alvin curran

Publié le 25 Mai 2020

Alvin Curran - Inner Cities
(Nouvelle parution d'un article initialement mis en ligne le 8 mai 2007 après une première émission spéciale consacrée à Alvin. Illustrations sonores en plus )
Le piano intérieur (1)
   En ce dimanche où l'actualité triomphe, il aura pu paraître incongru de diffuser une musique aussi déconnectée de tout que celle d'Alvin Curran. Mais justement, il me semble urgent, vital, d'inviter la musique de la long(ue) distance (ce beau nom de label...) dans le débat, de creuser les apparences pour retrouver le réel enfoui sous le spectacle. Né én 1938, Alvin Curran étudie avec Elliott Carter, fréquente Morton Feldman, John Cage, fonde l'ensemble Musica Elettronica Viva avec Steve Lacy, Richard Teitelbaum et Frédéric Rzewski, ensemble qui, entre 1966 et 1971, se livre à de très libres improvisations. Compositeur éclectique, il écrit des oeuvres instrumentales, électroacoustiques, crée des pièces radiophoniques, réalise des installations sonores qui relient plusieurs pays, collabore à des ballets, bref est incontournable dans l'univers des musiques nouvelles, innovantes, sans pour autant jouir de la notoriété d'autres compositeurs américains de sa génération comme Steve Reich par exemple. C'est que l'artiste rebondit sans cesse, étonne par des projets imprévus ou difficiles à médiatiser, déjoue toutes les étiquettes. A des musiques explosives, tonitruantes, succèdent des compositions méditatives. A côté des collages qui mêlent bruits, cris, cornes de navire, sections déchaînées de cuivres rutilants, il y a la musique pour piano, déjà entendue dans cette émission(voir le 18 février pour un disque magnifique..), trop peu entendue pourtant. Il y a ces Inner Cities, ces onze pièces d'une durée totale d'environ quatre heures trente que le pianiste flamand Daan Vandewalle aime interpréter intégralement dans certains festivals, réunies dans ce coffret de quatre disques (avec livret en français, distribué par Harmonia Mundi) sorti en 2005. Les quatre premières font l'objet de cette première émission spéciale. Trois pièces méditatives, chacune d'une durée comprise entre vingt et trente minutes, et une quatrième pour piano-jouet d'un peu plus de sept minutes : le début d'un cycle majeur, l'un des premiers monuments de la littérature pour piano du vingt-et-unième siècle après les études de Pascal Dusapin. J'ai pensé d'abord à Morton Feldman, pour cette manière de dérégler le temps, de le distendre de l'intérieur, à John Cage pour la fabuleuse liberté, légèreté d'une musique qui semble toujours improvisée, naissante, insoucieuse de sa fin, à Gurdjieff pour sa simplicité, sa limpidité confondante, et puis je n'ai pensé à rien qu'à la musique...Compte-rendu d'une Expérience, ces quelques mots :
  Où vont ces notes, ces sons que la nuit égrène du bout de ses doigts aventureux ? Nul projet, pur jet, dépot de notes rejouées à satiété. Musique obstinée qui glisse dans les failles pour troubler l'inconnu, surprendre les secrets du dedans. Inner Cities, labyrinthes éclos au détour de quatre notes qui ne formaient qu'à peine une mélodie. Rien ne se joue, tout se déjoue, se troue. La musique est avènement, pure et miraculeuse immanence pour qui s'y abandonne dans l'oubli de tout. Il faut accepter de ne plus rien attendre pour que tout nous soit donné par surcroît, par surprise. Alors qu'on pense entendre les pas feutrés de la mort, on découvre les vertus du silence, prélude aux jaillissements cristallins, aux grappes résonnantes, aux escaliers martelés du descendre dans la spirale vertigineuse du moi. Balbutiements sublimes, tâtonnements féconds zébrés de fractures qui nous échouent soudain sur des plages inconnues traversées dirait-on par les sources radieuses de l'Énergie.
 
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Paru en 2005 chez Long distance / 4 cds / 11 plages / 4h 24 environ

 

(Addendum)

   J'aime bien cette vidéo pour Inner Cities 5, en direct du Horse Hospital de Londres, le 29 juin 2013, six ans après mon article initial. Au piano, Justin Snyder. La vidéo passe au noir un peu avant 4' - pour y rester !, et c'est parfait, dans la mesure où la musique d'Alvin est en effet une œuvre au noir...

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Publié le 5 Juillet 2019

Alvin Curran - Dead Beats

   Installé à Rome depuis plus de quarante ans, le compositeur américain Alvin Curran, si impliqué dans les musiques électroniques, expérimentales, les installations les plus improbables, revient à son instrument de prédilection, le piano, pour ce double cd dédié à et interprété par le pianiste Reinier van Houdt.

