orgue, harmonium en majeste

Publié le 6 Novembre 2024

Louie.Lou - Ljusår

Louie.Lou, nom d'artiste de la musicienne suédoise Louise Ölund, se donne pour objectif de composer une musique à mi-chemin entre art musical et électroacoustique. Son passé punk et folk l'incline à brosser des paysages sonores en clair-obscur, avec une prédilection pour le sombre, le noir, le dramatique. L'orgue est son principal instrument. Elle y ajoute enregistrements de terrain, boucles, synthétiseur et voix. Elle voudrait effacer la frontière entre l'animal et l'humain, se tenir à l'orée, à la lisière de la forêt, ...

Louie.lou photographiée par © Johan Döden Dahlroth

Louie.lou photographiée par © Johan Döden Dahlroth

...à la lisière de l'éternité... 

    Le titre du disque, Ljusår, signifie « Années-lumière », c'est là qu'elle se tient, pour « commencer une fin » ("En början ett slut", titre 1) Presque huit minutes d'orgue profond, voilé, en longues notes tenues, avec au premier plan dans la première moitié un motif de synthétiseur (?) en boucle. C'est quelque chose qui s'en va, qui n'en finit pas de sombrer. Magnifiquement sombre, de la musique gothique qui se drape dans les noirs !

   "Evighetssyster" (Sœur d'éternité) confirme le talent de Louie.lou pour les ambiances impressionnantes. Cliquetis, gargouillis accompagnent un bourdon d'orgue pulsé, comme le survol des marais du Styx par des oiseaux inquiétants que l'on entend battre des ailes métalliques en claquements courbes, et l'orgue se lève, majestueux, sur ce paysage désolé. La Lumière se bat avec les Ténèbres épaisses, visqueuses.

    "Is i fjäderdräkt" (Glace en plumage, titre 3) est une sorte d'hymne ténébreux saturé de bourdons, commençant par des appels répétés de notes tenues. Des boucles se superposent, s'intercalent, donnant à la pièce une belle puissance hypnotique : le glaçage de l'orgue lisse le plumage inlassablement. Juste avant le vol ("De flygande", titre 4), plus éthéré, dans les lointains, quelques aigus taillant les cieux, mais des substances louches rodent et voilent la lumière. Pas moyen d'échapper à la matière opaque ! "Grönskan" (la verdure, titre 5) semble nous plonger enfin dans un monde plein d'oiseaux, seulement des textures grondent, se précipitent vers un néant obscur, rien ne pourra arrêter ce train infernal : à la lisière, on voit cette précipitation, cet engouffrement monstrueux du monde qui court à sa perte, indifférent à toute beauté naturelle.

Vanité des Vanités...  

   Le sons de terrain à l'ouverture de "Nya fält" (Nouveaux champs, titre 6) nous font ressouvenir de l'humain. Tout ceci est vite largement recouvert par une carapace de bourdons grondants, comme une chape disant la vanité de ce monde agité, submergé par d'autres vagues. L'orgue plane au-dessus, ramène le bruit humain à sa juste place. "Solens stråle nästan nådde" (le rayon du soleil presque atteint, titre 7), c'est d'abord un bourdon énorme, noir frangé de lumière, le rayon du soleil, peut-être. Il n'y a plus que lui, en pleine expansion. Un soleil noir, énorme, un abyme cosmique dans lequel il avance note après note enveloppé d'un halo trouble... Il n'y a plus que l'Aube Crépuscule ("Gryning Skymningsljus", titre 8), cet intervalle entre la nuit et la nuit qui est ce qui reste de jour dans le grand Nord. C'est un chant très ancien qu'entonne l'orgue, sans doute l'écho d'un air folklorique, qui revient en boucle dans cette longue composition de plus de treize minutes. La mélodie est littéralement enchâssée dans un cocon tourbillonnant, pulsant, traversé de voix déformées, de déchirures : absolument envoûtant !

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Un superbe disque d'ambiante sombre, auquel l'orgue donne une dimension métaphysique grandiose.

