musiques improvisees

Publié le 4 Octobre 2024

Loren Connors & David Grubbs - Evening Air

[À propos du disque et des musiciens]

   Plus de vingt ans après Arborvitae, paru chez Häpna en octobre 2003, Loren Connors, compositeur et expérimentateur américain prolifique à la guitare classique ou électrique, et David Grubbs, guitariste et pianiste américain, ont repris le chemin du studio. Sur Evening Air, ils jouent tour à tour piano et guitare électrique, sauf sur le titre 5 où ils sont tous les deux à la guitare électrique et Loren Connors à la batterie. Le disque a été enregistré et mixé à Brooklyn, et finalisé par Taylor Dupree (dont je parlerai bientôt, enfin...). Peinture de couverture de Loren Connors. Trois titres autour de deux minutes (3-4-6) et trois autour de huit ou neuf minutes (1-2-5).

   [L'impression des oreilles]

   Guitare aérienne, lointaine, piano au premier plan : c'est "Evening Air", brumeux et mystérieux, le calme du soir, et la nuit qui vient, la guitare qui s'affole et se faufile dans les nuages, des moments hors du temps, à la limite de l'audible pendant de brefs moments. Loren Connors et David Grubbs tissent une musique libre, légère et intense à la fois, qui laisse résonner les instruments. Comme c'est bon, ce bonheur évident ! "Choir Waits in the Wings" continue sur la même lancée, le piano dans un hiératisme tranquille, répétant un même motif énigmatique tandis que la guitare griffonne l'arrière-plan de grands gestes brouillés. La pièce prend après cinq minutes à aquareller le silence, esquissant une mélodie, mais toujours d'une délicatesse admirable, patiente : oui, rien ne presse, il s'agit de cerner l'essence de ce qui est là. On pourrait parler de jazz, surtout pour le piano, d'un jazz décanté, laconique, mais la guitare électrique brosse une musique ambiante parfois un peu sauvage en contrepoint. 

  En 3, "The Pacific School", Loren est passé au piano, David à la guitare, les deux instruments sont plus proches. Et c'est une miraculeuse miniature, limpide, presque comme un choral de  Bach au ralenti ! Suit le magnifique "Enjoyment of Ruins", piano parcimonieux et solennel contrastant  avec la guitare en trilles vives et douces. "It's Snowing Onstage" est la pièce la plus atmosphérique, les deux musiciens à la guitare électrique pour un contrepoint délicat, celle du fond en traînées fumeuses puis en explosions grondantes, celle du premier plan à la découpe lumineuse. Le dernier tiers est marqué par l'irruption de Loren Connors à la batterie, une batterie affolée, perdue, qui n'entame pas la méditation obstinée de la guitare.

Le disque se termine sur "Child", duo ciselé, lumineux. Les deux instruments s'entrelacent au point que guitare et piano en viennent presque à se confondre. Une merveille !

 

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Un disque d'une beauté simple et dépouillée où piano et guitare électrique écoutent les charmes indéfinissables de l'air du soir.

Paru fin août chez Room40 (Brisbane, Australie) / 6 plages / 33 minutes environ

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Publié le 26 Août 2024

Giraffe - ATOMS

[À propos du disque et des compositeurs]

Le trio GIRAFFE, de Hambourg, est composé de Sasha Demand à la guitare, de Jürgen Hall aux claviers et à l'électronique, et de Charly Schöppner aux percussions, ce dernier décédé avant la fin de l'enregistrement. Ce disque a été réalisé dans le garage de Schöppner, puis, posthume, terminé par les deux autres membres. Il comprend neuf compositions improvisées d'une durée de six à plus de neuf minutes chacune.

[L'impression des oreilles]

   On ne balance pas longtemps avec un tel disque. L'album forme manifestement un tout, d'où la numérotation de 1 à 9 (dans le désordre). Ces trois-là entraînent l'auditeur dans le creuset magnétique d'une électro-pop expérimentale hantée, celle de la giration des atomes, chargée de luminescences. C'est une musique intense, dense, solidement structurée par les percussions. On passe d'un post-rock sombre, incandescent, traversé de sirènes et de larges ondulations synthétiques striées de guitare ("ATOM IX"; titre 3), à une musique minimale déchirée, lancinante comme l'extraordinaire "ATOM VIII" (titre 4).

