant un goût certain pour la mélodie, et ce que j'appellerai la découpe sonore, car il a évidemment un sens de l'épure, de la spatialisation du son. S'il se dit influencé par des groupes ou artistes comme Massive Attack, Portishead ou Björk, il intègre aussi des passages pulsants très marqués par Steve Reich.

Le premier titre, éponyme, est en effet une sorte de bégaiement électrique poinçonné d'un bit rapide. Croisement improbable de musique industrielle, de trip-hop un brin martial et de dérapages expérimentaux troubles, le tout ne manquant pas d'une réelle grandeur glacée, à l'image de la pochette, digne héritière de celles de Kraftwerk. La fin au synthétiseur est très cinématographique. "Montage of bugs" allie vagues brumeuses et virgules nerveuses, comme des biffures, du Massive Attack décanté à l'acide, d'une lenteur hypnotique, le tout nous menant à une fin quasi ambiante. "Paradise future" hoquète sur fond d'orgue, nous bombarde de charges percussives, musique pour des métropoles dévastées envahies par les robots. Le morceau s'enfle, très pop-rock, et en même temps d'un lyrisme désolé, implacable, comme un petit prélude à l'apocalypse. Le disque est vraiment bien parti, et "Fade in, Fade out" nous emmène encore plus loin, voyage voilé qui va et qui vient, soudain troué par des voix synthétiques étranges, des vrilles de claviers, une cavalcade mécanique qui n'est pas sans évoquer le "Music for 18 instruments" de Steve Reich.

   Orson Hentschel a la veine épique ! Après un tel sommet, "Single Night" déçoit, musique électronique convenue pleine de tics, un peu poussive et clinquante. Passons ! Le début de "Wailing Sirens", c'est une réécriture réussie de "Music for 18 instruments" (encore lui !!), et les sirènes chantent, tourbillonnent comme des frelons, se disséminent par toute la ville, orage magnétique et majestueux à la fois. Superbe ! "Machine Boy" développe des trames froissées, déchirées, dans une ambiance de bouge halluciné, puis les machines se détraquent dans un bruitisme que viennent transcender les claviers en boucles obstinées dans un crescendo fou et grand guignolesque. Houah ! Vite, des "Tremoli" ! L'orgue fait des gammes qui s'accélèrent, tout se met à tourner sur fond de drones, vertige extatique, givrage étincelant, le ciel devrait exploser... implose sourdement, et ça recommence, exténuante giration qui embrase peu à peu toute l'atmosphère ! Tout cela n'était-il qu'un "Cyber Circus" ? Cette courte pièce grotesque évoque une fête foraine déréglée... quel cirque inquiétant, presque dissonant, un peu comme un jeu de massacre... pas ma tasse de thé !

Enlevez "Single Night" et "Cyber Circus" (titres 5 et 9), il reste un excellent disque, bande sonore inspirée d'un imaginaire dramatique.

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Paru en 2017 chez Denovali Records / 9 plages / 53 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- 3 titres en écoute sur la page consacrée au disque sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc...

Publié le 21 Novembre 2017

    Une lectrice de mon article intitulé « La musique des pierres : de Michel Onfray à Roger Caillois, Orphée et Stephan Micus » me signale un film entièrement consacré à ce musicien atypique qu'est Stephan Micus. Expérimentateur et compositeur, il y présente son parcours de découverte des instruments traditionnels du monde : shakuhachi, cithares, luths, percussions diverses ( y compris un véritable "portique" de pots de fleurs), et bien sûr pierres résonnantes. Souvent, on l'enferme sous l'étiquette ridicule de "New Age". Disons plutôt qu'il tente naïvement toutes les aventures sonores que les instruments et certains objets lui proposent. C'est un barde inspiré qui me fait penser à un autre européen "dépaysé", l'irlandais Ross Daly, fils de physicien qui s'installe en Crète où il devient un des plus grands joueurs de lyra. Ces hommes-là sont à l'écoute de tout ce qui vibre. Pour eux, la vérité est à portée d'oreilles, la musique est un acte de vénération de la Nature, du grand Vide primordial dont tous les sons procèdent.

J'ajoute un enregistrement en concert, à Athènes, en avril 2011.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges

Publié le 7 Novembre 2017

Michael Vincent Waller - Trajectories

   Après deux albums numériques parus en 2014, Five easy pieces et Seven easy pieces, consacrés au piano, puis un double cd consacré au piano et à des formations de chambre en 2015, The South Shore, le new-yorkais Michael Vincent Waller publie un nouveau disque consacré pour l'essentiel au piano, auquel vient s'ajouter le violoncelle sur deux pièces. Le beau livret qui accompagne Trajectories nous livre les notes d'écoute de "Blue" Gene Tyranny, lui-même compositeur et pianiste (il faudra d'ailleurs que je m'y intéresse de plus près !). Je n'ai évidemment pas la prétention de rivaliser avec ses notes programmatiques, qui ne sont d'ailleurs pas que professionnelles. Je vous propose mes dérives d'écoute, un soir de pleine lune dans un petit village du centre de la France, près d'une église. J'étais dans ma voiture, à l'arrêt, mon carnet de notes sur les genoux. Il se trouve que pendant l'écoute la lune se levait en face de moi...