 

Paru en octobre 2024 chez Lamour Records (Gävie, Suède) / 8 plages / 56 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Ambiante sombre, #Orgue, harmonium en majesté

Publié le 2 Octobre 2024

Christophe Havard et Jocelyn Robert (5) - Constellation Guérande

[À propos du disque et des compositeurs] 

   Constellation Guérande, pour orgue à tuyaux, est le fruit de la collaboration entre Jocelyn Robert, compositeur et fondateur d'Avatar (Centre d'art audio et électronique à Québec, ville) et Christophe Havard, compositeur et créateur sonore associé à Athénor (Centre national de création musicale à Saint-Nazaire, France). Les deux musiciens explorent les nouvelles possibilités offertes par cet orgue augmenté (chaque commande électrique a la possibilité d'être actionnée électroniquement).

   Réalisée spécifiquement pour la collégiale Saint-Aubin de Guérande, elle a été interprétée en public à plusieurs reprises le samedi 30 avril 2022  dans un parcours nomade à l'intérieur de la collégiale et à l'extérieur (sons du marché du samedi, atmosphère calme du soir, tenant compte de l'acoustique et de la porosité des espaces traversés, parcours que le public était invité à suivre), avant dans un second temps d'être retravaillée dans les studios d'Avatar à partir des enregistrements des concerts. C'est cette nouvelle version, portant le même titre, qui est enregistrée sur la clé USB. Composition et programmation logicielle de Jocelyn Robert ; déambulation, microphones et enregistrements de base de Christophe Havard. Mixage en commun en studio de la pièce finale.

   On entend donc un montage associant la partition et, plus ou moins, les bruits et atmosphères de la ville modifiés au fil de la journée. Le titre donné, Constellation Guérande, vient du parcours dessinant une constellation (voir la couverture du disque).

La Collégiale Saint-Aubin à Guérande (Québec)

La Collégiale Saint-Aubin à Guérande (Québec)

L'orgue de la collégiale

L'orgue de la collégiale

Christophe Havard, à gauche, et Jocelyn Robert au centre

Christophe Havard, à gauche, et Jocelyn Robert au centre

[L'impression des oreilles]

Remarque préliminaire : l'auditeur de l'œuvre n'est pas in situ, il lui faudra donc de l'imagination pour reconstituer le parcours, l'environnement, à partir des bruits enregistrés avec elle, ou de toute manière accepter cet accompagnement sonore de la musique. À écouter de préférence au casque...

Une musique céleste

   L'œuvre commence très doucement, une ou deux notes à peine touchées, en boucle, comme un appel à l'écoute venu du fond de l'orgue. Puis une troisième monte, plus longue, avec en sourdine un bourdon discontinu. Vers huit minutes, l'instrument donne de la puissance tout en gardant un velouté à frissonner. Et c'est un chant d'humilité qui se déploie en longues boucles. Sur une base de graves, des aigus dessinent des figures un peu tremblées. Revient l'appel du début, refrain structurant, plus étoffé, enveloppé de sons d'ambiance, avant une deuxième poussée, profonde, sur une ondulation bourdonnante. Ce qui frappe, c'est la suavité de cette musique que les bruits environnants n'atteignent pas, car elle est sur un autre plan, transcendant. Je dirai qu'elle les élève, leur donne une noblesse qu'ils n'ont pas. On se laisse porter par ce flux ineffable qui, même entendu de l'extérieur de la collégiale, met son baume sur toutes choses. Lorsque la musique semble perdue, une rémanence plane, c'est le sacré qui auréole les activités profanes quotidiennes. Et elle revient, bourdon à peine audible sous les cloches qui sonnent, elle est là derrière les murs, on comprend qu'elle durera toujours, qu'elle est l'émanation du temps divin.

 

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Une splendeur...

L'intérieur de la collégiale

L'intérieur de la collégiale

Paru en septembre 2023 chez merles (Québec, Canada) / 1 plage / 48 minutes environ // Carte USB avec sons et images

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Publié le 8 Août 2024

Jocelyn Robert (4) - L'Océante

Brève estivale 4... pour les injustement oubliés d'une actualité discographique surabondante.