"ATOM VII" (titre 5) allie magistralement percussions variées, claquantes, modulations synthétiques, guitare préparée dans une pièce post-industrielle en fusion, lacérée. "ATOM VI" (titre 6) gronde et chuinte entre des frappes lourdes : musique noire, d'une énergie condensée, musique hallucinée d'un monde pilonné chantant sous les bombes !

Les trois bonus numériques (ATOM II, III, et IV) sont tout aussi impressionnants, plus hiératiques, arides. Le II et le III semblent l'émanation d'une créature fantomatique, enchaînée dans un monde glacial. Une musique idéale pour L'Enfer de Dante ! Au contraire, le IV s'envole, orgue grandiose et ténébreux charriant dans ses plis un capharnaüm percussif, comme une révolte de la matière rebelle à la transcendance. Quelle apothéose...pandémoniaque !

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Un des grands disques de cette année. Une écriture d'une puissante fermeté, à tel point qu'on en oublie la dimension improvisée, trop souvent synonyme de relâchement et de complaisance. Magnifique !

Paru en juin 2024 chez Stoffe (Hambourg, Allemagne) / 9 plages / 1 heure et 3 minutes environ

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Publié le 12 Août 2024

Delphine Dora - Le Grand Passage

Brève estivale 6... pour une musique d'une liberté folle, d'une innocence rafraîchissante !

   Delphine Dora est une compositrice, interprète, improvisatrice, productrice que je suis (irrégulièrement, hélas) depuis au moins 2012, lorsque sortit son album de piano solo A Stream of Consciousness. Un flux de conscience, plus qu'un titre, c'est un programme, une esthétique. Pour ce disque, elle a cédé à un tourbillon d'inspiration. Alors qu'elle terminait une résidence de piano préparé de trois jours, elle a succombé au charme de son piano débarrassé des objets nécessaires à sa « préparation ». En une seule prise, elle a enregistré les huit titres, pour piano et voix. S'abandonnant à la magie de son instrument, elle s'est livrée à lui. Quelques notes seulement rappellent le piano préparé, faisant penser parfois à un portique de cloches.

« La joie est la plénitude du sentiment du réel. »

Fidèle à une ligne ancienne, elle joue de manière intuitive. Piano romantique, si l'on veut, loin de tout propos savant. Du piano qui coule, qui chante, ce qui entraîne par contrecoup sa voix. Elle vocalise à gorge déployée, sans paroles. Elle retrouve naturellement le chemin sublime d'un chant mystique. Il n'est donc pas surprenant qu'elle ait choisi pour titre Le Grand Passage, référence à un livre d'analyses consacré à la philosophe Simone Weil (1909 - 1943). Il y a dans ces huit chants une jubilation communicative, une simplicité désarmante. C'est un disque de célébration, rayonnant, le disque d'une musicienne nostalgique d'une fusion absolue avec l'essence du monde. À l'écouter, on pensera aussi bien à Wim Mertens qu'à Erik Satie ou Dominique Lawalrée : à des musiciens farouchement indépendants, soucieux de ne pas trahir la source vive d'une inspiration qui ne se laisse enfermer dans aucun dogme, aucun discours.

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   Musique à corps perdu dans l'illumination du moment, Le Grand Passage est une suite magnifique d'envolées mélodiques, d'élan vers l'Harmonie Universelle. Baignez-vous dans la Musique de l'Évidence !

Titre en rouge extrait des Œuvres  de Simone Weil (Quarto / Gallimard, p.841)

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Paru en mars 2024 chez Modern Love (Manchester, Royaume-Uni) / 8 plages / 27 minutes

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Titre en rouge extrait des Œuvres  de Simone Weill (Quarto / Gallimard, p.841)

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Publié le 25 Juillet 2024

 Giovanni Di Domenico /  Pak Yan Lau / John Also Bennett - Tidal perspectives

[À propos du disque et des compositeurs-interprètes]

Giovanni Di Domenico : Piano Fender Rhodes, Électronique
Pak Yan Lau : Piano préparé, Céramiques Wokalimba, Électronique, Hydrophone et Orgue
John Also Bennett : Flûte basse, Oscillateurs

Giovanni Di Domenico est un prolifique compositeur italien dont j'avais célébré L'Occhio Del Vedere (elsewhere lmusic, 2023) et Succo di Formiche (Unseen Worlds, 2023). À côté de son œuvre solo (cf. Out in the Middle of Nowhere chez Poole Music en 2022), John Also Bennett collabore notamment avec Christina Vantzou (voir le disque également avec Michael Harrison). Je découvre l'artiste sonore et improvisatrice Pak Yan Lau, originaire de Hong-Kong, à l'occasion de cette rencontre impromptue voulue par Giovanni Di Domenico. Le disque a été enregistré en un après-midi dans un studio bruxellois.

