musiques improvisees

Publié le 24 Février 2025

Charlemagne Palestine & Seppe Gebruers - Beyondddddd The Notessssss

[À propos du disque et des musiciens]

   Des deux musiciens, je connais bien le premier, Charlemagne Palestine (né en 1947), dont vous trouverez une biographie assez développée dans mon article du 29 juin 2007. L'ancien carillonneur aime bien depuis longtemps jouer simultanément sur deux pianos. Lorsqu'il a rencontré le pianiste, improvisateur et compositeur belge Seppe Gebruers (né en 1990), beaucoup plus jeune que lui, des étincelles ont dû jaillir : ce sont deux pianistes hors-norme, aventureux, qui s'intéressent tous les deux à la micro-tonalité. De surcroît, Seppe Gebruers a déjà, lui aussi, joué simultanément sur deux pianos, accordés à un quart de ton d'intervalle : « En accordant les pianos à un quart de ton d'intervalle, je joue avec notre habitude artificielle collective : le tempérament égal. Depuis le Das wohltemporierte Klavier de J.S. Bach, la coutume en Europe est d'avoir douze demi-tons égaux dans une octave ; un système d'accord uniforme qui domine encore la musique occidentale. En ajoutant des quarts de ton, une octave est divisée en vingt-quatre intervalles égaux, multipliant les possibilités harmoniques. Ainsi, notre compagnon de jeu – la tonalité – qui était devenu un outil évident, est mis au premier plan. Je le fais à la fois pour remettre en question la tradition et par amour pour elle. » écrit-il dans Playing with the standards (Jouer avec les standards). Le musicien Koen van Meel éclaire d'un jour intéressant la pratique de Seppe Gebruers : « Dans le choix de jouer chaque clavier avec une seule main… les possibilités de microtonalité atteignent leur plein potentiel désorientant. Placer deux pianos différemment accordés l'un à côté de l'autre ou l'un en face de l'autre fait perdre toute signification au jeu « juste » et « faux » et permet à la musique de se déployer dans toute sa gloire kaléidoscopique. » Imaginez ce que cela peut donner avec quatre pianos, deux Érard accordés un quart de ton plus bas que deux Yamaha ! Le disque a été enregistré en direct au fond de la Fonderie Kugler. Les deux musiciens sont face à face, échangent leur place à un moment, et sont surveillés par des "divinités", notamment les ours en peluche dont aime à s'entourer Charlemagne Palestine.

Seppe Gebruers et Charlemagne Palestine (de dos)

Seppe Gebruers et Charlemagne Palestine (de dos)

[L'impression des oreilles]

[Le disque est découpé entre trois moments de durée décroissante, plus de vingt minutes pour le premier, un peu moins de six pour le dernier.]

L'innocence pianistique...

  Un petit carillonnement pour commencer, et tant de douceur, étonneront les admirateurs de Charlemagne Palestine, habitués à son strumming torrentiel. Les notes résonnent longuement, comme nous a prévenu le titre avec la répétition six fois de la consonne finale des deux mots clés. Intrigué par le titre, "Gotcha", qui signifie Je t'ai eu, je me suis demandé qui se faisait avoir dans cette interprétation. Plus qu'une allusion à une éventuelle rivalité ou surenchère entre les deux pianistes, il m'a semblé y comprendre soit une allusion malicieuse à notre surprise d'auditeur, soit l'expression de la satisfaction des interprètes, parvenus à leurs fins artistiques, les deux ne sont d'ailleurs pas antinomiques. Tous nos repères auditifs étant brouillés, nous sommes livrés à la musique, à son étrangeté radicale  - qui étonnera un peu moins ceux qui sont familiers avec l'intonation juste, mais ici cela va au-delà, ou les inconditionnels de John Cage et de son piano préparé... Peu à peu, des gerbes de notes jaillissent, se croisent, se répondent, créant des bouquets sonores denses, colorés, sertis d'harmoniques bourdonnantes. De très brèves séquences semblent retomber dans une musique impressionniste, néo-classique, comme une remontée de souvenirs anciens, mais la musique s'en va ailleurs, elle explore l'inconnu, patiemment, d'où des silences qui ne sont pas ceux d'une méditation à proprement parler, encore que, mais d'une écoute de ce qui pourrait venir. La musique va de pétillements artificiers à des gravités ensauvagées, retrouvant brièvement en fin de "Gotcha 1" la balancement fatidique d'une horloge, intercalé avec de nouvelles en-allées lumineuses.