   Je suis chez moi chez Jocelyn Robert, ce musicien québécois dont les couvertures me ravissent. Qu'il soit au piano dans Les Dimanches (2021), au piano disklavier dans immobile et Versöhnungskirche (2012), ou à l'orgue comme ici. L'Océante est paru en juillet 2022, il était temps d'en rendre compte, même brièvement ! Ce double album, enregistré à l'orgue Cassavant du Palais Montcalm, à Québec, contient dix pièces (deux fois cinq) liées à deux villes de mer, Québec et Guérande. Le premier disque, titré « Après le déluge »  a été commencé à Québec et terminé à Guérande, c'est l'inverse pour « Les Marais salants ».  Il fait partie de plein jeu, une série d'explorations où se rencontrent l'informatique et l'orgue à tuyaux, je ne saurais vous en dire plus : à l'oreille, j'entends de l'orgue... et quelques dérives flottantes comme au début de "Les Adieux"...

   Je réécoutais en travaillant des photographies de l'exposition "Mexica" (au musée du Quai Branly, Paris) et je me suis dit qu'il y avait dans les expérimentations de Jocelyn Robert quelque chose d'aztèque, ce mélange de culte solaire et de peur de l'eau (titre 4), de prières balbutiantes sur des autels sanglants et de grandes contemplations cosmiques, ce "Champ d'étoiles" (titre 5) d'abord flou qui devient comme un mantra ou ce minimaliste et proliférant "Retour à Barkelbos" (titre 2), l'une des meilleures pièces de l'album.

    C'est une musique chercheuse, elle tâtonne, hésite, puis se lance, revient sur elle-même, jamais sûre de rien. "L'Appel du large" (titre 9) se développe ainsi. On s'aperçoit soudain que les amarres sont larguées, qu'on est loin déjà, comme happés...

   Je ne terminerai pas cette Brève sans dire ma joie de lire de beaux titres français. C'est à un Québécois que nous la devons, cette joie, les Français ayant trop souvent abandonnés leur langue. Je me plonge ainsi dans la nuit de l'arbre à lumière (titre 10), où la lumière joue avec l'ombre dans un feuilletage tremblant de toute beauté.

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Une première écoute ne suffit pas. Persévérez, ouvrez les oreilles. L'Océante finira par vous apparaître, à genoux sur les dalles humides des Grandes marées !

Nota : sur Bandcamp, l'ordre des disques est inversé, , « Les Marais salants » précède « Après le déluge »

Paru en juillet 2022 chez Merles (Québec, Canada)  / 2 cds / 10 plages / 1 heure et 22 minutes environ

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Publié le 22 Avril 2024

FUJI||||||||||TA - MMM
Orgue, voix et électronique : chants inouïs...

   Actif depuis 2006, le musicien japonais Yosuke Fujita publie chez Hallow Ground son deuxième album après une série de disques et une tournée mondiale. MMM doit beaucoup au changement opéré sur son orgue à tuyaux en installant une pompe à air électrique à la place de la manuelle, ce qui lui permet d'explorer de nouvelles possibilités en enregistrant simultanément plusieurs sons. Les trois M correspondent aux trois titres.

   "M-1" est le plus long avec plus de vingt-et-une minutes. Les sons glissent les uns au-dessus des autres, mugissent presque, puis certains ondulent, accompagnés d'un tapis d'aigus tenus, bruissants. Yosuke Fujita joue des répétitions obsédantes et des oscillations pour créer une musique d'orgue curieusement presque tribale, incantatoire. Des bourdons graves viennent sous-tendre ensuite la jungle micro-fourmillante, qui ferait penser à Éliane Radigue si elle n'était pas rythmée. La composition respire, halète, émet des traces sifflantes. De nouvelles couches la rafraîchissent régulièrement sans faire disparaître la pulsation fondamentale. Dans le dernier tiers, des chuintements flûtés, plaintifs sourdent de l'intérieur, puis de nouvelles notes graves, en masses compactes, augmentent le contraste avec la toile fuyante des aigus. Indéniablement une composition élaborée, magistrale !

   "M-2", pour voix seule, est d'abord déconcertant. Puis cette façon de chanter en expirant et inhalant constamment crée un rythme lancinant. Peu à peu, grâce au jeu des différentes couches, apparaissent d'autres voix, et il y a du chamane dans cette manière de profération multiple de sons inarticulés ou seulement syllabiques, les voix s'intériorisant dans le gosier ou en sortant telles des guêpes ou des rebonds extatiques. L'accélération finale est étonnante...

