Publié le 24 Octobre 2022

Dekatron - IV

   Après le piano dépouillé d' Anastassis Philippakopoulos, vous reprendrez bien un peu de musique électronique ? Dekatron est le nom d'un duo formé en 2013 par Iván Sentionaut, un des membres d'un groupe culte de musique électronique cosmique, We are the Hunters, et Miguel A. Ruiz, pionnier de la musique électronique underground espagnole. Je savoure au passage les noms ou pseudonymes de ces musiciens. À côté du très SF "Sentionaut", Miguel A. Ruiz se fait appeler tantôt Orfeón Gagarine, tantôt Michel des Airlines...

   Les mauvaises langues diront qu'il n'y a là rien de bien nouveau. Je le leur concède bien volontiers. Mais cette musique spatialo-cosmique a un charme indéniable. Dès  "Neptuniam Twilight", on est transporté loin. La musique a du souffle, une dimension épique qui la fait échapper au ridicule. Je pense à un groupe comme Hawkwind, et certes pas pour les écraser. Rock spatial pour voyage imaginaire intersidéral, avec guitare, basse et instruments électroniques. Quelques voix donnent l'illusion de cosmonautes conversant dans leur fusée. On est bien avec eux, ambiance psychédélique chaleureuse, boucles tranquillement hypnotiques... Pourquoi bouder son plaisir ? Laissez-vous porter, fermez les yeux et ouvrez les oreilles. "Blind Architects", au rythmes bondissants, c'est dans la lignée de deux français que j'aime bien, Jonathan Fitoussi et Clemens Hourrière pour leur beau Espaces timbrés. Un synthétiseur en boucle frénétique, d'autres qui vrombissent et surgissent dans un nuage de drones : l'odyssée fonctionne à merveille ! Les "Alienation Trips" ont un parfum oriental d'étrangeté : atmosphère chargée d'effluves troubles, de visions, au seuil d'une démence stupéfiante.

   Le voyage se poursuit avec "Ionizing Waves", littéralement balayé par des vagues surgies de partout. La pièce la plus convenue de l'album, à laquelle il manque toutefois le souffle, la folie dans son premier tiers, mais la trépidation rythmique s'enfle et s'accélère, les drones tournent dans la nuit sidérale, plongent l'auditeur dans une somnolence pas désagréable. "Van Allen Belt Drive" renoue avec "Blind architects", foisonnante et tournoyante ceinture de rayonnements électroniques. Après un intermède de voix vocodées, déformées, la composition prend un virage plus inquiétant, sur un rythme clinquant irrésistible pour nous entraîner plus loin encore.

    Des compositions solides avec un parfum des années soixante-dix : la musique électronique se plaît dans les espaces sidéraux.

Paru en septembre 2022 chez Verlag System /  5 plages / 44 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 21 Octobre 2022

Anastassis Philippakopoulos - Piano 1 / Piano 2 / Piano 3

   Du lent ensemencement du silence naît la Beauté, ce feuillage de l'inconnu

   En février 2020 paraissaient les Piano Works du compositeur grec Anastassis Philippakopoulos, interprétées par le pianiste et compositeur Melaine Dalibert. Membre du collectif de compositeurs Wandelweiser, baptisé par le critique Alex Ross dans le New Yorker comme "Les compositeurs du silence (ou du calme)" depuis 2003, il a depuis donné à la maison de disque portant ce nom des œuvres plus anciennes qui lui tiennent à cœur. Ce sont des pièces datant de ses études de composition à L'Université des Arts de Berlin, révisées les années suivantes à Athènes, dans les années quatre-vingt dix. Elles sont interprétées par la pianiste serbe Teodora Stepančić.

   "Piano I", en trois parties, est la composition la plus radicalement dépouillée, réduite à des esquisses mélodiques nimbées de silences. Les notes se succèdent, sans se chevaucher ou s'agglutiner, pour s'allonger contre un autre monde. C'est d'une beauté calme, lumineuse. Puis une note éclate, une autre encore, l'écart se creuse entre les médiums et des graves intenses, sans que rien remette en cause l'ordonnancement secret de cette musique intérieure, à l'écoute. Le temps ne compte, il ne se compte plus, découpé en segments égaux par les notes répétées du début de la troisième partie. Le temps s'approfondit, le temps est une cloche au-dessus du rien, au-dessus de tout ce qui nous échappe et que la musique convoque par ses insistantes répétitions. Ce n'est pas un drame, c'est une sommation entêtée à faire lever les ténèbres, comme lèverait une pâte remuée. Le crescendo percussif donne forme à l'essentiel, la vibration qui est le monde et sa désagrégation, car tout retourne au silence.