   "Gotcha II" commence plus sévèrement par des notes graves répétées. Proximité de ténèbres, montée d'une sombre frénésie : retour d'un strumming puissance quatre, dans un cliquetis et un martèlement des cordes frappées. Pourtant, la pièce se déplace vers un kaléidoscope chatoyant façon gamelan, myriade de notes sonnantes et résonnantes. La musique bouillonne, s'évapore dans des échappées, puis se tait, reprend dans une répétition forcenée de notes aiguës. À chaque nouveau silence, elle se reprend, se concentre, cherche, appelle, et trouve un chemin vers une rivière limpide, elle roule sur des galets, étincelle, monte comme aspirée, barattée par un tourbillon fantastique.

   Le titre éponyme porte à son plus haut point la distorsion généralisée de nos repères : tout est faux, et tout est étonnant de fraîcheur, ruisselle. L'irruption soudaine de graves profonds interroge le Mystère avec aplomb, soutenue par de grands à-plats bourdonnants, des répétitions extatiques, pour nous entraîner...au-delà des notes !

P.S. Pas d'extraits de cette rencontre, mais vous trouverez bien des concerts des deux musiciens pour vous faire une idée !

 

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Deux pianistes prodigieux pour une fête sonore vivifiante !

Paru en février 2025 chez Konnekt (Genève, Suisse) / 3 plages / 40 minutes environ

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Publié le 30 Novembre 2024

Elio Martusciello - AKOUSMA-MOTHER

[À propos du disque et du compositeur]

   Investi dans le domaine des musiques expérimentales et électroacoustiques, le compositeur napolitain Elio Martusciello sort avec AKOUSMA-MOTHER un disque personnel tiré de sessions d'improvisation du trio OSSATURA, fondé à Rome en 1995. Le trio comprend  Luca Venitucci au piano, au piano électrique et à l'électronique, Fabrizion Spera à la batterie et aux percussions, et lui-même à la guitare électrique, à l'ordinateur et à la voix. Le disque, hommage à sa mère décédée récemment,  se fonderait sur l'expérience acousmatique de l'être humain avant sa naissance.

[L'impression des oreilles]

Beaux vestiges parmi les décombres...

   Le collage d'Elio Martusciello en couverture (il signe aussi les autres collages)  est à l'image de cet opus improbable, véritable kaléidoscope qui traverse de nombreux genres musicaux. Ce disque revient de loin. Je n'ai toujours pas accroché au premier titre, "luminescenza", troué d'enregistrements de terrain, décidément à mon sens informe. Le piano au début de "un globo impercettibile" annonce tout à fait autre chose : une matière impondérable, délicate, celle d'une rêverie. Ce n'est pas tout à fait du jazz, quoique, la percussion anime cette trame qui prend, se met à chanter. À partir de là, le disque impose son charme certain, avec une coda quasi sublime, brève. massacrée par la batterie et des bruits de scène. Je me suis dit que ces musiciens-là n'étaient pas à l'aise avec la beauté, comme une sorte de pudeur, d'où le troisième titre un peu rock, du gros son, un fouillis sonore sur lequel se découpent de belles idées folles, une montée façon métal, et le calme de la fin.

Il faut s'habituer à ce style à l'arrache, leur passer cet interlude, le titre 4, "dissomigliando" (différent), peut-être parodie de musique industrielle, musique concrète peu exaltante...Heureusement, "sottrazione immateriale" (soustraction immatérielle - les titres sont parfois très beaux !) est un bijou miraculeux, alors on pardonne tout. C'est de l'ambiante aux fines textures voilées, piano sur les pointes et traîne micro percussive, crachotements.

