Publié le 25 Novembre 2013

Nurse with Wound (3) / Graham Bowers - Parade

   LA BEAUTÉ SERA CONVULSIVE OU NE SERA PAS

   Moins de deux ans après Rupture, première collaboration entre Nurse With Wound / Steven Stapleton et Graham Bowers, Parade prétend poursuivre l'exploration des multiples formes de la psyché humaine. Il s'agit un long morceau de cinquante-trois minutes découpé pour la commodité des auditeurs en huit pistes.

   Une flûte lointaine, à laquelle répondent d'autres bois, des grincements, frottements, une voix, une interpellation à laquelle il est répondu de façon moqueuse, suivie d'un ricanement, de l'arrivée de percussions, et c'est parti en charrette à bras pour l'enfer, "Off to Hell in Handcart". La procession commence, grotesque, truculente, à coups de grosse caisse, de trombones et autres cuivres, dans un grouillement de sons divers. NWW et Graham Bowers déversent dans nos oreilles une musique rabelaisienne qui n'a peur de rien, une cacophonie ubuesque rutilante d'une vitalité débordante. Depuis longtemps, NWW est passé maître dans l'art du collage sonore - ses pochettes vont dans le même sens - dans la grande tradition surréaliste. "Apes and Peacocks", après quelques roulements de tambour, commence somptueusement dans des coloris sombres et grinçants, des arrière-plans mystérieux. Le titre  se développe avec une amplitude symphonique d'un superbe effet : une lutte discrète se trame, l'atmosphère est survoltée. Quel sens dramatique ! Quelle puissance narrative !! Des forces surgissent, perturbent le bel agencement. Toute l'œuvre se structure autour de cette dialectique ordre / chaos, s'agence autour de l'apparition de souvenirs sonores, avec des moments de grâce étrange, fulgurante, suspendus entre deux cahots du charivari, deux hoquets. "Bells of Hell go Ting A'Ling A'Ling", après une très brève accalmie, sons de cloches et grondements lointains, évolue sur une ligne brisée par les cymbales, syncopes et autres borgborygmes sonores. Du pur théâtre sonore comme le pratique Graham Bowers. Imaginez une moulinette géante couplée à une rythmique implacable, et vous aurez une petite idée de la suite du morceau, industriel et délirant. Le voici en écoute...

   Les machines folles s'emballent, s'arrêtent sans prévenir pour laisser échapper de brèves échappées mélancoliques, des bouffées de musiques foraines concassées et envahies par des coulées de drones noirs. L'imagination, comme depuis si longtemps chez NWW, est au pouvoir, un pouvoir décapant, qui lamine tous les clichés, revitalise tous les matériaux charriés. Écoutons le début de "Ring A Ring O'Roses" : solennel, avec ses cordes fastueuses, mais déjà miné par des glissements, dérapages intempestifs. Cette musique ne connaît pas le respect : elle est animée, au sens le plus fort, plastique et cinétique, si bien qu'elle vire très vite vers la caricature, l'iconoclasme. Tous les échantillons qu'elle brasse sont dépaysés, détournés, avec une jubilation énorme : pas question de s'appesantir ! Pourtant, la symphonique et fastueuse introduction de "A Tissue of Deceit" pourrait nous conduire vers des rivages d'ambiante sombre, que nenni !! Les percussions viennent trouer le tissu, déchiqueté allègrement, pour nous entraîner dans un rythme claudicant hanté par des crooners, saturé par une enflure sonore monstrueuse. Et les divas s'époumonent sur des percussions hachées, des lambeaux symphoniques sont perdus dans une jungle métallique dont sourdent des milliers d'oiseaux d'acier ! C'est extraordinaire.

   D'où mon titre, emprunté à Nadja (1928) d'André Breton. C'est la dernière phrase du récit, reprise et variée dans L'Amour fou ((1937) : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle, ou ne sera pas. » La musique de Nurse With Wound et Graham Bowers me semble suivre ce programme, incarner cette nouvelle définition de la beauté, impertinente et d'une liberté renversante. "érotique-voilée", elle tient du spasme et de de l'éjaculation, déborde de jouissance et dans le même temps se coule dans des voiles sonores, joue avec les interdits. "explosante-fixe", elle aime les formes longues qu'elle subvertit sans cesse par des caprices, irruptions, par son énergie impétueuse. "magique-circonstancielle", elle adore les merveilles, surfe sur l'instant, ne cesse de renaître dans un processus de recomposition-métamorphose vertigineux.