   "Piano II" commence par la répétition métronomique d'une note, bientôt accompagnée, entourée par une autre, une deuxième, qui éclosent, appelées par l'énigmatique scansion. D'autres encore se joignent au battement nu, comme des vêtements de lumière plus ou moins trouble autour de ce qu'il faut bien nommer un appel. De petites grappes naissent, oiseaux frêles chantant à peine un cantique tout en éclats brefs. Cette première partie est miraculeuse. La seconde revient à une introspection méditative, jouant des longues résonances et de légers chevauchements de notes. L'ombre de Morton Feldman est là, dans cette avancée erratique, ces boucles ouvertes, mais la toile est plus trouée peut-être, plus répétitive, ruminante, sans jamais toutefois lasser ou assommer l'auditeur, en le laissant rêver la musique manquante, se remémorer la musique perdue, son infinie et indicible douceur. La lenteur extatique de la pièce conduit à un ravissement ineffable.

   "Piano III" explore des zones intermédiaires avec une pudeur sensible. Il y a là des traces, des restes, entre lesquels le piano avance à pas prudents, débusquant parfois des gisements, sous forme de bouquets, d'éclats fugaces. Le silence y jette son manteau pour tout amortir, la musique s'en enveloppe pour ne rien heurter. La musique est l'autre nom du respect de l'Inconnu qu'elle cherche, et qui la traverse, l'informe quand elle sait ne pas trop en faire. Pas question de virtuosité, de brio : le pianiste doit retenir ses doigts, il interroge, caresse, serviteur et desservant du Mystère qui ne cesse de sourdre comme une source inépuisable dans les espaces entre les notes, dans la durée conquise par l'écoute patiente, reposée. Alors survient la Lumière, celle de la troisième partie. Elle peut cingler comme un fouet, trancher dans les harmoniques, illuminer, implacable ; très vite, elle abandonne sa rutilance, elle sait que l'essentiel est dit, que le silence suffit à son épiphanie.

Paru en juin 2022 chez Wandelweiser Records / 8 plages / 1 h et 10 minutes environ

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Publié le 19 Octobre 2022

Nick Storring - Music from Wéi 成为

   Huitième album, et troisième chez Orange Milk Records, Music from Wéi 成为  est le fruit de la collaboration du musicien et compositeur de Toronto Nick Storring avec la chorégraphe Yvonne Ng, qui l'a invité à écrire une pièce pour cinq danseurs en résidence. Habitué à construire des œuvres multicouches recourant à de nombreux instruments, Nick Storring, pour éviter de déplacer en avion tous ces instruments, a choisi d'employer un piano, tout simplement. Mais un piano qui, au cours des quatre années de maturation du disque, peut être à queue, droit, ou préparé, et parfois relayé par un disklavier (piano piloté par ordinateur : voir ici un des pionniers de cet instrument, Kyle Gann). Le canadien utilise des médiators, des maillets, des archets, même électroniques, pour tirer du piano le spectre de sons le plus large possible. Il recourt à des micros variés, y compris à des micros de contact, pour enregistrer au mieux la musique.

   Le piano dans tous ses états. Un piano orchestre à lui tout seul. Frappé, frotté par un archet ou un médiator, il est tour à tour cristallin, métallique,  donne des sons continus ou discontinus, des ondes glissantes. Imprévisible. Une pluie très fine, des arpèges mouillés, au ras du mystère. Je ne peux m'empêcher de penser à l'aventure tentée par Stephen Scott dans Vikings of the sunrise ou The Deep Spaces. Je ne sais pas si Nick Storring connaît cette extraordinaire odyssée musicale parue sur l'incontournable label New Albion Records. Chaque partie du cycle est une série de séquences d'une incroyable fraîcheur. La réussite étonnante du disque tient à l'aération de la musique, jamais pesante. La deuxième partie méditative joue heureusement de trois niveaux : un piano "classique" en boucles majestueuses, un arrière-plan chatoyant et un piano sonnant comme... un clavecin ou un instrument oriental genre santour. L'auditeur est confondu par la splendeur sonore de l'ensemble, la grâce de ses petites mélodies enchâssées dans les glissendis du piano. On respire, on écoute cette musique tutoyant l'indicible sans hâte. Et l'on se trouve transporté dans des courants puissants, eux-mêmes se transformant à vue en friselis délicats.

