musiques improvisees

Publié le 26 Septembre 2023

Eve Egoyan + Mauricio Pauly - Hopeful Monster

  Je connais la pianiste canadienne Eve Egoyan depuis ses interprétations du cycle Inner Cities d'Alvin Curran et de la musique de sa compatriote Ann Southam. Je sais qu'elle n'a peur d'aucune audace, d'aucune aventure. Et en voici une belle, risquée, avec Mauricio Pauly, compositeur et musicien anglais, né au Costa Rica, désormais installé à Vancouver. La simple revue des instruments utilisés par le duo donnera déjà la mesure du dépaysement probable. La pianiste joue certes d'un simple piano acoustique, mais augmenté par la manipulation d'un piano modélisé et par des échantillons acoustiques ; elle utilise aussi sa voix, pas seulement pour chanter ! Mauricio Pauly manipule des échantillons et des traitements électroniques en direct, joue de la chromaharpe (une sorte de cithare) désaccordée et d'un ensemble de percussions (sous réserve, traduction de "drum bundle").

   Le disque comporte dix pièces, entre deux minutes trente et un peu moins de neuf minutes. Je considérais au début les premières comme des mises en oreille, entre free jazz et musique expérimentale. Très vite cependant, et déjà dans le premier titre "Spore", le disque prend une autre envergure, devient l'exploration de continents sonores d'une fascinante étrangeté. Indéniablement, le disque s'inscrit dans la lignée ouverte par les pièces pour piano préparé de John Cage. Seulement, il ne s'agit pas d'un piano seul. On entend souvent plusieurs instruments en même temps grâce aux traitements, et tous sont plus ou moins affectés d'une augmentation, d'un déréglage  sonore, ils dérapent vers l'inconnu, si bien qu'on est tout surpris, émus même quand le piano redevient le piano qu'on connaît. Sans cesse, la musique s'échappe, s'engage dans des chemins imprévus. Le piano ouvre un labyrinthe, un palais des échos et des distorsions. Des sources surgissent, ruisselantes, ou bien grincements et frottements nous mènent avec le piano martelant, comme dans "Dive", dans une forgerie de cristal. "Braid", orchestral et polyphonique par moments, laisse planer une atmosphère inquiétante, drones à l'arrière-plan et paquets foisonnants de tresses (l'un des sens de "braid") tordues, de glissendos résolument hors des clous de la gamme, comme des loups tournant en guimauve. "Dialing with abandon" poursuit l'amollissement des sonorités, et monte peu à peu la voix d'Eve, démultipliée, dans ce concert purifié par la plus pure fantaisie sonore, loin des règles anciennes : s'élève alors une curieuse ode fragile, soutenue par le piano en apesanteur et des drones légers. Moment d'une grâce indicible !

    Tout est devenu possible, les amarres larguées. "Stilled Shadow", si sobre, si calme, ménage une plage méditative, travaillée par de profonds remous : nous sommes ailleurs. La seconde partie peut commencer ! "Single spore flexing gently" réaffirme la torsion à l'œuvre dans tous les sons : échos courbes, glouglous et bondissements rythmiques, c'est une dévastation tranquille, une table rase. La folie semble s'installer dans "Agree no frown" : percussions déchaînées, voix mêlées, pour une cacophonie euphorique tournant aux hoquets hagards ! Après ces rivages difficiles parfois pour l'auditeur, il faut le dire, nous abordons sur trois terres splendides, trois pièces assez longues entre six minutes trente et presque neuf minutes. On respire, on écoute ces chants extatiques, le grouillement percussif d'un monde lointain, de nouvelles harmonies subtiles. Là tout est miroitements, surgissements translucides, feuilletages en vrilles. Là règnent les illusions, vaporeuses ou puissantes, les cordes qui sonnent comme des instruments asiatiques frémissants d'inflexions désaccordées. Le neuvième titre, "Height", est sans doute le chef d'œuvre de l'album, d'une magnificence somptueuse dans ses dérapages incessants qui donnent l'impression de voix démoniaques surgies des profondeurs. "Effort grind braid", après un début chaotique, inaugure une musique post-industrielle proliférante, répétitive, dans laquelle le piano augmenté monte à une incroyable puissance dans une atmosphère découpée par une rythmique erratique, avant de nous ramener au piano presque "pur" dans des méandres élégiaques assez émouvants.