[L'impression des oreilles]

    Le premier titre, "Vernal", pose un univers chaud et coloré où orgue, flûte et Fender tissent des méandres harmoniques d'une grande douceur. "Melt" (titre 2) est à la fois plus minimaliste avec ses boucles et plus mystérieux avec ses appels brumeux, son électronique de percussions tropicales comme des criquets et autres insectes. Tout est fondu dans des enroulements aux profondes résonances et donne l'impression d'un palais des merveilles, exotique et extravagant. C'est aussi à certains moments un mur rayonnant de sonorités tenues, de percussions étranges, dont s'échappent des filoches amplifiées. Comment rester insensible à une musique aussi charmante (au sens premier) !

   "Generational" (titre 3) semblera plus expérimental au début, glauque à souhait, inquiétant. D'ailleurs, intensément, très vite. La musique ruisselle de lumières gazeuses, de gouttes scintillantes de piano. Tout baigne dans un climat magique, irréel, la flûte évoluant en longues traînées, incrustée dans un fond de drones.

   Le titre éponyme (dont la traduction pourrait être Perspectives de marée), le plus long avec un peu plus de dix-huit minutes, développe les caractéristiques de cette musique dans la durée. L'hydrophone, le piano Rhodes, la flûte basse et les oscillateurs créent un monde subaquatique traversé de failles, peuplé d'objets sonores insolites liés aux céramiques maniées par Pak Yan Lau. Un lent bercement anime cette pièce hypnotique, feuilletée de paillettes, saturée de résonances, qui nous entraîne insidieusement au ras de bas-fonds troubles, dans des poudroiements et des geysers encore informés de lumière...

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   Un beau voyage dans des abysses étranges et séduisants !

  

Publié en juin 2024 chez Editions Basilic (Athènes, Grèce) / 4 plages / 38 minutes environ

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Publié le 28 Mai 2024

Yannis Kyriakides (7) - Hypnokaséta
La musique est tissure de rêves...  

    Mon compagnonnage avec Yannis Kyriakides se poursuit disque après disque. Septième article consacré aux disques qu'il signe seul, ou cosignés avec Andy Moor. Je renvoie à l'article Amiandos pour quelques éléments biographiques sur Yannis, à l'article Rebetika pour Andy. Les renseignements fournis par le compositeur lui-même sont précieux pour comprendre la genèse de ce nouvel album : « Hypnokaséta (2020-2021) est un ensemble continu de 16 pièces pour quatuor à cordes, improvisateur (jeu de cassettes et de n'importe quel instrument) et électronique en direct. Le matériel source est basé sur les rêves que j’ai faits au cours des premiers mois de confinement, entre avril et juin 2020. Les récits de ces rêves sont encodés dans la musique jouée par le quatuor et également cryptés dans les textures sonores qui l’entourent. Les morceaux alternent entre quatuor en premier plan et intermèdes électroniques, où solos ou duos soutiennent le paysage sonore. Le titre de la pièce (en grec pour « cassette de sommeil ») fait référence à une théorie des rêves proposée par Daniel Dennett, selon laquelle les rêves sont chargés dans la conscience comme une cassette pendant la nuit et joués juste avant le réveil. »  Ce n'est pas la première fois que les rêves sont au centre de la musique du compositeur. Il y eut évidemment Dreams, en 2012, mais la plupart des œuvres de Yannis sont directement ou indirectement liés aux rêves. Les souvenirs aussi deviennent comme des rêves, surtout ceux d'un passé dont nous sommes coupés, exclus, passé de la partie grecque de Chypre dont il est originaire, évoqué dans Resorts & Ruins, en 2015, passé collectif d'avant la Grande Catastrophe (perte de l'Asie mineure) dans Rebetika. Face, en 2021, interroge le visage lui-même en tant que matière du rêve par sa capacité à nourrir fantasmes et craintes. Hypnokaséta poursuit l'exploration des territoires oniriques  en revenant à leur veine intime...

   L'interprétation réunit le Quatuor Bozzini (interprète notamment d'Éliane Radigue), Andy Moor à la guitare et aux bandes magnétiques, Yannis Kyriakides à l'électronique.