   Un torrent très Philip Glass : c'est le début de la troisième partie, bel hommage indirect à l'un des maîtres du minimalisme. Très vite, la musique dérape vers d'autres dimensions, parcourue par des courants toujours minimalistes, mais comme retournée par une immense douceur, par des sources jaillissantes. Les drones tournoient lentement, piquetés par un piano qui semble s'évaporer. Les parties IV et V sont réunies sur le titre 4 : flux aquatiques insaisissables, exploration des tréfonds du piano. Puis des notes glissées, le glas d'un piano préparé, comme immergé. C'est une partie fantastique, dans les bas-fonds obscurs de l'instrument. Une partie magique au seuil de l'inconnu qui gronde en sourdine, avant de laisser filtrer des énergies troubles, toujours plus déferlantes. Magnifique crescendo pulsant pour finir.

   La sixième partie est la plus décalée, rythmée par un piano utilisé de manière percussive. Où sommes-nous ? Pas très loin du rock, même du jazz. La musique est puissamment découpée, rutilante de mille sonorités, peu à peu informée par une pulsation que nous retrouverons dans les parties suivantes, la VII et la VIII réunies dans le sixième titre.

Disons-le tout de suite : après l'hommage à Philip Glass, c'est ici une variation à la Steve Reich. Une variation brillante, inspirée, et pas du tout servile. Il y a des moments proliférants qui m'évoquent les meilleurs moments d'un compositeur anglais que j'aime beaucoup, Graham Fitkin. Le piano se diffracte, bondit tel un étalon fougueux, poussé par une impulsion irrésistible. C'est sans doute le moment virtuose du disque, soudain éthérisé dans un infra friselis, prélude extatique à un réveil des puissances enfouies, au retour du piano ordinaire, brillant, suprêmement impérial dans sa coda méditative.

   Un disque vraiment superbe, voyage éblouissant dans les arcanes du piano.

Paru en août 2022 chez Orange Milk Records / 6 plages / 50 minutes environ

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Publié le 15 Octobre 2022

Gammelsæter & Marhaug - Higgs Boson

  Rassurez-vous : je ne vais pas vous entraîner dans un cours de physique des particules, j'en serais d'ailleurs incapable... Voici deux particules humaines, norvégiennes, créateurs d'un univers fascinant. Runnild Gammelsæter surprend par sa voix, dont elle joue en prêtresse, en inspirée. Elle manie aussi la guitare, le piano et l'orgue numériques, les cloches, et s'occupe des traitements. Lasse Marhaug est à l'électronique, au synthétiseur, aux objets et au montage. C'est leur deuxième disque ensemble, le premier, Quantum Entanglement, remontant à 2014. Une rencontre décisive les fit se retrouver à nouveau en 2019, à l'occasion d'un concert spécial dans une église d'Oslo. Depuis, il ont accumulé des matériaux débouchant sur ce disque inspiré aussi bien par des cinéastes japonais du structuralisme expérimental que par les illustrateurs français Philippe Druillet et Jean Moebius Giraud, deux créateurs d'univers de science-fiction décalés, visionnaires, ou encore par des photographes de paysages. Je vous passe d'autres références très pointues, sauf une autre, littéraire, au Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, pour un processus d'association utilisé par les deux artistes.