   Il faut avoir confiance en ce « monstre plein d'espoir », lui passer ses moments les plus "destructifs", car il recèle des beautés inouïes. Eve Egoyan et Mauricio Pauly, plus que des musiciens, interprètes ou compositeurs, sont des créateurs d'univers sonores, à l'arraché de l'aventure.

Paraît le 6 octobre 2023 chez No Hay Discos (Montréal, Canada) / 10 plages / 57 minutes environ

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Publié le 6 Juin 2023

OTHER:M:OTHER - Metamorph

     Je n'ai pas hésité : le disque s'est imposé d'emblée, éblouissant, après un premier titre déconcertant, ne vous fiez pas à lui ! Le trio autrichien OTHER:M:OTHER est formé par la compositrice Judith Schwarz, membre de groupes comme Chuffdrone ou Little Rosies Kindergarten,  aux diverses percussions, par l'artiste sonore, compositeur et ingénieur Arthur Fussy au synthétiseur modulaire, et par le poète sonore et pianiste de jazz Jul Dillier au piano préparé. La musique a été enregistrée lors de trois concerts en 2022.

   Percussive, rythmique, expérimentale avec un arrière-plan d'improvisation, la musique de OTHER:M:OTHER surprend par son côté décalé, son refus manifeste des formes attendues. Ainsi, après un court premier titre, "Matrics",  percussif, très vif, d'allure expérimentale presque bruitiste, on passe au mystérieux "Lithosphere", mélodies étranges entrecroisées : un titre magnifique pour un film d'horreur tant la musique se fait fantomale, tout en frottements, grondements de drones, déchaînements éclairs de forces obscures. Le travail du son est d'une incroyable précision, et d'une efficacité redoutable ! "Reaktor" est tout aussi enthousiasmant, piano et percussions hypnotiques, synthétiseur inventif. Musique bouillonnante, percutante, jubilatoire ! Un plaisir, ce trio !

[ En contrepoint, une vidéo qui ne correspond pas directement au disque, en tout cas la plus proche du disque parmi les trois proposées, les deux autres étant à mon goût surtout démonstratives et inutilement surexcitées. ]

     Et le titre 4, "Kin", rituel de science-fiction, messe électroacoustique, un univers totalement étrange ! "Humus I" revient à la terre, nous n'en doutons pas, mais une terre inconnue de brefs gestes sonores, fouissements de taupes dans des souterrains kafkaïens, présences mystérieuses : quelle économie d'écriture, et quel résultat fascinant ! Comme son titre pouvait le laisser penser, "Techtonic" propose une techno nerveuse de plaques enchevêtrées, de l'excellente musique de club, que voulez-vous, ce trio n'en fait qu'à ses oreilles, le piano se lançant même dans un passage jazzy très libre sur fond de percussions bondissantes, avec une fin expérimentale, contemporaine, superbe. "Humus II" continue l'exploration d'un infra-monde intriguant : véritable sculpture sonore bruissant de surgissements métalliques, qui enchaîne sur "Unruh", le dernier titre, à nouveau hypnotique, techno acérée aux multiples roulements percussifs, mini-déflagrations et coups de fouet rythmiques. Morceau de transe absolument extraordinaire, débouchant sur une seconde moitié quasiment méditative, synthétiseur bourdonnant, mélodie élégiaque et batterie aux frappes sèches ou percussion apaisée. 

   Un album étincelant, étrange, animé d'une belle fièvre rythmique.

Meilleurs titres : 1) "Unruh" (le 8), "Lithosphere" (le 2), "Reaktor" (le 3), "Kin" (le 4) et "Techtonic" (le 6)

2) les deux "Humus" (5 et 7)

Ne reste sur le carreau que le 1, en somme...petite mise en oreille des instruments avant le début de la séance !