Ce que j'aime dans ce disque, c'est la surprise permanente : soudain, une chanson, "etèrico", un texte et des voix, sur un accompagnement jazzy très léger, et c'est la grâce, la guitare électrique diaphane avant une coda percussive aérée. Le titre sept, "disfa le forme" (défais les formes) nous donne sans doute la clé de leur art poétique : défaire les formes, en leur injectant des matériaux hétérogènes et en jouant entre. D'où une musique de lutins espiègles, une musique qui ne veut pas se prendre au sérieux en prenant forme, en se figeant. Une musique de contorsionnistes qui s'envolent sans s'en rendre compte, car c'est un beau morceau au bord de la dislocation, puis de l'explosion sur la fin. Bien sûr, l'intermède suivant s'acharne dans une vulcanologie douteuse, dans l'attente de "priva di impronte laterali"(titre 9, sans empreintes latérales), frémissant et doucement enflammé, structuré autour de quelques courtes boucles de piano électrique : du très beau travail ! Je passe sur l'intermezzo critique, où un musicien interpelle Elio pour lui dire que c'est beau, mais un peu trop raffiné, ce qui rejoint ce que j'écrivais plus haut et dit quelque chose sur notre monde apeuré par la beauté...Ne lui préfère-t-il pas, ce monde, les rumeurs ou bruits de catastrophes ("rumori di catastrofi", titre 11) ? C'est une machine grondante, bien huilée, charpentée, qui fonce...vers le désastre ? Le dernier titre, "dileguando" (disparaître) est à ciel ouvert, déchiré de stries, de frottements, glissements métalliques, dont surgit le piano embrumé, et c'est si beau, à nouveau, d'une élégance élégiaque, d'une fragilité bouleversante...

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Un disque déroutant, inégal, mais vivant, avec de très beaux moments.

 

Paru en septembre 2024 chez em-music (Naples, Italie) / 12 plages / 53 minutes environ

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Publié le 4 Octobre 2024

Loren Connors & David Grubbs - Evening Air

[À propos du disque et des musiciens]

   Plus de vingt ans après Arborvitae, paru chez Häpna en octobre 2003, Loren Connors, compositeur et expérimentateur américain prolifique à la guitare classique ou électrique, et David Grubbs, guitariste et pianiste américain, ont repris le chemin du studio. Sur Evening Air, ils jouent tour à tour piano et guitare électrique, sauf sur le titre 5 où ils sont tous les deux à la guitare électrique et Loren Connors à la batterie. Le disque a été enregistré et mixé à Brooklyn, et finalisé par Taylor Dupree (dont je parlerai bientôt, enfin...). Peinture de couverture de Loren Connors. Trois titres autour de deux minutes (3-4-6) et trois autour de huit ou neuf minutes (1-2-5).

   [L'impression des oreilles]

   Guitare aérienne, lointaine, piano au premier plan : c'est "Evening Air", brumeux et mystérieux, le calme du soir, et la nuit qui vient, la guitare qui s'affole et se faufile dans les nuages, des moments hors du temps, à la limite de l'audible pendant de brefs moments. Loren Connors et David Grubbs tissent une musique libre, légère et intense à la fois, qui laisse résonner les instruments. Comme c'est bon, ce bonheur évident ! "Choir Waits in the Wings" continue sur la même lancée, le piano dans un hiératisme tranquille, répétant un même motif énigmatique tandis que la guitare griffonne l'arrière-plan de grands gestes brouillés. La pièce prend après cinq minutes à aquareller le silence, esquissant une mélodie, mais toujours d'une délicatesse admirable, patiente : oui, rien ne presse, il s'agit de cerner l'essence de ce qui est là. On pourrait parler de jazz, surtout pour le piano, d'un jazz décanté, laconique, mais la guitare électrique brosse une musique ambiante parfois un peu sauvage en contrepoint. 