Le compositeur Yannis Kyriakides

Le compositeur Yannis Kyriakides

   Vous trouverez sur la page Bandcamp du disque le synopsis des rêves encodés dans la musique. Il est fourni à titre indicatif. On peut tout à fait l'ignorer, ce que j'ai fait. Je viens seulement de le découvrir en préparant ces lignes, et je l'oublie pour mieux écouter...

   Le disque est découpé en six plages, dont la durée varie entre un plus de cinq minutes et presque neuf. Ce qui me bouleverse dans la musique de Yannis Kyriakides, c'est sa manière d'arriver au cœur de l'émotion. On commence au ras de quelques sons, un bruissement, un battement, puis le violon dessine de courtes arabesques, l'arrière-plan se peuple de micro surgissements, et un peu après deux minutes, le quatuor vient nous prendre le cœur, nous plonger dans l'élégie, le mystère, la grande respiration d'un sommeil irréel. Avec une économie, une sobriété, sculpturales. "Hypnokaséta II" est tout en courbes, en glissendos moelleux, zébrés par les interventions d'Andy, tapissés par la matière électronique du rêve. C'est une caverne sonore tout au fond de nous, dans laquelle gisent des chuchotements déformés, des soubresauts  et des fractures. Comme d'habitude, la guitare d'Andy fait merveille par sa capacité d'illumination, et l'on retient son souffle pendant la coda magique, réduite à quelques griffures sonores.

Fastes oniriques

   "Hypnokaséta III" semble surgir de la Renaissance par ses coloris fastueux, sa nonchalance aristocratique, contrastant avec les grimacements des bandes magnétiques et de l'électronique. Un bourdon continu soulève le quatuor, la musique se fait tranquillement énorme, magnifique et lent courant dans lequel s'inscrivent les écritures graves du violoncelle et de sons percussifs, puis les graffitis tourmentés de la guitare. C'est cela, la splendeur, la beauté extatique d'une musique composée avec une rigueur admirable. Le quatuor étincelle dans la partie suivante, "Hypnokaséta IV", en apesanteur onirique, environné de quelques bruits et égratignures faisant mieux ressortir sa majesté. La coda est un condensé d'inquiétante étrangeté, avec grenouilles synthétiques et fantômes...

    On ne quitte pas les sommets en "Hypnokaséta V", sorte de thrène d'une noire beauté. Le quatuor à cordes est d'une lenteur somptueuse, juste relevé par des échos et des bourdons, un orgue lointain, un enroulement velouté de textures frottées. Une musique à frémir, venue d'un autre monde...
  

Et "Hypnokaséta VI" déroule une dernière merveille étrange, cordes effarantes et glissantes à la manière des sirènes, sur un lit de hoquets, de bruits presque malicieux. La pièce semble se creuser de l'intérieur, happée par le vide, devenue poème électroacoustique au phrasé troué de silences et de curiosités. Tout un zoo improbable se love dans les plis de ce rêve délicieusement halluciné.

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    Le disque sublime d'un des plus grands compositeurs de notre temps, magistralement interprété. Un chef d'œuvre éblouissant.

Paru le 24 mai 2024 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 6 plages / 42 minutes environ

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Publié le 25 Avril 2024

David Grubbs & Liam Keenan - Your music Encountered in a Dream

   Une rencontre entre un guitariste, chanteur, pianiste et compositeur américain, David Grubbs, alors en tournée en Australie, et un autre guitariste et compositeur, Liam Keenan, installé lui à Sidney (Australie), qui vient de sortir de son côté, sous le nom de Meteor Infant un album titré Desert Vernacular. Trois improvisations pour deux guitares électriques enregistrées en avril 2023, justement à Sidney. C'est tout. De la musique ramenée des pays du rêve, nous dit le titre.

   Deux guitares électriques. Elles explorent les différentes manières de jouer de la guitare, depuis le simple égrenage de notes isolées jusqu'aux longues traînées, jusqu'aux résonances amplifiées, prolongées. Elles chantent, s'écoutent, se répondent, nous entraînent dans des contrées immenses, des jachères comme celles du premier titre, "Fallowfield". Chacune des improvisations est comme une rêverie méditative. La trame du temps se desserre. La musique vient parfois comme à travers une buée. Des sources chaudes entre les rochers. Des volutes électrisées qui montent, s'enroulent, se changent en écharpes troubles, lourdes, saturées de drones. Des orages fracturés, zébrés de plaintes déchirées. Une musique suspendue dans une forêt de geysers, de nuages épais, comme la quintessence même de l'incandescence dans l'extraordinaire deuxième improvisation, "Gemini Cluster".