Paru début mai 2023 chez Klanggalerie / 8 plages / 42 minutes environ

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Publié le 12 Mai 2023

Gianluca Iadema - ID[entità]

   Voix et électronique. Conçu comme un cycle de compositions pour voix et électronique réalisées entre 2017 et 2021 par le compositeur, interprète, artiste sonore italien Gianluca Iadema et la vocaliste, improvisatrice et compositrice suisse Franzisca Baumann, ID[entità] s'inspire des improvisations de Franzisca, retravaillées électroniquement par Gianluca, qui recherche similitudes et contrastes entre la voix acoustique et la voix électronique. Le résultant est étonnant, évoquant aussi bien la musique de la Renaissance que les recherches vocales d'une Laurie Anderson ou de la chanteuse française Tamia (Tamia Valmont) dans Senza Tempo (1981) ou De la nuit...le jour (1988, ECM). Acoustique et électronique se mêlent dans des enlacements, des torsions qui pourraient faire penser à certains portraits peints par Francis Bacon. Le tout souvent explosé, déchiré par des erreurs (glitchs), des pointillés sonores répétés, battu par des battements techno, étiré par des glissades électroniques sublimes, comme dans le deuxième titre (tous sont nommés "ID[entità]#.." de #1 à #10).

   Vocalises d'identités tremblées

   Au fil des morceaux, l'identité de la voix se fracture, se multiplie, se dérobe, s'affirme, dans un jeu de cache-cache et de symbiose avec l'électronique. C'est troublant et vertigineux. La forte segmentation, accompagnée de détériorations volontaires de la voix agacera sans doute parfois. Mais ce ne sont que des transitions menant à des retrouvailles bouleversantes, d'une confondante beauté. La voix mute, devient brouillard sonore, vocalises tordues, et comme donnant naissance à l'environnement électronique qui ne se réduit pas à des virgules rapides, mais s'amplifie en nappes translucides, en envolées magnifiques.

    Épique électronique, mon amour...

   Précisons que l'album est vraiment un tout, un itinéraire, qu'au fur et à mesure une nouvelle identité émerge, moins déconstruite, avec des titres plus ambiants, atmosphériques (comme le #6). Disons que les titres 1 à 5 sont plus du côté de la déconstruction, et les titres 6 à 10 du côté d'un monde nouveau, d'une rare somptuosité sonore. Dans ce deuxième ensemble, la voix est fondue dans l'électronique. Le #7 se présente comme une pluie électronique parcourue de frémissements, de scintillations ondulées, soulevée par un bourdon, puis se résorbant en mur d'orgue irradiant de lumière. Le disque prend même nettement une tournure épique avec le #8, digne d'un opéra de l'espace, alternant fulgurances cosmiques et contemplations extatiques. Mille voix échantillonnées surgissent du prodigieux #9, à la granulation extraordinaire. On n'est pas très éloigné du travail d'Éliane Radigue, par exemple dans l'un de ses chefs d'œuvre, L'île ré-sonante. Le #10 est à tomber, d'une céleste beauté, fragile et archangélique.

   Un chef d'œuvre de la musique électronique d'aujourd'hui. Je ne cache pas ma préférence initiale pour la seconde partie, mais la première me séduit de plus en plus, et je la mets maintenant au même niveau (le #2 par exemple, stupéfiant !) : la performance vocale de Franziska Baumann est d'une bouleversante beauté, magnifiée par le travail de Gianluca Iadema.

Paru fin avril 2023 chez Mille Plateaux / 10 plages / 57 minutes environ

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Publié le 29 Avril 2023

Reading Music / Volume 1

Une plateforme et un label pour musiques...déconcertantes ?

    Pourquoi Reading Music ? Il s'agit d'une plateforme destinée aux collaborations dans le domaine des musiques expérimentales, en rassemblant et créant des synergies entre les compositeurs et les musiciens improvisateurs, avec un intérêt particulier pour les partitions graphiques dites "ouvertes" ou des partitions hybrides. La plateforme cherche à stimuler la curiosité, à approfondir la compréhension de la musique contemporaine, et à encourager les nouvelles approches. Ce premier volume rassemble trois commandes de Reading Music auprès de Hanna Hartmann, Nomi Epstein et Michael Pisaro-Liu. Publié par le label suédois Ausculto Fonogram, fondé par Johan Arrias en 2016, un label qui aime « la circulation continue de sons détaillés ». En transcrivant ces partitions en sons, la plateforme nous dit avoir été parfois perdue, désorientée, ce qu'elle nous souhaite à nous aussi, auditeurs. Je reconnais volontiers que mes deux premières écoutes furent compliquées, mais que néanmoins, prenant appui sur des passages qui m'ont immédiatement interpellé puis séduit, j'ai eu envie de poursuivre, d'écouter encore ces nouveaux continents sonores, qui sont d'ailleurs plutôt des archipels... Trois musiciens, dont le fondateur du label, interprètent des partitions parfois plus que mystérieuses : Johan Arrias, au saxophone et au tuyau d'arrosage (vous avez bien lu...) ; Lisa Ullén au piano et piano préparé ; Henrik Olsson aux micros de contact, frictions, objets.