  En 3, "The Pacific School", Loren est passé au piano, David à la guitare, les deux instruments sont plus proches. Et c'est une miraculeuse miniature, limpide, presque comme un choral de  Bach au ralenti ! Suit le magnifique "Enjoyment of Ruins", piano parcimonieux et solennel contrastant  avec la guitare en trilles vives et douces. "It's Snowing Onstage" est la pièce la plus atmosphérique, les deux musiciens à la guitare électrique pour un contrepoint délicat, celle du fond en traînées fumeuses puis en explosions grondantes, celle du premier plan à la découpe lumineuse. Le dernier tiers est marqué par l'irruption de Loren Connors à la batterie, une batterie affolée, perdue, qui n'entame pas la méditation obstinée de la guitare.

Le disque se termine sur "Child", duo ciselé, lumineux. Les deux instruments s'entrelacent au point que guitare et piano en viennent presque à se confondre. Une merveille !

 

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Un disque d'une beauté simple et dépouillée où piano et guitare électrique écoutent les charmes indéfinissables de l'air du soir.

Paru fin août chez Room40 (Brisbane, Australie) / 6 plages / 33 minutes environ

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Publié le 26 Août 2024

Giraffe - ATOMS

[À propos du disque et des compositeurs]

Le trio GIRAFFE, de Hambourg, est composé de Sasha Demand à la guitare, de Jürgen Hall aux claviers et à l'électronique, et de Charly Schöppner aux percussions, ce dernier décédé avant la fin de l'enregistrement. Ce disque a été réalisé dans le garage de Schöppner, puis, posthume, terminé par les deux autres membres. Il comprend neuf compositions improvisées d'une durée de six à plus de neuf minutes chacune.

[L'impression des oreilles]

   On ne balance pas longtemps avec un tel disque. L'album forme manifestement un tout, d'où la numérotation de 1 à 9 (dans le désordre). Ces trois-là entraînent l'auditeur dans le creuset magnétique d'une électro-pop expérimentale hantée, celle de la giration des atomes, chargée de luminescences. C'est une musique intense, dense, solidement structurée par les percussions. On passe d'un post-rock sombre, incandescent, traversé de sirènes et de larges ondulations synthétiques striées de guitare ("ATOM IX"; titre 3), à une musique minimale déchirée, lancinante comme l'extraordinaire "ATOM VIII" (titre 4).

"ATOM VII" (titre 5) allie magistralement percussions variées, claquantes, modulations synthétiques, guitare préparée dans une pièce post-industrielle en fusion, lacérée. "ATOM VI" (titre 6) gronde et chuinte entre des frappes lourdes : musique noire, d'une énergie condensée, musique hallucinée d'un monde pilonné chantant sous les bombes !

Les trois bonus numériques (ATOM II, III, et IV) sont tout aussi impressionnants, plus hiératiques, arides. Le II et le III semblent l'émanation d'une créature fantomatique, enchaînée dans un monde glacial. Une musique idéale pour L'Enfer de Dante ! Au contraire, le IV s'envole, orgue grandiose et ténébreux charriant dans ses plis un capharnaüm percussif, comme une révolte de la matière rebelle à la transcendance. Quelle apothéose...pandémoniaque !

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Un des grands disques de cette année. Une écriture d'une puissante fermeté, à tel point qu'on en oublie la dimension improvisée, trop souvent synonyme de relâchement et de complaisance. Magnifique !

Paru en juin 2024 chez Stoffe (Hambourg, Allemagne) / 9 plages / 1 heure et 3 minutes environ

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Publié le 12 Août 2024

Delphine Dora - Le Grand Passage

Brève estivale 6... pour une musique d'une liberté folle, d'une innocence rafraîchissante !

   Delphine Dora est une compositrice, interprète, improvisatrice, productrice que je suis (irrégulièrement, hélas) depuis au moins 2012, lorsque sortit son album de piano solo A Stream of Consciousness. Un flux de conscience, plus qu'un titre, c'est un programme, une esthétique. Pour ce disque, elle a cédé à un tourbillon d'inspiration. Alors qu'elle terminait une résidence de piano préparé de trois jours, elle a succombé au charme de son piano débarrassé des objets nécessaires à sa « préparation ». En une seule prise, elle a enregistré les huit titres, pour piano et voix. S'abandonnant à la magie de son instrument, elle s'est livrée à lui. Quelques notes seulement rappellent le piano préparé, faisant penser parfois à un portique de cloches.