   Orgue et voix, "M-3" développe une combinatoire ambitieuse. L'orgue par à-plats glissants crée un mur entrecoupé sur lequel la voix traitée (ou non) de Yosuke rebondit, s'envole, se fractionne elle aussi dans le même temps. "M-3" ose un lyrisme plutôt grandiose qui tranche avec les deux titres précédents.

   Un très bel album de musique (électro-)acoustique et vocale expérimentale, accessible malgré sa radicalité minimale.

Paru le 18 avril 2024 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 3 plages / 40 minutes environ

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    Rien à vous proposer pour cette parution, mais un extrait de son album précédent, Iki, paru sur le même label en 2020. Et en concert le 11 juin 2022 à The Lab (San Francisco), on le voit à l'orgue qu'il a construit lui-même, onze tuyaux et pas de clavier, avec la pompe à air manuelle sur la gauche.

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Publié le 23 Novembre 2023

Martina Berther / Philipp Schlotter - Matt

Née en 1984 en Suisse, Martina Berther est une bassiste électrique polyvalente, touchant aussi bien à la pop, au punk, aux musiques expérimentales et à l'improvisation libre. Sur l'album, elle est aussi à l'orgue, en plus de sa basse électrique. De son côté, Philipp Schlotter, dont je ne sais quasiment rien, joue sur ce premier disque avec Martina du synthétiseur et de l'orgue. L'album a été enregistré en quatre jours dans le village suisse de Matt qui a donné son nom à l'album.

   La première et plus longue pièce avec plus de quatorze minutes, "Unruhe", est fondée sur le système dodécaphonique. Elle juxtapose à intervalles réguliers des notes tenues, mêlant orgue d'église et synthétiseur. C'est une composition hiératique, austère, tout à fait hypnotique à la longue, dans cette alternance de notes, de niveaux sonores, que rien ne vient déranger. Aussi le titre "Unruhe" (agitation, trouble) peut-il sembler paradoxal. L'agitation est toute intérieure, les notes tenues se développant en ondulations, vaporisations luminescentes. Le trouble peut aussi évoquer la réaction de l'auditeur à cette écriture minimale et à l'atmosphère désolée qui en résulte. C'est en tout cas d'une beauté terrible.

   Les titres 2 et 4, "LFO1" et "LFO2", pour drone d'orgue et synthétiseur, superposent ou alternent les deux sources dans un tissage serré de variations. Tous les sons semblent courbes, pris dans une infinie giration trouble, donnant l'impression d'une descente en apesanteur, au bord de la dématérialisation, de la dissolution. Ce sont deux fascinants lamentos crépusculaires pour une fin des temps. "Gallia" (titre 3) et "Frachter"(titre 5), pour orgue et basse électrique préparée, sont basés sur le même enregistrement, joué des vitesses différentes. Alors que les autres pièces n'avaient pas d'aspérité, celles-ci paraissent plus fracturées, avec des sons plus rugueux, bruts. "Gallia" évoque une musique industrielle ralentie, aux angles un peu émoussés, comme une machine atteinte de pneumonie, peinant à réaliser sa tâche. "Frachter", plus brutal dans ses profondeurs grondantes, se fait franchement inquiétant, dialogue implacable entre l'orgue et la basse qui en viennent à se confondre presque dans les abysses, musique funèbre pour l'ouverture des sépulcres lors d'une épaisse nuit.

Une musique expérimentale étrange et noire, d'une sévère beauté.

Paru fin septembre 2023 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 5 plages / 39 minutes environ

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Publié le 9 Novembre 2023

Ivan Vukosavljević - Slow Roads

   Compositeur né en Serbie en 1986 et installé à La Haye (Pays-Bas) depuis 2014, Ivan Vukosavljević s'intéresse aussi bien aux guitares électriques, aux musiques bruitistes et électroniques qu'aux instruments occidentaux ou indiens, aux ensembles traditionnels... et aux orgues, d'où cet album qui rassemble huit pièces pour orgue solo à tempérament mésotonique [tous les tons sont égaux à une valeur médiane] à quart de comma [ le comma est un huitième de ton, à la limite du perceptible], tempérament faisant écho à la musique pour clavier de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance. Les pièces ont été enregistrées sur cinq orgues historiques différents, datant du début du XVIe au milieu du XVIIe siècle, situés dans des églises médiévales disséminées dans la campagne du nord des Pays-Bas. C'est une manière pour le compositeur de rendre hommage et de mettre en valeur une des cultures d'orgue les plus vivantes au monde, mais peu utilisée par la musique contemporaine.