Reading Music par Mikhail Pedan. De gauche à droite : Henrik Olsson / Johan Arrias / Lisa Ullén

Reading Music par Mikhail Pedan. De gauche à droite : Henrik Olsson / Johan Arrias / Lisa Ullén

Première pièce : Foreign Fridges, de Hanna Hartmann, artiste sonore suédoise

   Les instructions de lecture de la partition laissées par la compositrice sont rien moins que déroutantes. Les voici :

« La partition ressemble à un certain nombre de schémas de câblage, de circuits ou représente simplement l'arrière d'un réfrigérateur imaginaire. Des textes courts ou des consignes abstraites (évoquant Erik Satie, mais avec une touche beaucoup plus violente) se retrouvent sur chaque feuille. Au début du processus de travail, nous avons été informés que la ligne de temps notée de gauche à droite sous les circuits ne suggérait cependant pas que le schéma graphique lui-même devait être lu de cette façon. Alors, qu'est-ce que c'est ? Dans notre interprétation, vous entendez une conception sonore concrète des réfrigérateurs les plus improbables et les plus étrangers. Tous très différents les uns des autres mais chacun obstinément en cours, une musique sans histoire, sans véritable sens de l'orientation. Le son des réfrigérateurs reniflant, sifflant, tremblant et craquant qui semble durer depuis toujours obtient enfin la reconnaissance musicale que les vieux réfrigérateurs méritent depuis si longtemps. ”Scorpions pétillants, vapeur douce. // Hacher. Horrible // Cri des couteux du homard // qui explosent // Gouttes d'huile bouillante »

  Musique inquiétante, hantée : piano préparé et frottements, craquements. Quelque chose se trame entre les bruits, les résonances, et en même temps émergent des sons fragiles sur le fond de film fantastique au ralenti. Comme des éternuements, des déplacements. Des silences. Les signes de présences non humaines, le halètement d'une courroie peut-être, de petits couinements. Que scie-t-on à l'arrière-plan ? Qui se déplace en roulant ? Se cache entre les blocs ? Toutes ces questions montrent l'incroyable pouvoir suggestif de cette musique raréfiée, mais intensément vivante. On passe de l'inquiétude à la familiarité avec ce monde infra, dont l'étrangeté évoque une forêt vierge d'avant la végétation, une forêt minérale se réveillant d'un sommeil immémorial. Je fus d'abord dérouté par cette musique très proche de la musique concrète, puis peu à peu séduit par son inventivité capricieuse. On ne peut rien prévoir : tout arrive, et notre imagination prend son essor, ravie, sur les ailes de ce rêve d'une magnifique tranquillité. À la fin, c'est l'aube, la musique se lève...Une vraie réussite !

Deuxième pièce : portals (2018) de Nomi Epstein, compositrice, organisatrice et interprète basée à Boston

   Pour mieux la situer, précisons que Nomi Epstein a coorganisé en 2014 le Festival Wandelweiser de Chicago, où se sont retrouvés notamment Jürg Frey et R. Andrew Lee.

   C'est une pièce qui laisse aux interprètes un labyrinthe d'options, comme si la compositrice se complaisait à les perdre, et nous avec. Néanmoins, il y a place pour des interactions, des portails, sensibles à certains sons ou indices produits par un autre interprète ou par hasard, ce qui peut amener des changements, toute structure formelle prédéterminée étant ainsi déjouée, les musiciens  choisissant l'indépendance ou l'interdépendance à leur guise.

   L'auditeur est confronté à une suite de fragments séparés par des silences. La musique est sculpturale, tout en blocs taillés. Minimale, elle vise une expressivité brute, d'où son caractère impressionnant. D'un portail à l'autre, elle se métamorphose, sans que son unité soit pour autant remise en question. Ce sont des stations contemplatives, très orientales, notamment dans le milieu de l'œuvre. Le saxophone y apporte une touche free jazz vers douze minutes, un free jazz décanté, enveloppé par une atmosphère mystérieuse, celle d'une cérémonie secrète... Les sons deviennent des îles sonores, puis le piano préparé évoque lointainement John Cage. Cette pièce magnifique célèbre le miracle inaugural de toute manifestation sonore entourée de beaucoup d'attentions.