« La joie est la plénitude du sentiment du réel. »

Fidèle à une ligne ancienne, elle joue de manière intuitive. Piano romantique, si l'on veut, loin de tout propos savant. Du piano qui coule, qui chante, ce qui entraîne par contrecoup sa voix. Elle vocalise à gorge déployée, sans paroles. Elle retrouve naturellement le chemin sublime d'un chant mystique. Il n'est donc pas surprenant qu'elle ait choisi pour titre Le Grand Passage, référence à un livre d'analyses consacré à la philosophe Simone Weil (1909 - 1943). Il y a dans ces huit chants une jubilation communicative, une simplicité désarmante. C'est un disque de célébration, rayonnant, le disque d'une musicienne nostalgique d'une fusion absolue avec l'essence du monde. À l'écouter, on pensera aussi bien à Wim Mertens qu'à Erik Satie ou Dominique Lawalrée : à des musiciens farouchement indépendants, soucieux de ne pas trahir la source vive d'une inspiration qui ne se laisse enfermer dans aucun dogme, aucun discours.

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   Musique à corps perdu dans l'illumination du moment, Le Grand Passage est une suite magnifique d'envolées mélodiques, d'élan vers l'Harmonie Universelle. Baignez-vous dans la Musique de l'Évidence !

Titre en rouge extrait des Œuvres  de Simone Weil (Quarto / Gallimard, p.841)

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Paru en mars 2024 chez Modern Love (Manchester, Royaume-Uni) / 8 plages / 27 minutes

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Titre en rouge extrait des Œuvres  de Simone Weill (Quarto / Gallimard, p.841)

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Publié le 25 Juillet 2024

 Giovanni Di Domenico /  Pak Yan Lau / John Also Bennett - Tidal perspectives

[À propos du disque et des compositeurs-interprètes]

Giovanni Di Domenico : Piano Fender Rhodes, Électronique
Pak Yan Lau : Piano préparé, Céramiques Wokalimba, Électronique, Hydrophone et Orgue
John Also Bennett : Flûte basse, Oscillateurs

Giovanni Di Domenico est un prolifique compositeur italien dont j'avais célébré L'Occhio Del Vedere (elsewhere lmusic, 2023) et Succo di Formiche (Unseen Worlds, 2023). À côté de son œuvre solo (cf. Out in the Middle of Nowhere chez Poole Music en 2022), John Also Bennett collabore notamment avec Christina Vantzou (voir le disque également avec Michael Harrison). Je découvre l'artiste sonore et improvisatrice Pak Yan Lau, originaire de Hong-Kong, à l'occasion de cette rencontre impromptue voulue par Giovanni Di Domenico. Le disque a été enregistré en un après-midi dans un studio bruxellois.

[L'impression des oreilles]

    Le premier titre, "Vernal", pose un univers chaud et coloré où orgue, flûte et Fender tissent des méandres harmoniques d'une grande douceur. "Melt" (titre 2) est à la fois plus minimaliste avec ses boucles et plus mystérieux avec ses appels brumeux, son électronique de percussions tropicales comme des criquets et autres insectes. Tout est fondu dans des enroulements aux profondes résonances et donne l'impression d'un palais des merveilles, exotique et extravagant. C'est aussi à certains moments un mur rayonnant de sonorités tenues, de percussions étranges, dont s'échappent des filoches amplifiées. Comment rester insensible à une musique aussi charmante (au sens premier) !

   "Generational" (titre 3) semblera plus expérimental au début, glauque à souhait, inquiétant. D'ailleurs, intensément, très vite. La musique ruisselle de lumières gazeuses, de gouttes scintillantes de piano. Tout baigne dans un climat magique, irréel, la flûte évoluant en longues traînées, incrustée dans un fond de drones.