   N'écoutez rien dans la proximité de ce disque fulgurant : toutes les musiques risquent de vous sembler terriblement empruntées, amphigouriques, étriquées...Des électrons libres comme Alvin Curran peuvent seuls survivre...

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Paru chez Red Wharf en 2013 / 8 pistes / 53 minutes

Pour aller plus loin :

- le site de Nurse With Wound

- mon article sur Chance Meeting On A Dissecting Table

- l'illustration intérieure de la pochette, par Graham Bowers :

Nurse with Wound (3) / Graham Bowers - Parade

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 5 Novembre 2013

Minimalist Dream house : à l'auberge Labèque.

   Les fausses jumelles du piano, Katia et Marielle Labèque, ont voulu fêter à leur manière le cinquantenaire du courant minimaliste, si représenté dans ces colonnes. Elles ont repris le titre des concerts donnés par LaMonte Young dans le loft de Yoko Ono en 1951. Sans aucunement prétendre à l'exhaustivité, elles ont rassemblé en trois cds œuvres connues et moins connues de ce mouvement capital, surtout anglo-saxon - elles se cantonnent d'ailleurs pour l'essentiel à ce seul domaine -  qui a aussi essaimé en Europe, notamment aux Pays-Bas (voir par exemple Simeon ten Holt, Douwe Eisenga  ou Peter Adriaanz), en Belgique (avec l'incontournable Wim Mertens), mais aussi en France (retour aux sources si l'on accepte l'idée qu'Erik Satie, dans ses "Vexations", en serait le lointain fondateur), avec l'injustement méconnu Frédéric Lagnau ou encore Éliane Radigue (article à venir, à écrire !!!), et j'en oublie comme me le feront remarquer certains lecteurs, auxquels je répondrai que ça viendra sans doute, ce blog étant en expansion...comme l'univers !

   Difficile de rendre compte point par  point. Disons que je ne partage pas une partie des choix : ne comptez pas sur cette anthologie pour découvrir le meilleur de cette constellation, c'est d'abord un choix très personnel, et donc discutable, sans doute guidé en partie par la volonté de montrer comment le minimalisme transpire un peu partout aujourd'hui encore. Bien sûr le minimalisme est influencé par le jazz, le rag-time, mais préférer la complexité rythmique ou la virtuosité comme les sœurs l'affichent dès les peu enthousiasmants "Four movements for two pianos" de Philip Glass, c'est à mon sens passer à côté de l'essentiel. Car le minimalisme, par sa tendance à l'abstraction, ses préférences pour les lignes, boucles, est bien meilleur lorsque tourné vers l'intériorité, la lente et obstinée recherche d'une extase. À tout prendre, les choix effectués par le pianiste néerlandais Jeroen Van Veen dans ses deux coffrets consacrés au minimalisme sont plus pertinents, parce qu'ils cernent bien une radicalité occultée ici au profit de la dimension démonstrative. Qu'on écoute du même Philip Glass le superbe "In again, Out again"...la vidéo n'offre que la première moitié...

Philip Glass, au meilleur de son inspiration...

   Le choix des "Water dances" de Michael Nyman pour terminer le cd 3 n'est guère plus probant : musique creuse, à la limite du grotesque, comme il arrive trop souvent à ce compositeur heureusement plus convaincant lorsqu'il écrit d'intrigantes musiques de films pour Peter Greenaway. Autre moment assez faible, "Hymn to a great city" d'Arvo Pärt, une pièce que je préfère oublier, insignifiante pour un admirateur du grand Arvo comme moi..."Experiences I" de John Cage n'est pas non plus de la meilleure veine, même si sa ligne capricieuse, sinueuse comme une mélodie chinoise, n'est pas sans charme.