   Huit titres entre presque trois minutes et presque dix constituent ce "Higgs Boson", d'emblée très étrange. "The Stark Effect" se développe autour de la voix démultipliée de Runnild et d'une autre voix gutturale, spectrale. La partie vocale mêle longues trainées éthérées et cris, éructations quasi animales. Nous voici en communication avec le Mage, "The Magus", qui est plutôt une mage, entre incantations et murmures. Une pulsation électronique sourde rythme cette vaticination dans l'infra-langage. Tout à fait dépaysant et très impressionnant. Une percussion lourde ouvre le mystérieux "Static Case". Des voix déformées incantent l'espace. On est entre messe mystique et sabbat goyesque. Les "Ondes de Fase" nous plongent dans un océan électronique saturé de voix comme de milliers d'esprits errants aux limites de l'aphasie : prodigieux voyage dans un univers halluciné ! Des "Forces" se déchaînent dans le titre cinq, déchiré de l'intérieur, parcouru de déflagrations prolongées. Titre magnifique, qui fournirait une belle bande-son pour les dérives dessinées de Druillet, tant les voix sont de plus en plus fantastiques. On imagine des créatures se déformant à vue, monstrueuses et terriblement là à nous guetter dans le noir, au bord de l"apocalypse.

   "Propeller Arc" est une véritable Babel des langues, un oratorio pour langues étranges, qui donnent une impression de connu (du grec, de l'allemand, etc.) tout en étant d'un ailleurs indéfini. Puis survient une montagne magique, un orgue déferlant accompagné de vents de poussières : les voix sont incorporées, balayées, réduites pour un bref moment au silence divin. Le septième titre renvoie à nouveau à la physique, le "Hadron Collider" étant l'accélérateur ou collisionneur de particules du CERN. L'idée est celle de collisions entre des univers : entre le monde instrumental, électronique et bruitiste d'une part, et celui des voix. Musicalement, l'intérêt réside dans la résistance des voix aux lourdes vagues écrasantes d'une sorte de métal épais. Rien n'arrête les voix ordonnatrices du monde. Alors surgissent "These questions", effrayantes déflagrations  de drones râpeux, comme si la matière respirait dans un mouvement de désintégration / volatilisation. Une voix seule survole ce cauchemar de science-fiction, puis une seconde, d'autres encore, chantantes ou chuchotantes. C'est peut-être la matière qui s'exprime, la Matière des champs gravitationnels qui est Esprit, enfante l'illusion de Vie : il n'y a rien d'autre que ce continuum, toujours susceptible de susciter les Voix primordiales et éternelles. Grandiose !

Un disque magistral d'une beauté noire, envoûtant d'un bout à l'autre !

Paru en août 2022 chez Ideologic Organ (une maison de disque parisienne) / 8 plages / 44 minutes environ

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Publié le 13 Octobre 2022

Darkroom - Fallout 4

   Le duo Darkroom, né à la fin des années quatre-vingt dix pour écrire une musique de film (Daylight, en 1998), a aujourd'hui plus de dix albums à son actif. Michael Bearpark joue de la guitare et des pédales, et Andrew Ostler manie synthétiseur modulaire et ordinateur. Fallout 4 est le quatrième album de la série Fallout (le numéro 1 sorti en 2001).

   Trois titres longs, entre presque quinze minutes et vingt-cinq minutes. Et pas une seconde d'ennui pour cette musique ambiante, atmosphérique, qui utilise intelligemment l'électronique pour nous plonger dans un univers sans cesse changeant, rythmé, chaleureux. Le premier titre, "It's Clear From the Air", commence par une belle introduction en glissendis superposés, doucement pulsés : c'est lumineux, tranquille, et vous voilà emportés dans un voyage coloré zébré de crissements de guitares, ondulé par les vagues de drones, de claviers et de guitare qui ne cessent de surgir. Quinze minutes de plaisir sonore !

 

Darkroom par Rob Blackham

Darkroom par Rob Blackham

   Le second titre, "Quaanaaq (Parts 1 & 2)", le plus long, part sur des phrases de guitare en boucle sur un fond de drones épais. D'une atmosphérique plus noire, il se développe lentement autour de textures plus troubles. Après trois minutes, un double battement percussif, l'un sous forme d'une sorte de jappement, fait décoller le morceau, de fait pas très éloigné d'une techno ambiante bientôt soutenue par une batterie synthétique, ou de la musique d'un groupe comme CAN, dont l'ingénieur du son des Lost tapes du groupe, Jono Podmore, a assuré la mastérisation de l'album. La matière sonore s'enfle, se tord en boucles obsédantes, dans un flux qui ralentit autour de treize à quinze minutes, pour se recharger de lumières cosmiques vacillantes et repartir sur un rythme apaisé en décrivant de grands cercles grondants dans lesquels se lovent les notes de guitare et des éclairs. Toute cette seconde partie est une comète hantée d'une vie minuscule et superbe, la guitare dansant très doucement dans les nuages lourds plombés de brèves zébrures. La grande classe, avec une fin extatique !