   Le titre éponyme (dont la traduction pourrait être Perspectives de marée), le plus long avec un peu plus de dix-huit minutes, développe les caractéristiques de cette musique dans la durée. L'hydrophone, le piano Rhodes, la flûte basse et les oscillateurs créent un monde subaquatique traversé de failles, peuplé d'objets sonores insolites liés aux céramiques maniées par Pak Yan Lau. Un lent bercement anime cette pièce hypnotique, feuilletée de paillettes, saturée de résonances, qui nous entraîne insidieusement au ras de bas-fonds troubles, dans des poudroiements et des geysers encore informés de lumière...

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   Un beau voyage dans des abysses étranges et séduisants !

  

Publié en juin 2024 chez Editions Basilic (Athènes, Grèce) / 4 plages / 38 minutes environ

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Publié le 28 Mai 2024

Yannis Kyriakides (7) - Hypnokaséta
La musique est tissure de rêves...  

    Mon compagnonnage avec Yannis Kyriakides se poursuit disque après disque. Septième article consacré aux disques qu'il signe seul, ou cosignés avec Andy Moor. Je renvoie à l'article Amiandos pour quelques éléments biographiques sur Yannis, à l'article Rebetika pour Andy. Les renseignements fournis par le compositeur lui-même sont précieux pour comprendre la genèse de ce nouvel album : « Hypnokaséta (2020-2021) est un ensemble continu de 16 pièces pour quatuor à cordes, improvisateur (jeu de cassettes et de n'importe quel instrument) et électronique en direct. Le matériel source est basé sur les rêves que j’ai faits au cours des premiers mois de confinement, entre avril et juin 2020. Les récits de ces rêves sont encodés dans la musique jouée par le quatuor et également cryptés dans les textures sonores qui l’entourent. Les morceaux alternent entre quatuor en premier plan et intermèdes électroniques, où solos ou duos soutiennent le paysage sonore. Le titre de la pièce (en grec pour « cassette de sommeil ») fait référence à une théorie des rêves proposée par Daniel Dennett, selon laquelle les rêves sont chargés dans la conscience comme une cassette pendant la nuit et joués juste avant le réveil. »  Ce n'est pas la première fois que les rêves sont au centre de la musique du compositeur. Il y eut évidemment Dreams, en 2012, mais la plupart des œuvres de Yannis sont directement ou indirectement liés aux rêves. Les souvenirs aussi deviennent comme des rêves, surtout ceux d'un passé dont nous sommes coupés, exclus, passé de la partie grecque de Chypre dont il est originaire, évoqué dans Resorts & Ruins, en 2015, passé collectif d'avant la Grande Catastrophe (perte de l'Asie mineure) dans Rebetika. Face, en 2021, interroge le visage lui-même en tant que matière du rêve par sa capacité à nourrir fantasmes et craintes. Hypnokaséta poursuit l'exploration des territoires oniriques  en revenant à leur veine intime...

   L'interprétation réunit le Quatuor Bozzini (interprète notamment d'Éliane Radigue), Andy Moor à la guitare et aux bandes magnétiques, Yannis Kyriakides à l'électronique.

Le compositeur Yannis Kyriakides

Le compositeur Yannis Kyriakides

   Vous trouverez sur la page Bandcamp du disque le synopsis des rêves encodés dans la musique. Il est fourni à titre indicatif. On peut tout à fait l'ignorer, ce que j'ai fait. Je viens seulement de le découvrir en préparant ces lignes, et je l'oublie pour mieux écouter...

   Le disque est découpé en six plages, dont la durée varie entre un plus de cinq minutes et presque neuf. Ce qui me bouleverse dans la musique de Yannis Kyriakides, c'est sa manière d'arriver au cœur de l'émotion. On commence au ras de quelques sons, un bruissement, un battement, puis le violon dessine de courtes arabesques, l'arrière-plan se peuple de micro surgissements, et un peu après deux minutes, le quatuor vient nous prendre le cœur, nous plonger dans l'élégie, le mystère, la grande respiration d'un sommeil irréel. Avec une économie, une sobriété, sculpturales. "Hypnokaséta II" est tout en courbes, en glissendos moelleux, zébrés par les interventions d'Andy, tapissés par la matière électronique du rêve. C'est une caverne sonore tout au fond de nous, dans laquelle gisent des chuchotements déformés, des soubresauts  et des fractures. Comme d'habitude, la guitare d'Andy fait merveille par sa capacité d'illumination, et l'on retient son souffle pendant la coda magique, réduite à quelques griffures sonores.