    Alors, allez-vous me dire, après un tel éreintement  ?? Partiel, notez-le bien...  

En effet, le choix de petites pièces d'Howard Skempton, compositeur britannique et accordéoniste né en 1947, est déjà beaucoup plus stimulant. Son écriture, sobre et dense, nous vaut des joyaux intimistes parfois non dénués d'humour. Les "Nocturnes" et les "Images" sont souvent magnifiques, là je tire mon chapeau pour ces belles découvertes. Je salue également la présence de William Duckworth (1943 - 2012), compositeur américain présent à travers une sélection de son chef d'œuvre, The Time Curve Preludes : sélection, hélas, qui ne permet pas de suivre la rigueur du développement des vingt-quatre pièces du cycle, magistralement interprété ailleurs par Bruce Brubaker

   J'écoute le prélude 5 des "Images" (1989) de Skempton, et c'est à tomber.

   Ce n'est pas tout. Les deux sœurs, sur les cds deux et trois, s'entourent de trois musiciens. Le chanteur, guitariste, bassiste David Chalmin, le pianiste et claviériste Nicola Tescari, le percussionniste Raphaël Séguinier, qui manient tous les trois les sons électroniques, viennent renforcer les deux pianistes pour d'une part une interprétation de pièces de pop-électro de Brian Eno, Radio Head ou Suicide : j'aime bien la version très jungle de "In Dark Trees" de Brian, la délicate et émouvante "Pyramid Song" par Katia au piano et David au chant, la folie opaque de "Ghost Rider" de Suicide. On trouve aussi sur le cd 2 deux compositions de Nicola Tescari : "Suonar Rimembrando", d'après une chaconne de Tarquinio Merula, élégiaque et vibrante, vraiment superbe ; "En 4 Parenthèses", étonnant collage de climats sonores travaillés.

   "Gameland" de David Chalmin allie passages intimistes et envolées orchestrales évocatrices des orchestres gamelans indonésiens, le tout transcendé par une frénésie réjouissante. "Free to X" de Raphaël Séguinier est une étude pour percussions assez impressionnante, très tenue, tendue, sur un environnement sonore dense et saturé. Bref, que du bon de ce côté !

   J'ai gardé pour la fin le morceau des connaisseurs, la cerise sur l'anthologie. Une nouvelle version de "In C", la mythique composition de Terry Riley, l'un des papes du minimalisme. Cette pièce pour ensemble libre de 1964 ne cesse d'être reprise. L'une des dernières fois, c'était par le Salt Lake Electric Ensemble en 2010. Si l'on considère les soixante-seize minutes et vingt secondes de la version du vingt-cinquième anniversaire parue chez New Albion Records en 1995 (le concert enregistré date, lui, du 14 janvier 1990), il s'agit d'une version courte de seulement un peu plus de vingt-huit minutes, mais cette durée n'est pas exceptionnelle non plus. En tout cas, c'est une interprétation à la fois puissante, colorée, subtile même avec des percussions variées, de la grosse caisse à des sons métalliques d'une grande finesse, des sortes de glockenspiel qui donnent à certains passages le parfum oriental indispensable à toute bonne version. Les sœurs et leur groupe réussissent à la fois à rendre la complexité des textures, une densité foisonnante, et une profondeur étonnante : voilà une version qui ne manque pas d'air, parcourue par des vents pulsants et des effets de transparence rafraîchissants.

   En somme, trois cds inégaux, mais suffisamment riches en belles surprises pour valoir le détour...même si l'auberge des sœurs n'est pas espagnole !!

...un dernier mot : je sais bien que le minimalisme vient d'Outre-Atlantique, mais je ne vois là aucune raison valable pour nous assener encore une pochette et un livret monolingue en anglais. Les livrets bilingues, trilingues, ça existe, non ??? Pas d'économie pour occulter une langue, la nôtre !

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Paru chez KML en 2013 / 3 cds / 19, 12 et 6 pistes / 56', 48' et 57'

Pour aller plus loin

- Katia, Marielle à la Cité de la Musique, en février 2013, présentent le projet.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 juillet 2021)

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