  Le dernier titre, "Tuesdays Ghost", est une longue dérive de guitares en virgules lumineuses, sur un fond cyclique de drones, ou inversement, le tout ponctué d'un battement profond plus ou moins espacé. On entend aussi des déformations électroniques de voix. Les sons graves montent, tournoient dans un ciel de plus en plus sombre. On est frappé par l'énergie farouche de ce flux parcouru d'incidents sonores, d'épaississements noirs, au tranchant trouble. C'est une musique exaltante, bouillonnante, au bord de l'explosion, qui pourrait durer toute la nuit. Du post-rock flamboyant, somptueux !

   De quoi ouvrir nos nuits sur l'énergie infinie. Un disque inspiré magnifique.

   

Paru le 25 août 2022 chez Expert Sleepers  /  3 plages / 42 minutes environ

Pour aller plus loin :

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Publié le 8 Octobre 2022

Madeleine Cocolas - Spectral

    Compositrice et productrice australienne, Madeleine Cocolas crée dans le domaine des musiques ambiantes, électroniques. Pour ce disque, elle a utilisé des sons capturés dans son environnement immédiat, constituant ainsi ce qu'elle appelle un journal personnel. Surprise de la beauté de ces sons, elle s'est mise à sentir les liens qui les unissaient, les attiraient les uns vers les autres. Aussi a-t-elle créé des couches par-dessus, pour exprimer certaines émotions déclenchées. "Spectral" est un voyage émotionnel lié à l'immobilité profonde, l'observation et une perception attentive.

   J'étais conquis dès le premier titre , "A memory, Blown Out" (Une mémoire soufflée). Une voix, des voix, s'élèvent très haut sur un fond léger de drones : une beauté envoûtante, comme dentelle diaphane emportée, soufflée. Dès lors, j'étais avec elle, à côté du piano de "Enfold" (Enveloppé(e)), dans un monde calme, intime. Bien, si bien. La musique laisse venir la "Presence" : drones ronflants en sourdine, phrases aquatiques de piano, tout un univers sous-marin, englouti, qui remonte vers la surface dans un flux intense, pour nous recouvrir d'une fine pluie électronique. Au début de "Northern Storm", quelque chose cherche le contact, obstinément, ce sera la marque distinctive de cet orage magnétique aux textures faillées, scintillantes. Dans l'explosion prolongée dansent des mélodies veuves, somptueuses dans leur naufrage ralenti.

   On revient au ras de bruits quotidiens, on entend des enfants, avec "And Then I Watch it Fall Apart" Et puis je le regarde s'effondrer). Un piano se tient en avant, à distance des sons, du chant de lamentation noyé dans le mur. Il assiste impassible au déferlement du monde. Il résiste comme il peut, avalé lui-aussi par la puissance de ce qui ne cesse de surgir et qui va tout recouvrir... "Resonance" donne sa chance à nouveau au piano, témoin privilégié. La voix du premier titre est revenue, elle hante la pièce de son chant éthéré. Encore un titre magnifique, une incantation frémissante soutenue par un très léger battement. "In Waves" prolonge le titre précédent par une promenade mélancolique au pays des sons, avec toujours le piano au premier plan. La guitare de Anthony Cocolas ouvre et scande le dernier morceau, "Rip", avec de brefs accords en boucle, tandis qu'à l'arrière-plan vit l'autre monde, en plein surgissement invasif, au point de menacer la guitare de vaporisation - elle réapparaît brièvement à la fin.

   Un très beau disque d'ambiante sensible.