Troisième pièce : Der Erste Stern ist das Letzte Haus (2018) de Michael Pisaro-Liu 

  Pour des éléments biographiques concernant Michael, je renvoie à mon article consacré à son disque Barricades (elsewhere, 2019).

  Le compositeur écrit ceci : « « En écoutant la performance de Johan, Lisa et Henrik de Der erste Stern ist das letzte Haus [ La première étoile est la dernière maison ], je pense aux feuilles qui tombent. Il pouvait s'agir de n'importe quelles feuilles, mais au début elles appartenaient à Rainer Maria Rilke : " Die Blätter fallen, fallen wie von weit, / als welkten in den Himmeln ferne Gärten " [ Les feuilles tombent, tombent comme de loin comme si les jardins des cieux lointains se desséchaient ] . Dans le poème (Herbst / Automne), ils tombent à l'extérieur en automne. Mais ils sont aussi à l'intérieur, comme les pages tournantes d'un livre produisent des images qui montent et descendent dans l'esprit. »

   La musique de Michael Pisaro-Liu accorde à chaque détail la même importance, lui conférant présence sonore en le sertissant de silence. C'est un peu comme si l'on regardait les feuilles tomber, une à une, lentement, bien séparées. On regarde chaque feuille, sans plus penser à la précédente, ni à celle qui viendra. On est suspendu à la feuille, on flotte entre deux silences. On ne pense plus à rien, on écoute la singularité de chaque feuille, sa beauté propre, intrinsèque, incomparable. On pourrait dire de cette pièce qu'elle est une ascèse de l'écoute par son dépouillement radical, poussant plus loin encore que portals l'isolement des îles sonores.

   Un disque difficile sans doute pour des occidentaux trop souvent habituer à des déluges sonores, mais splendide dès que l'on prend le temps de l'écouter attentivement, calmement. L'ordre des morceaux me semble particulièrement bien choisi, du moins au plus dépouillé, comme un cheminement spirituel salutaire.

Paru fin février 2023 chez Ausculto Fonogram / 3 plages / 58 minutes environ

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OUVERTURE

  Je découvre par la même occasion un disque de Nomi Epstein sorti chez New Focus Recordings en 2020, Sounds. Magnifique, et devinez avec qui au piano ? Reinier van Houdt !!!

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Publié le 16 Mars 2023

Marcus Vergette Tintinnabulation
   Un bassiste passionné par les cloches

    Bassiste de jazz, artiste sonore et sculpteur, l'américain Marcus Vergette, installé au Royaume-Uni où il est devenu membre de la Royal Society of Sculptors, s'intéresse depuis un moment aux cloches. Des cloches en bronze et parfois acier inoxydable qu'il conçoit, fabrique à la main, et installe. Il les nomme des cloches "Time and Tide" (Temps et marée) parce qu'elles sonnent, résonnent avec la montée du niveau de la mer. Le projet a pris naissance en 2008 dans le Devon. Depuis, huit cloches ont été posées dans huit lieux en bordure de mer (photographies de trois d'entre elles ci-dessous ; une quatrième est représentée sur la couverture du disque.). Marcus Vergette les considère comme des œuvres d'art démocratiques appartenant au public. Les communautés locales ont eu carte blanche pour la forme du moulage de chaque cloche, leur dénomination et les inscriptions qu'elles portent.

    Tintinnabulation mêle les sons de ces cloches avec des enregistrements de terrain  de la côte et des fragments d'improvisation musicale, avec Vergette lui-même à la contrebasse. Le disque comporte trois titres. "Tintinnabulation", le plus long, est interprété par Marcus Vergette aux cloches et à la contrebasse, Mathew Bourne au piano. "Ferry" comporte des matériaux additionnels maniés par Marcus Vergette, notamment des enregistrements de terrain du bac à chaîne de Torpoint (en Cornouailles), en plus du saxophone ténor de Harry Fulcher et du saxophone alto de Rox Harding. On retrouve le saxophone de ce dernier sur "Waw and Wane", avec des vocaux de Kate Westbrook et Nell Hubbard, le violoncelle de Frank Schaefer, le piano de Mike Westbrook, et tout le reste est géré par le compositeur, en particulier des sons de terrain des cloches "Time and Tide" enregistrés dans divers lieux au bord des côtes.

Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles
Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de GallesCloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles

Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles

   La pièce éponyme, de plus de vingt minutes, est somptueuse, en trois parties. Contrebasse, piano et cloches font émerger un archipel fascinant de résonances, d'entrelacs limpides, éblouissants, de rocs ciselés. Le piano, parfois préparé m'a-t-il semblé, se fait coupant, abrupt, liquide, tandis que les cloches dessinent un paysage sur plusieurs plans et que la contrebasse apporte des fils pour relier ces reliefs, ces profondeurs. Il est difficile de ne pas penser à ce que composait le pianiste Alain Kremski lorsqu'il maniait son portique de cloches en plus de son piano. C'est aussi réussi. Cette musique est d'une miraculeuse clarté ; incisive et mystérieuse elle épouse les rêves enfouis, fait lever des graves extraordinaires. Le pianiste Mathew Bourne illumine le centre de la composition d'une intervention d'allure minimaliste absolument envoûtante, prolongée par les drones des cloches et des chants d'oiseaux en arrière-plan. La pièce s'approfondit, de plus en plus méditative, énigmatique, enfoncée dans les graves, avec juste une esquisse de mélodie dans les médiums et les aigus pour la tirer de ces limbes solennelles. Cloches et contrebasse sont plus présentes dans la troisième partie, mais c'est encore le piano qui donne l'ossature à une dérive mouvementée, en allée vers l'ailleurs dans une apothéose de cloches résonnantes, avec la contrebasse frémissante amenant une brève coda dépouillée.

  

   Les deux saxophones donnent à "Ferry" une couleur plus jazzy. On entend les bruits du ferry à chaîne, la musique swingue doucement, nous embarquons...La pièce est chaleureuse, ronde, on se laisse aller dans une sorte de mouvement perpétuel, de bercement rêveur. "Wax and Wane" commence par un air traditionnel au violoncelle, le battement d'une cloche, des sons vocaux (sans doute des fragments de chansons). Les enregistrements de terrain jouent à égalité avec les instruments et les voix, ce qui donne une texture musicale passionnante. La pièce séduit par sa liberté, la beauté des juxtapositions littéralement serties dans les harmoniques des cloches à certains moments. Rox Harding pousse une jolie partie de saxophone en guise d'au revoir.

Titre préféré : le titre 1, "Tintinnabulation"

   Un disque très étonnant, porté par le titre éponyme, un chef d'œuvre. Et la suite s'écoute fort agréablement, soyez rassuré !

 

Paru le 9 mars 2023 chez nonclassical / 3 plages / 36 minutes environ

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Publié le 24 Décembre 2022

Christine Abdelnour & Andy Moor - Unprotected Sleep

   Aux sources acérées de la vie souterraine

    Quel plaisir de retrouver Andy Moor, un de mes guitaristes préférés, frère en guitare de Fred Frith  ! Non pas en compagnie de l'excellent Yannis Kyriakides, avec lequel il a fondé  cette formidable maison de disques consacrée aux musiques expérimentales qu'est Unsounds. Mais avec la très bonne compagnie de la saxophoniste française Christine Abdelnour. Tous les deux explorent la notion d'hypnagogie ou sommeil non protégé, un état de conscience dans lequel on se sent très vulnérable, mais où en même temps l'esprit est hyper associatif avec une mémoire extraordinaire. Ce qu'ils nous proposent, c'est de nous enfoncer dans nos rêves profonds et leurs univers sonores.

    Dès le premier titre, on retrouve la guitare tranchante d'Andy, cette façon d'écorcher les sons, de les faire craquer pour en extraire les métaux les plus bruts, les plus éclatants, les plus explosifs. Le saxophone l'accompagne comme s'il était devenu un instrument du type shō. Sur le titre éponyme, le saxophone aboie, la guitare pioche, déchire, libère des drones à chaque griffure. C'est une musique à vif, sèche et nerveuse, et en même temps d'une beauté étonnante. "80db is loud if you are snoring" plonge dans les graves, véritable ronflement onirique turgescent, magmatique, le saxophone quasiment indiscernable des drones de la guitare qui, elle, découpe et gronde comme un dragon infernal, cliquète frénétiquement. C'est hallucinant, prodigieux !