Lents chemins vers l'Illumination

   Les titres renvoient souvent à la Bible ("Ladder" I et II, à l'échelle de Jacob ; "Psalm" sans numéro au livre des Psaumes ; "Ramum Olivae", le rameau d'olivier, à la fin du Déluge), mais "Echo"(titre 6), est inspiré de l'œuvre d'un célèbre organiste et compositeur néerlandais, Jan Pieterszoon Sweelinck 1562 - 1621), surnommé de son vivant L'Orphée d'Amsterdam, dont les œuvres sont à la jonction des musiques de la Renaissance et de la période Baroque. Le titre 5, "Porete", est un hommage à Marguerite Porete, mystique béguine et femme de Lettres, auteur d'un livre qui fit scandale, Le Miroir das âmes simples anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et en désir d'amour, livre condamné par l'Église et qui lui valut d'être brûlée vive en Place de Grève à Paris en 1310. Quant au titre 2, "When You Are Able To Become The Patterns Of The Earth", s'il a des résonances bibliques, rien n'empêche de comprendre "pattern" comme un clin d'œil aux fameux « motifs » de la musique minimaliste dans la mesure où plusieurs compositeurs de ce courant ont beaucoup écouté de musique de la Renaissance...

    Ce qui surprend toujours dans la musique pour orgue, surtout des orgues historiques, c'est le souffle, le vent, l'impression d'être d'emblée ailleurs que sur terre. Que la première pièce soit titrée "The Ladder" (L'Échelle) n'est pas indifférent. On monte tout de suite, on surplombe, porté par l'air dans les tuyaux. La musique est pure diffusion dans l'espace, ascension douce à travers les nuages harmoniques. On est soulevé dans des flocons de ouate, toujours plus haut, c'est une extase d'une bienheureuse mollesse. Quelle belle entrée feutrée !

   L'orgue se fait flûtes pour le deuxième titre, "When You Are Able To Become The Patterns Of The Earth". Sonneries modestes, étayées de notes agglomérées au long vibrato, elles résonnent, rayonnent, pour se colorer vivement au fil des motifs, gagner en vigueur sans perdre de leur charme immatériel, d'une suavité angélique. "Triptych", aux boucles en canon, prend les allures d'un étonnant hymne minimaliste, sorte de feu d'artifice sonore en trois phases décalées que ne renierait pas un Steve Reich. Quant à "Ramum Olivae", c'est au contraire d'abord une humble salutation de la terre, des oiseaux, tout en courbures descendantes, avec ses chants sifflants et joyeux au milieu des buissons bourgeonnant de sons qui éclosent sur la fin.

   Avec "Porete", l'orgue se fait plus mystérieux, au plus près de bouillonnements intérieurs obsédants rendus par des variations serrées. Puis la pièce se jette dans les flamboiements grandioses d'une extase spiralée, aspirée par le Ciel : superbe évocation indirecte des états d'âme de la mystique et de son effusion dernière dans le bûcher. L'hommage à Sweelinck prend la forme comme d'une comptine, mais se change en une mélodie répétitive inlassablement reprise et variée, antienne envoûtante, écho du Paradis perdu...

   La deuxième échelle, "Ladder II", nous transporte dès les premières notes au plus haut. Pièce transcendante, elle marche au milieu des étoiles, dans le firmament, tranquille et pure, d'une sérénité magnifique.

   Le psaume final, au début si douloureux, déchirant, alterne désespoir et espoir, se redresse après les phases de lamentation, reflet d'une condition humaine tourmentée.

   Un disque admirable, tout en respirations, floraisons et modulations colorées, délicates, en dérapages minuscules et contrôlés au bord de ce que certaines oreilles appelleraient des fausses notes. Les cinq orgues - et les quatre organistes : Tineke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage, Lise Morrison, sonnent merveilleusement les approches d'un monde ineffable au fil de ces compositions désarmantes par leur apparente simplicité et leur véritable richesse intérieure, foisonnante.