Meilleurs titres : "A Memory, Blown Out" (1), "Presence" (3), "Northern Star" et "And Then I Watch it Fall Apart" (4 et 5), "Resonance" (6)

Paru en juillet 2022 chez Room40 / 8 plages / 41 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 7 Octobre 2022

Steve Reich - Runner / Music for Ensemble and Orchestra

HyperReich

   Deux premières mondiales pour deux œuvres de même forme, en cinq mouvements fondés sur différentes durées de note. Runner est pour un grand ensemble de vents, percussions, pianos et cordes, tandis que Music for Ensemble and Orchestra est un concerto grosso avec vingt solistes et deux vibraphones et deux pianos. Les deux pièces ont été enregistrées en concert par le Los Angeles Philharmonic sous la direction de Suzanna Mälkki.

Deux pièces en forme d'arc. Tendues vers quelle(s) cible(s) ?

  La splendeur harmonique de Runner (Coureur - ne l'oublions pas...) frappe dès le premier mouvement. Une immense plénitude sonore, une profondeur scandée, mais la pièce change à vue, implacablement rythmée par la pulsation. Comme son titre l'indique trop, elle court, sans jamais s'attarder, passant en revue les paysages sonores reichiens. Suit un deuxième mouvement cristallin, nébuleux, un mouvement lent d'abord guilleret, puis au bref approfondissement élégiaque. Nous voici déjà au quatrième mouvement, presque sur le point de s'envoler, mais toujours la pulsation emporte la pièce. Rien n'a le temps de vraiment s'installer. Cette pièce est symptomatique de notre société occidentale qui court, court ... pour courir. Ce cinquième mouvement, pourtant, que de beautés frémissantes, de beaux gestes orchestraux qui font oublier les frustrations précédentes. On a rarement entendu les cordes aussi vibrantes chez Steve, le temps semble se dilater, enfin, et c'est toute la fin, d'une stupéfiante beauté, comme un immense orgasme distendu. Courir pour en arriver là, oui ! 

   Music for Ensemble and orchestra atteint une densité impressionnante dès son premier mouvement grandiose, assez inédit dans l'œuvre de Steve. Du Steve Reich lyrique, qui se lâche, se laisse aller à la fresque énorme dans le deuxième mouvement, caricaturant certaines déformations sonores d'œuvres antérieures. Du Reich grand spectacle symphonique, qui se replie sur un troisième mouvement plus convenu et s'englue dans un quatrième mouvement assez inégal, trop bruyant dans son enthousiasme rutilant. Enfin, le cinquième mouvement semble se poser, comme s'il vaporisait ses éclats antérieurs pour atteindre autre chose, et là c'est splendide, émouvant, mais la pulsation emporte tout dans une gymnastique aussi intense que vide. Les accalmies laissent espérer un rétablissement, puis on nage dans un concentré reichien...avant une longue coda assez belle en ce qu'elle dissout toute l'emphase précédente. On en arrive au point où l'œuvre... devrait enfin commencer. La flèche une fois décochée, on a comme des gamins suivi sa trajectoire dans les hauteurs grandioses, et puis on l'a perdue, on a entendu qu'elle glissait en s'affaiblissant dans une contrée inconnue.

   Il y a longtemps déjà que Steve Reich construit des pièces courtes, concentrées, parfois éblouissantes, décevantes en raison même du dogme de la pulsation présidant à leur course brève. Aussi les pièces sont-elles des surfaces changeantes comme les images de la télévision, sans point pour s'accrocher. Tout défile dans un cortège animé, chatoyant : on reconnaît tout, étonné lorsque de nouvelles couleurs, de nouveaux gestes, esquissent un autre Steve Reich. On voudrait lui dire de développer, de pousser la porte de l'inconnu, et l'on reste sur sa faim, sauf en de rares moments arrachés au continuum irréversible, comme la fin de Runner, d'une exemplaire réussite.

   Runner est à mon sens bien supérieur à Musique pour Ensemble et Orchestre, véritable catalogue parfois proche de la musique de film (la fin insupportable du premier mouvement, tout le début du second, et la lourdeur de la suite..). Les deux cinquièmes mouvements sont les plus réussis, lorsque l'esthétique du plein à tout prix cède la place au rêve, à la vacuité, à une détente étrangère.