   Plus apaisée, la troisième improvisation, "Miracle Bowling Club", n'est pas la moins belle. On rentre à l'intérieur de l'aura des guitares, pour ainsi dire, dans la germination du son, sa décantation extrême aussi, d'où une musique qui se raréfie en route, aux arêtes à vif, aux bords d'une ébullition se résorbant en mini-escalades étouffées de résonances.

En somme, trois splendides études improvisées pour deux guitares électriques ! 

Paru fin février chez Room40 (Brisbane, Australie) / 3 plages / 40 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques improvisées, #Drones & Expérimentales

Publié le 14 Février 2024

Reinhold Friedl / Martin Siewert - Lichtung

   Enregistré à Vienne, Lichtung est le condensé de trois rencontres en studio de deux musiciens allemands, le pianiste et compositeur Reinhold Friedl (plus de détails ici) et le guitariste expérimental Martin Siewert, compositeur et improvisateur passant de l'acoustique à l'électronique. Des rencontres sous haute-tension ! Deux sessions longues encadrent une plage plus courte.

Que la Lumière soit !

    La première, de vingt-quatre minutes environ, porte bien son titre : "Genese" : récupération ou genèse ? Peu importe. Au début était le chaos, bourdonnant, traversé de zébrures brutales, recroquevillé sur lui-même dans une boule au bord de l'explosion, ou plutôt de l'implosion. Et puis c'est le miracle qui descend sur cet océan bouillonnant. Tout se calme. Le piano vient de naître, fait ses premiers pas. L'univers s'ordonne, il connaît enfin la lenteur, le recueillement. La guitare berce un univers mystérieux, où grondent certes encore des forces ténébreuses, mais contenues. Ce qui se lève, c'est de la délicatesse, sertie de frottements légers. Naissance, éclosion, tout un nouveau monde à écouter dans son apparition sonore. Un nouveau monde qui se densifie, s'intensifie, s'enfle au point de redevenir menaçant, agressif avec des sons comme de mitrailleuses, de marteaux-piqueurs. La musique des deux compères évolue dans plusieurs champs, de la contemporaine "pure", dépouillée, à l'industrielle, au post-kautrock, tour à tour acoustique ou électronique, au bord du silence ou bruitiste. L'important, c'est qu'ils nous captivent, musiciens-forgerons attentifs, prêts à accueillir, à cueillir le beau bouquet du finale, la montée de la lumière libérée...

   Au bord de l'embrasement, dans l'abrasement des naissances fulgurées

"Gestade" (Enceinte ?), avec un peu plus de cinq minutes, fait figure d'intermède. Les deux musiciens caressent leurs instruments, de temps en temps des étincelles surgissent du doux halo, des ponctuations plus nerveuses, mais la gestation s'accomplit dans une atmosphère méditative de petits gestes musicaux respectueux. Par contre, le piano martèle le début de "Gesichte", la guitare s'électrise. Atmosphère orageuse, dramatique de post-rock d'avant-garde, expérimental. Contrastes puissants entre les frappes isolées, vigoureuses du piano et les déflagrations de la guitare en folie. Tout s'embrase. Le piano fracasse froidement ses notes, la guitare balbutie...puis la musique se fait onirique, irréelle, puis elle pétille, semble faire des bulles, frappée par le piano obstiné, et c'est une avancée magnifique, guitare d'abord presque suave, timide, en fond, piano toujours aussi implacable mais qui s'enfonce dans des textures enflammées, boursoufflées, puis de plus en plus trouées, avant le chant des sirènes et d'ultimes implosions, un dernier duo minimal à l'écorché.

   Un duo inspiré, à la musique ciselée entre silence et embrasement.