"by itself" : comme l'essai réitéré d'une mélodie fragile et lente, entre médiums et aigus, puis quelques touches plus graves. Des échos, des grappes vives s'accrochent au fil de cette méditation en apesanteur.

  "Visages I A lonely Day.4th" : première pièce d'une suite de huit visages. Même veine transparente, translucide plutôt, d'une mélodie qui se retourne sur elle-même, quelques accords répétés dans les graves approfondissant la ligne.

"Visages II. Year of the Ram (ou Monkey, mon ordi et la pochette n'étant pas d'accord...)" : la mélodie chante ouvertement, alerte et délicate, avec une main gauche plus présente.

"Visages III. Maidens dancing" : évoque irrésistiblement les danses et mouvements de Gurdjieff. Venue du fond des âges, elle carillonne, martèle, obsédante. Les filles du feu sont là, tout autour, qui incantent le soir. Envoûtant !

  "Visages IV. Lashing out" : une des pièces nettement minimalistes, fondée sur la répétition variée de quatre notes. La musique labile s'éploie, recueille de brefs silences pour mieux s'envoler dans un crescendo joyeux.

"Visages V. onoimatopoeia" : retour à la grâce des deux premiers visages. Frêle esquisse, interrogations pudiques, bribes d'une prière toujours reprise qui se change en louange.

" Visages VI. Obviously": Veine minimaliste intense et atmosphère à la Gurdjieff à nouveau par ce côté mélopée populaire immémoriale, ce cantique hors d'âge, parfois presque innocemment dissonant, à la fois énergique et lumineux.

"Visage VII. Inner world": ton plus grave, accélérés et enroulés autour d'une trame tranquille et forte, arpèges. Une marche déterminée vers la lumière, avec de beaux dérapages, des reprises quasi orchestrales. Somptueux !

"Visage VIII. Three Things" : recueillement extatique autour d'une note seule, jeux d'échos. La cloche sonne l'heure d'un mystère ineffable...

"Lines" (avec violoncelle) : lignes langoureuses du violoncelle autour des notes calmes du piano, avec des passages staccato pour le premier qui rapprochent encore les deux instruments. Une élégie retenue, un très beau dialogue;

"Breathing Trajectories I" : questions fissurant le silence. Réponses mystérieuses dans la crypte aux miroirs. Qui respire entre le noir des notes ? La petite ritournelle oubliée ? On retient son souffle pour entendre derrière le lever de la lune pleine.

"Breathing Trajectories II": une source peut-être. Nouveau Narcisse, tu laves tes yeux dans la lumière entr'aperçue parmi l'onde lisse. Le chant monte, se tend, se suspend, s'abreuve d'autres sources. On est si bien dans les clairières du ciel.

"Breathing Trajectories III": C'est une marche lente, une ascension vers la lumière, avec ses fulgurances, ses élans fougueux, ses reprises d'appui. Et toujours la face qui se redresse malgré les genoux qui saignent sur les escaliers du sanctuaire, l'effort repris, mesuré, de recomposition de l'impossible. Le bain cherché tout en haut de la montagne de l'âme. Un triptyque mystique, magnifique...

"Dreaming Cadenza" : boucles rêveuses qui s'étirent, se nimbent de silence. La nuit fond en gouttes diffractées. Le temps n'est qu'une vapeur...

   À ce moment, j'ai dû repartir, quitter la grosse lune, le porche noir et béant de l'église sur l'un des côtés de la voiture. Sachez que "Laziness", en trois parties pour neuf minutes environ, ne dépare pas ce programme : sensualité du violoncelle caressant, piano aux accents graves et mystérieux tissent une atmosphère d'abandon bienheureux, ce qui n'exclut pas des passages vifs et intenses.

   On paresserait bien des heures à écouter cette musique-là, une des plus belles d'aujourd'hui, à portée d'oreille. Au fil des disques, Michael Vincent Waller s'affirme comme un compositeur majeur au style très personnel : apparente simplicité, pureté et dépouillement des lignes, grâce et émotion contenue, une aptitude aigüe à saisir les affleurements du Mystère.

   Pour moi (et pour l'instant), le plus beau disque de l'année 2017.

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Paru en septembre 2017 chez Recital Thirty Nine / 17 plages / 77 minutes environ.

Au piano : R. Andrew Lee, infatigable défenseur des musiques minimalistes et fondateur de la maison de disques Irritable Hedgehog

Au violoncelle : Seth Parker Woods

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

R. Andrew Lee interprète "Breathing Trajectories" :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 septembre 2021)

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