   Le quatrième titre, "Telephone", donne de l'instrument de télécommunication une vision délirante. Entre les bips serrés ou plus espacés gîte un monde amorphe, dévasté ! "Compartment 5" plonge dans les compartiments du rêve : guitare obsessionnelle ravageuse, saxophone au ras du souffle. On croit entendre des fantômes remuer et chanter dans les ténèbres balafrées d'électricité noire. Eaux grouillantes, lourdes, c'est le début de  "Exchanging Oversize Chrome objects", qui devient comme la rumination de la matière en pleine fermentation. "Building Ontop of Ourselves" débusque le chant serré des aigus, véritable compression dirait-on d'airs traditionnels enfouis, que les incursions graves de la guitare viennent troubler. Nous voici parvenus dans un antre calme, un lieu apaisé, avec "Flutter Bucket", saxophone frelon un peu endormi, guitare aux éraflures tranquilles, rêveuses...Des fragments mélodiques se libèrent, mais la guitare retourne vers les profondeurs, remue des forces plus troubles ! "Cool Cruel and Everything in Between" pourrait être l'art poétique de ce disque gorgé de vie exhumée des profondeurs de l'être.

   Un disque exaltant, étincelant !

Paru en novembre 2022 chez Unsounds Records / 9 plages / 40 minutes environ

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Publié le 26 Novembre 2022

Cyprien Busolini / Bertrand Gauguet - Miroir

   Le saxophoniste français Bertrand Gauguet n'est pas un inconnu sur ce blog. J'avais rendu compte d'un précédent disque, Contre-courbes, avec le pianiste britannique John Tilbury. Sur le même label français, Akousis, qui se consacre aux nouvelles musiques expérimentales improvisées. Le saxophone alto de Bertrand est rejoint pour ce nouvel opus par l'alto de Cyprien Busolini, musicien de formation classique qui s'est tourné vers la musique contemporaine et l'improvisation tout en continuant une collaboration avec l'Ensemble Fratres, ensemble de musique ancienne jouant sur des instruments anciens. Le présent disque regroupe deux longues pièces d'un peu moins d'une demie-heure chacune, enregistrées à La Muse en Circuit (Centre National de Création Musicale, Alfortville, France) le 3 septembre 2021.

   Comme pour le disque précédent, les amateurs d'Éliane Radigue, dont je suis évidemment, se sentiront en pays de connaissance. Les deux musiciens restent au ras des vibrations, donc des oscillations qui donnent son titre (au singulier) à la première pièce. Les notes du saxophone sont tenues, prolongées, celles de l'alto sont glissantes. Les deux instruments se répondent, se croisent, avec des moments d'une incroyable intensité, d'une épaisse densité, ce qui fait des périodes plus calmes des invitations à une écoute plus fine encore. Ce qu'on entend surgir de cet étonnant duo, de cet étrange ballet de souffles et de frottements, c'est un frémissement floral d'une infinie délicatesse, l'avènement d'une seule vaste oscillation, étendue, respirante, renaissante, dans laquelle les deux instruments sont comme fondus, attentifs à ne pas rompre la magie d'une alchimie intime, qui nous entraîne toujours plus loin dans une lente dérive magnifique.

   La seconde pièce, Vacillation, est peut-être plus radicale encore dans sa manière, au cours de la première partie, de se tenir au bord du vide, à la naissance du souffle, les cordes de l'alto à peine touchées. Les instruments bourdonnent, vacillent en effet, pour écouter un infra-chant qui monte peu à peu au milieu de leur intrication, qui se tord et se perd dans le silence pour reprendre à partir de dix minutes dans des poussées plus puissantes, oh rien de fracassant, une belle force qui s'épuise littéralement dans une longue coulée pour faire entendre l'alto frémissant sur ses cordes, rejoint par le saxophone dans des tenues aiguës. On est, à partir de quinze minutes environ, au cœur d'une plénitude majestueuse, avec des phases d'une grande douceur. Et le morceau entame un retour à ses origines, l'alto balbutiant, le saxophone devenu comme un léger tapis de drones, dans un enlacement vaporeux d'une sensualité immatérielle.

    Les deux musiciens entraînent les auditeurs dans les arcanes du son, au seuil de l'inaudible, de l'imperceptible, pour une célébration frémissante de beauté fragile.