De gauche à drioite et de haut en bas : Tinieke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage et Lise MorrisonDe gauche à drioite et de haut en bas : Tinieke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage et Lise Morrison
De gauche à drioite et de haut en bas : Tinieke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage et Lise MorrisonDe gauche à drioite et de haut en bas : Tinieke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage et Lise Morrison

De gauche à drioite et de haut en bas : Tinieke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage et Lise Morrison

Paru en septembre 2023 chez elsewhere music (Jersey City, États-Unis) / 8 plages / 45 minutes environ

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Publié le 9 Mai 2023

Germaine Sijstermans / Koen Nutters / Reinier van Houdt - Circles, Reeds, and Memories

   Ce disque rassemble trois compositions de compositeurs néerlandais différents :  Linden (2020) de la clarinettiste et compositrice Germaine Sijstermans  ; A Piece with Memories (2017) du compositeur, écrivain, organisateur Koen Nutters, dont les liens avec le mouvement Wandelweiser sont étroits ; et enfin Harmonic Circles du pianiste et compositeur Reinier van Houdt, dont je suis devenu peu à peu un inconditionnel (cf. Lettres et Replis de Bruno Duplant, Lieues d'ombres de Jürg Frey, drift nowhere past / the adventure of sleep en tant que compositeur...). La musique est jouée par le trio constitué par les trois musiciens : clarinette et clarinette basse, voix, pour Germaine Sijstermans ; orgue harmona, voix, objets, sons sinusoïdaux et de terrain pour Koen Nutters ; et harmonium indien, voix, orgues pré-enregistrés et bandes magnétiques pour Reiner van Houdt. Le disque est l'enregistrement du concert donné à la Chapelle Savelberg de Heerlen dans la province néerlandaise du Limbourg en décembre dernier.

L'ère de la raréfaction

   Je n'avais rien écrit sur le précédent double album de Germaine Sijstermans, Betula, rebuté par l'aridité d'une musique rien moins que joyeuse. J'avais d'ailleurs abandonné l'écoute, restée très partielle. Depuis, j'ai écouté plus attentivement certaines compositions du mouvement Wandelweiser. Mon oreille a changé. Je reçois mieux Linden. Son dépouillement ne me surprend plus. C'est une musique très exigeante, qui ne distille ses beautés qu'avec parcimonie, comme par surcroît. Il faut une grande patience, s'abandonner à cette levée successive d'idées harmoniques sculptées par le silence. Alors seulement, on remarquera la beauté des timbres, la grâce fine des gestes. Comme de la musique gagaku, du gagaku religieux, sans les chants, ralenti, décanté, avec des arabesques très étirées mettant en valeur la clarinette et l'harmonium et toutes sortes de bruits, crissements, une vie minuscule, esquissée... Une musique-phénix, renaissant sans cesse de ses cendres dans une sorte d'extase née de la contemplation du vide, du rien. Une manière de toucher le silence, pour en extraire quelques branches ou pousses à la croissance très lente : ces tilleuls (Linden) sont la frêle efflorescence du silence ému.

Plénitude radieuse  

   La pièce de Koen Nutters, A Piece with Memories, commence presque comme une messe, avec deux célébrants se répondant par fragments vocaux mystérieux, puis des sons sinusoïdaux ténus viennent tisser un fond sonore vibrant tandis que se poursuit en arrière-plan, dans l'ombre si l'on veut, l'échange, la profération des  souvenirs du titre. Autant la composition de Germaine Sijstermans jouait sur la discontinuité, autant celle-ci repose sur une continuité sans faille, enrichie d'orgues et des autres instruments du trio. Se déroule une toile ample, somptueuse, légèrement ondulante, informée et soulevée par des surgissements internes. C'est une musique rayonnante, vibrante, de laquelle se dégage une grande paix. L'extase, ici, est plénitude.

La Beauté sera convulsive...