Fastes oniriques

   "Hypnokaséta III" semble surgir de la Renaissance par ses coloris fastueux, sa nonchalance aristocratique, contrastant avec les grimacements des bandes magnétiques et de l'électronique. Un bourdon continu soulève le quatuor, la musique se fait tranquillement énorme, magnifique et lent courant dans lequel s'inscrivent les écritures graves du violoncelle et de sons percussifs, puis les graffitis tourmentés de la guitare. C'est cela, la splendeur, la beauté extatique d'une musique composée avec une rigueur admirable. Le quatuor étincelle dans la partie suivante, "Hypnokaséta IV", en apesanteur onirique, environné de quelques bruits et égratignures faisant mieux ressortir sa majesté. La coda est un condensé d'inquiétante étrangeté, avec grenouilles synthétiques et fantômes...

    On ne quitte pas les sommets en "Hypnokaséta V", sorte de thrène d'une noire beauté. Le quatuor à cordes est d'une lenteur somptueuse, juste relevé par des échos et des bourdons, un orgue lointain, un enroulement velouté de textures frottées. Une musique à frémir, venue d'un autre monde...
  

Et "Hypnokaséta VI" déroule une dernière merveille étrange, cordes effarantes et glissantes à la manière des sirènes, sur un lit de hoquets, de bruits presque malicieux. La pièce semble se creuser de l'intérieur, happée par le vide, devenue poème électroacoustique au phrasé troué de silences et de curiosités. Tout un zoo improbable se love dans les plis de ce rêve délicieusement halluciné.

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    Le disque sublime d'un des plus grands compositeurs de notre temps, magistralement interprété. Un chef d'œuvre éblouissant.

Paru le 24 mai 2024 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 6 plages / 42 minutes environ

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Publié le 25 Avril 2024

David Grubbs & Liam Keenan - Your music Encountered in a Dream

   Une rencontre entre un guitariste, chanteur, pianiste et compositeur américain, David Grubbs, alors en tournée en Australie, et un autre guitariste et compositeur, Liam Keenan, installé lui à Sidney (Australie), qui vient de sortir de son côté, sous le nom de Meteor Infant un album titré Desert Vernacular. Trois improvisations pour deux guitares électriques enregistrées en avril 2023, justement à Sidney. C'est tout. De la musique ramenée des pays du rêve, nous dit le titre.

   Deux guitares électriques. Elles explorent les différentes manières de jouer de la guitare, depuis le simple égrenage de notes isolées jusqu'aux longues traînées, jusqu'aux résonances amplifiées, prolongées. Elles chantent, s'écoutent, se répondent, nous entraînent dans des contrées immenses, des jachères comme celles du premier titre, "Fallowfield". Chacune des improvisations est comme une rêverie méditative. La trame du temps se desserre. La musique vient parfois comme à travers une buée. Des sources chaudes entre les rochers. Des volutes électrisées qui montent, s'enroulent, se changent en écharpes troubles, lourdes, saturées de drones. Des orages fracturés, zébrés de plaintes déchirées. Une musique suspendue dans une forêt de geysers, de nuages épais, comme la quintessence même de l'incandescence dans l'extraordinaire deuxième improvisation, "Gemini Cluster".

   Plus apaisée, la troisième improvisation, "Miracle Bowling Club", n'est pas la moins belle. On rentre à l'intérieur de l'aura des guitares, pour ainsi dire, dans la germination du son, sa décantation extrême aussi, d'où une musique qui se raréfie en route, aux arêtes à vif, aux bords d'une ébullition se résorbant en mini-escalades étouffées de résonances.

En somme, trois splendides études improvisées pour deux guitares électriques ! 

Paru fin février chez Room40 (Brisbane, Australie) / 3 plages / 40 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques improvisées, #Drones & Expérimentales