   Bien sûr, tout ceci est écrit par un reichien enthousiaste, immergé dans les œuvres du Maître depuis fort longtemps. Et qui a toujours dans les oreilles ces immenses chefs d'œuvre que sont, dans le désordre, Music for 18 Musicians (1976), The Desert Music (1984), Different trains (1988), Piano Phase (1967), Four Organs (1970), Drumming (1971), Six Pianos (1973), Tehillim (1981), Electric Counterpoint (1987), City Life (1995), Proverb (1995), WTC 9/11 (2011)...

Paru fin septembre 2022 chez Nonesuch, l'éditeur de Reich depuis 1985 / 10 plages / 36 minutes

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Publié le 6 Octobre 2022

Mannheimer Schlagwerk - The Numbers are Dancing

   L'Ensemble de percussion de Mannheim (Mannheimer Schlagwerk) a déjà vingt-sept années d'existence. Ce disque, sorti à la fin de 2021 - j'ai failli passer à côté !, est celui de leur vingt-cinquième anniversaire. Pour l'occasion, le directeur de l'Ensemble, Dennis Kuhn, a réuni quatre compositeurs, dont lui-même, avec l'idée de partir du Mallet Quartet de Steve Reich pour explorer de nouveaux territoires musicaux. D'où le sous-titre, "New Works for Mallet Quartet". Dennis Kuhn signe le premier titre, "Leon's House (Epitaph for a friend)"; le pianiste suisse Nik Bärtsch, bien connu chez ECM, le second, "Seven Eleven". Le guitariste américain Stephan Thelen a écrit les trois et quatre, "Russian Dolls" et "Parallel Motion" : il est également mathématicien, ce qui n'est pas étranger à notre affaire ! Enfin, l'allemand Markus Reuter, qui a touché de très nombreux genres, complète le programme avec une pièce en trois parties intitulée "SexGott".

   J'avais repéré l'album, emporté par le torrent des nouveautés et comme trop souvent vite recouvert : tant des musiques, et on a beau en écouter beaucoup, trop, moi le premier... Je suis heureux de lui donner sa place ici, au moment où le grand Steve sort  "Runner". On n'en finirait pas de mesurer l'impact du renouveau qu'il a impulsé vraiment partout.

   C'est un album généreux, à déguster. L'élégiaque premier titre nous prend presque au dépourvu : un tel moelleux dans les frappes des maillets sur les vibraphones et marimbas ! Et puis la source rythmique, bellement jaillissante, qui n'empêche pas une attention à l'autre monde. Il y a là des moments magiques, troublants, dans ce voyage glissant au pays des Morts... qui se réveillent, je vous le jure ! Magnifique début ! La composition de Nik Bärtsch, au tricotage très serré, paraîtra un peu ennuyeuse si elle ne produit pas une légère hypnose en passant d'un cercle à un autre ; ses couleurs éclatent dans le dernier tiers, elles se méritent, avec des accélérations très reichiennes. Une sacrée course...

    Les deux compositions de Stephan Thelen sont le cœur vibrant de ces danses de nombres. Marimba et vibraphone sont renforcés par l'orgue et la clarinette sur l'euphorisant "Russian Dolls" (titre 3). C'est un enchantement qu'apprécieront tous les Reichiens ! Quant à "Parallel Motion" (titre 4), avec deux percussions en renfort de la base marimba / vibraphone, c'est une pièce frémissante emportée par la cavalcade irrésistible des percussions, avec un très beau moment quasi méditatif lové dans le deuxième quart.

    Les dieux du sexe sont convoqués pour la dernière partie du disque. "Sexgott" se décline en "I. Mars", "II. Venus" et "III. Eros", ce qui me paraît corroborer ma lecture de la musique de Steve Reich dans un article que j'avais titré "Le Triomphe d'Éros". Trois pièces miraculeuses de grâce tintinnabulante : un éros apaisé loin des grandes fugues et des ivresses spectaculaires, à contre-courant, tel un ascète concentré sur ses petits tournoiements.

Mes titres préférés : le 1, "Leon's House" et le 3, "Russian Dolls", puis le 4, "Parallel Motion".

   Un grand disque de percussions précises et bien remontées.

Paru en décembre 2021 chez Solaire Records / 7  plages / 60 minutes environ

Pour aller plus loin :

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