   Reinier van Houdt  ne déçoit pas mon attente avec Harmonic Circles. C'est une troisième forme d'extase que sa composition déclenche, une extase enivrante, dangereuse. Les cercles harmoniques tournent, nous enveloppent, nous saisissent pour nous plonger dans un univers à la fois resplendissant et très sombre, aux vibrations profondes, sépulcrales. Beauté terrible, fascinante, dans laquelle se lovent des lamentations insensées. Beauté pulsante, irradiante, d'un énorme cœur de lave aux bourdons abrasifs qui prennent peu à peu possession de votre caverne cervicale. Absolument envoûtant, superbe !

   Trois compositions magistrales, trois formes d'extase, par un trio de remarquables musiciens  !

Paru en avril 2023 chez elsewhere music / 3 plages / 60 minutes environ

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Publié le 20 Avril 2023

Éliane Radigue (4) & Frédéric Blondy - Occam XXV

   C'est en écrivant mon article précédent consacré à l'actualité discographique d'Éliane Radigue que j'ai découvert ce disque sorti il y a un peu plus d'un an. Une pièce pour orgue ! La première qu'elle ait écrite, sur commande de Organ Reframed, un festival (et label) de musique expérimentale exclusivement consacré à l'orgue, festival fondé et organisé par la compositrice et interprète écossaise Claire M Singer, directrice de la musique d'orgue à l'Union Chapel de Londres. Éliane Radigue a travaillé en étroite collaboration avec Frédéric Blondy qui, en plus d'être organiste, est aussi pianiste, compositeur, fondateur en 2011 de l’Orchestre National de Création, Expérimentation et Improvisation Musicale (ONCEIM), dont il est le directeur artistique. Elle avait déjà travaillé avec lui pour Occam Océan 2 (2015), interprété par son ensemble ONCEIM et paru sur le label shiiin en 2019.

   Mise au point à l'Église Saint-Merri de Paris, la pièce pour orgue a été jouée pour la première à l'Union Chapel le 13 octobre 2018, puis enregistrée lors d'une session privée le 8 janvier 2020.

   Ci-dessous, Éliane Radigue présente son travail.

   À l'origine est le souffle, le micro-battement, le bourdonnement léger d'une pulsation, puis le vent se lève brièvement dans les tuyaux, l'orgue se met ensuite à siffler très légèrement. Nous sommes dans la musique immatérielle d'Éliane Radigue. Il faut avoir abandonné toute presse, car plus rien ne presse. Nous écoutons l'univers, avec ses grondements imprévus au cœur du flux continu du bourdon si impalpable, si diaphane. Quelque chose monte, un monolithe grave, comme un vaisseau spatial lancé dans l'hyperespace, vaisseau dont le sillage oscillant s'entend de mieux en mieux, les fréquences s'amplifiant. La musique ouvre le son pour laisser passer l'en-deçà, sa sublime douceur et en même temps sa force incoercible une fois dégagée. Tranquillement, la musique nous envahit, nous tient lieu de pensée. C'est en cela qu'elle est méditation : elle nous vide du monde manifesté périssable, et nous remplit du monde inconnu, celui de la vie éternelle. Et l'on entend parfois au cœur du monolithe comme des échappées de sirènes lointaines lovées parmi les tuyaux (un peu avant vingt minutes, notamment). La musique est une affûteuse de conscience car en ouvrant le son, elle ouvre du même coup notre oreille intérieure, devenue une conque océanique (voir le titre de l'article précédent), réplique et réceptacle des ondes vivantes qui s'y déploient, s'y étirent. Et le Temps chavire, et les Temps s'abîment dans cette lente élucidation de l'Obscurité primordiale, dans ce bain régénérateur. Tout s'efface, le corps entier vibre, enveloppé par les faisceaux rayonnants comme des étoiles doubles. Puis le flux s'amoindrit, se dépouille, continue son avancée vers les confins, non sans susciter encore de curieux fantômes courbes, comme le gémissement ou la respiration d'âmes logées dans la poussière de la traîne se vaporisant, s'éthérisant, s'effaçant pour laisser entendre le vent primordial.

   Une musique à nulle autre pareille...

   Ci-dessous, le concert du 5 octobre 2019 à la Philharmonie de Paris. Très bien filmé. Mais la version disque, sans les images, est à mon sens préférable : rien pour nous distraire (détourner) de la musique, surtout si l'on ferme les yeux et avec un casque...

Paru en mars 2022 chez Organ Reframed / 1 plage / 44 minutes environ

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