Paru le 12 janvier 2024 chez Karl Records (Berlin) / 3 plages / 46 minutes environ

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Publié le 26 Septembre 2023

Eve Egoyan + Mauricio Pauly - Hopeful Monster

  Je connais la pianiste canadienne Eve Egoyan depuis ses interprétations du cycle Inner Cities d'Alvin Curran et de la musique de sa compatriote Ann Southam. Je sais qu'elle n'a peur d'aucune audace, d'aucune aventure. Et en voici une belle, risquée, avec Mauricio Pauly, compositeur et musicien anglais, né au Costa Rica, désormais installé à Vancouver. La simple revue des instruments utilisés par le duo donnera déjà la mesure du dépaysement probable. La pianiste joue certes d'un simple piano acoustique, mais augmenté par la manipulation d'un piano modélisé et par des échantillons acoustiques ; elle utilise aussi sa voix, pas seulement pour chanter ! Mauricio Pauly manipule des échantillons et des traitements électroniques en direct, joue de la chromaharpe (une sorte de cithare) désaccordée et d'un ensemble de percussions (sous réserve, traduction de "drum bundle").

   Le disque comporte dix pièces, entre deux minutes trente et un peu moins de neuf minutes. Je considérais au début les premières comme des mises en oreille, entre free jazz et musique expérimentale. Très vite cependant, et déjà dans le premier titre "Spore", le disque prend une autre envergure, devient l'exploration de continents sonores d'une fascinante étrangeté. Indéniablement, le disque s'inscrit dans la lignée ouverte par les pièces pour piano préparé de John Cage. Seulement, il ne s'agit pas d'un piano seul. On entend souvent plusieurs instruments en même temps grâce aux traitements, et tous sont plus ou moins affectés d'une augmentation, d'un déréglage  sonore, ils dérapent vers l'inconnu, si bien qu'on est tout surpris, émus même quand le piano redevient le piano qu'on connaît. Sans cesse, la musique s'échappe, s'engage dans des chemins imprévus. Le piano ouvre un labyrinthe, un palais des échos et des distorsions. Des sources surgissent, ruisselantes, ou bien grincements et frottements nous mènent avec le piano martelant, comme dans "Dive", dans une forgerie de cristal. "Braid", orchestral et polyphonique par moments, laisse planer une atmosphère inquiétante, drones à l'arrière-plan et paquets foisonnants de tresses (l'un des sens de "braid") tordues, de glissendos résolument hors des clous de la gamme, comme des loups tournant en guimauve. "Dialing with abandon" poursuit l'amollissement des sonorités, et monte peu à peu la voix d'Eve, démultipliée, dans ce concert purifié par la plus pure fantaisie sonore, loin des règles anciennes : s'élève alors une curieuse ode fragile, soutenue par le piano en apesanteur et des drones légers. Moment d'une grâce indicible !

    Tout est devenu possible, les amarres larguées. "Stilled Shadow", si sobre, si calme, ménage une plage méditative, travaillée par de profonds remous : nous sommes ailleurs. La seconde partie peut commencer ! "Single spore flexing gently" réaffirme la torsion à l'œuvre dans tous les sons : échos courbes, glouglous et bondissements rythmiques, c'est une dévastation tranquille, une table rase. La folie semble s'installer dans "Agree no frown" : percussions déchaînées, voix mêlées, pour une cacophonie euphorique tournant aux hoquets hagards ! Après ces rivages difficiles parfois pour l'auditeur, il faut le dire, nous abordons sur trois terres splendides, trois pièces assez longues entre six minutes trente et presque neuf minutes. On respire, on écoute ces chants extatiques, le grouillement percussif d'un monde lointain, de nouvelles harmonies subtiles. Là tout est miroitements, surgissements translucides, feuilletages en vrilles. Là règnent les illusions, vaporeuses ou puissantes, les cordes qui sonnent comme des instruments asiatiques frémissants d'inflexions désaccordées. Le neuvième titre, "Height", est sans doute le chef d'œuvre de l'album, d'une magnificence somptueuse dans ses dérapages incessants qui donnent l'impression de voix démoniaques surgies des profondeurs. "Effort grind braid", après un début chaotique, inaugure une musique post-industrielle proliférante, répétitive, dans laquelle le piano augmenté monte à une incroyable puissance dans une atmosphère découpée par une rythmique erratique, avant de nous ramener au piano presque "pur" dans des méandres élégiaques assez émouvants.

   Il faut avoir confiance en ce « monstre plein d'espoir », lui passer ses moments les plus "destructifs", car il recèle des beautés inouïes. Eve Egoyan et Mauricio Pauly, plus que des musiciens, interprètes ou compositeurs, sont des créateurs d'univers sonores, à l'arraché de l'aventure.

Paraît le 6 octobre 2023 chez No Hay Discos (Montréal, Canada) / 10 plages / 57 minutes environ

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Pas d'extraits autres à vous présenter, mais il reste...

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