Pas de vidéo à vous proposer pour le moment. À découvrir sur bandcamp ci-dessous.

Paru début septembre 2022 chez Akousis Records / 2 plages / 53 minutes environ

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Publié le 27 Septembre 2022

Richard Carr - Landscapes and Lamentations

   Harmonie et tonalité : sans complexe !

    Richard Carr a tout de l'explorateur. Musicien, il est aussi bien compositeur et improvisateur que multi-instrumentiste, jouant du violon surtout, mais aussi de la guitare et du piano. Ses goûts musicaux sont pour le moins éclectiques : il collabore avec des orchestres classiques et joue du jazz avec beaucoup de monde, dont Fred Frith, et s'intéresse au minimalisme, à l'intonation juste, et j'en passe.  ! De plus, c'est un grand marcheur, qui a parcouru les chaînes de montagne des six continents. Sur ce disque, il poursuit l'aventure commencée avec son disque précédent chez Neuma Records, Over the Ridge (2021) On y retrouve notamment l'excellent quatuor à cordes  American Contemporary Music Ensemble, dans lequel joue un musicien que j'apprécie beaucoup, Caleb Burhans. L'ACMe a joué avec Max Richter, Dustin O'Halloran et Johann Johannsson, et avec bien d'autres, défendant une large répertoire de musique contemporaine.

   Les paysages de l'album auxquels renvoient les titres existent dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres de chez lui, dans la vallée de l'Hudson. C'est donc une musique qui revendique un lien avec la nature qu'il aime tant. Six pièces sont composées, six collectivement improvisées.

   "Rainbow Falls", collectivement improvisé, associe un piano pré-enregistré et le quatuor à cordes, pour une lamentation suave, très mélodieuse. "Loop Road" remplace le piano par la guitare. On est conquis par la grâce de cette musique aux boucles délicates et chantantes. Le retour à la tonalité, quand même, a du bon ! "Caleb's lament" est une élégie méditatitve menée par l'alto de Caleb Burhans. L'album devient une collection de pièces de chambre d'une extrême séduction. Avec  des moments plus nettement liés aux styles de la musique contemporaine la plus radicale, comme dans "Gertrude's Nose", dont le tranchant m'évoque certaines compositions de Michael Gordon : un étincelant mini-quatuor bien enlevé ! Suivi par le langoureux "Skytop", qui dessine dans le ciel de merveilleux nuages et s'envole dans les volutes admirables de l'alto et du violoncelle, frangées par les deux violons. Quel sublime paysage ! Les violons en canon, puis l'alto esquissent une photographie sous-marine, semble nous suggérer le sixième titre, "Underwater Photography", le violoncelle lestant l'ensemble de ces traits vifs d'un pizzicato rejoint par l'un des deux autres musiciens. Curieusement, le morceau prend des allures orientales, se termine par un accelerando bousculé.

   "Ice Caves" renoue avec la veine élégiaque, magnifique quatuor, des étincellements  en bouquets d'une confondante douceur... Sur "Butterville", on retrouve le violon du compositeur, pour un morceau gentiment rythmé proche du folk. Pas le meilleur selon moi... Je préfère le beau "Rushing Kill" (le compositeur précise que "kill" dans ce contexte signifie "rivière" ou "ruisseau"), piano liquide et violon coloré, animé, dansant au-dessus de la surface du flot changeant, avec des moments mystérieux lorsque le ruisseau se dérobe. Encore un quatuor à la fois énergique et rêveur, c'est "Castle Point", dont l'avancée irrésistible a un petit côté reichien : superbe !"Powerline", composée d'après une danse méditerranéenne en 11 / 8,  se tord et se contorsionne avec la suavité  insidieuse de la danse de Salomé... Le disque se termine avec "A Cabin in the Woods", allusion à une connaissance du compositeur qui vit dans ce genre d'habitation. L'auditeur européen pensera peut-être à Henry David Thoreau?. C'est une ballade tranquille, avec la guitare très folk et le violon songeur : pièce conclusive idéale.

   Un très beau programme, pour vous réconcilier avec la musique instrumentale d'aujourd'hui, lorsqu'elle ne joue pas à l'innovation forcenée et ne prétend pas à des compositions mathématiques... pas toujours convaincantes pour l'oreille !

Paru en juillet 2022 chez Neuma Records / 12  plages / 51 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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