  On y trouve une version de la neuvième pièce des Inner Cities, ce cycle enregistré en 2005 dans le magnifique coffret de quatre cds proposé par le label français Long Distance, dont j'avais rendu compte dans un très vieil article de ce blog, en 2007. Le cycle était alors interprété par Daan Vandewalle, qui le joue depuis régulièrement en concert, le défend magnifiquement. Ici, c'est le dédicataire qui joue ce "Inner Cities n°9" : quelques notes balbutiantes butent sur le silence, se suspendent dans la lumière intérieure, comme si elles interrogeaient, cherchaient un chemin, le chemin, pas encore frayé. C'est une musique qui s'invente à mesure, dirait-on, qui se trouve par sa persévérance, qui teste ses trouvailles, les goûte en les répétant parfois obstinément. Elle ne suit aucune ligne, elle accueille l'inconnu, les surgissements les plus fracassants, les médiums soudain laissent la place à une plongée dans des graves martelés ; elle sait toutefois revenir à sa tranquillité interrogative, se fait longue errance éblouie dans des carrières illuminées, folle poursuite étourdissante. À d'autres moments, elle devient méditation des profondeurs traversée de poussées exubérantes, se fait soudain brièvement presque beethovénienne (à la faveur d'une citation ?) avant de s'abandonner à des sortes de clusters, des agrégats serrés de notes lourdes et graves répétées dans des vagues sonores crescendo ou decrescendo, véritables murs d'harmoniques superposées. Pièce prodigieuse, à l'image du cycle tout entier, chef d'œuvre absolu de la littérature pianistique de ce siècle.

   Le second cd est consacré au cycle éponyme, plus récent, de 2018, composé de cinq parties. D'emblée, l'atmosphère est plus brute, agressive, comme la danse chaotique d'un cheval cabré refusant d'être dompté, d'où des arrêts abrupts, des foucades. On n'est pas loin du blues, du rock, le rythme s'y fait lancinant, fracassé, pendant l'essentiel de la première partie, puis il vole vraiment en éclats tranchants sur un fond de graves défoncés. Rude début, ça secoue ! La seconde est plus calme, quelques notes déhanchées en boucles mystérieuses, au bord du silence, des coups ou battements morts du titre, dont elle renaît avec hésitation dans une hébétude cotonneuse avant de trouver le filon vers 6'30, un crescendo martelé à la Charlemagne Palestine, torrent d'énergie qui emporte tout dans une comète d'harmoniques. Le piano se fait orgue grondant, océan déchaîné, tout est arraché, fondu dans la lumière noire du fracas sauvage, avec ses phases de reflux sans que toutefois se tarisse cette force qui ne cesse de revenir jusqu'à la fin, de rouler vers les hauteurs telles certaines illuminations rimbaldiennes ou ce bateau ivre de Rimbaud encore. Comme c'est bon de s'y laver de la médiocrité, de la laideur ! Puis de se laisser bercer par la mélopée de la troisième partie, si insidieuse, insinuante, véritable serpent mélodique aux multiples anneaux qui vous enveloppent, vous enferment entre leurs bras qui vont et qui viennent, se retournent pour mieux vous coller à l'âme, véritables sables mouvants dont on ne souhaite même plus se dégager parce qu'on aspire à disparaître dans ce marais fascinant d'un romantisme approfondi jusqu'au vertige et qui, tout au long des deux dernières minutes, débusque des pépites lumineuses, achoppe sur des levées miraculeuses. C'est le cœur secret de ce cycle incroyable, aux paysages si inattendus. La quatrième partie se cherche autour d'une note et de ses ombres portées. Rien ne presse, la forme se cherche, se dessine peu à peu autour de la tonique, comme dans un nocturne de Chopin ou une sonate de Schubert, dans son évanescence assumée. Temps de la sérénité, de la concentration qui monte, du resserrement, sans que le drame éclate encore. Temps de la force qui ne nie pas pour autant sa faiblesse dans une belle dialectique prenant des accents parfois plus rudes mais qui se laisse aussi aller à des décrochements superbes, puis s'enthousiasme dans des enroulements arpégés dont la douce folie est adoucie par les graves pondérés de la main gauche.

Jusque là tout va pour le mieux : un nouveau chef d'œuvre d'Alvin. Je n'arrive pas à rentrer dans la cinquième partie, tout en bondissements, en redites, comme un gamin qui sauterait sur place. L'impression d'un jeu de massacre : notes uniques écrasées séparées de silence, courts segments mélodiques qui tournent et tournent encore sans que rien ne naisse vraiment, rien d'un peu agréable pour l'oreille. Il y a bien la coda, soudain folle, délirante, conclusion plausible de l'ensemble, et une ultime pirouette, pourquoi pas...

   Oublions donc cette cinquième partie. Tout le reste est magnifique, magistral !

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Paru en mai 2019 chez Moving Furniture Records / 2 cds / 6 plages /  1h 30 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

Impossible de trouver  des interprétations de Reinier van Houdt, alors je vous propose celle de Daan Vandewalle enregistrée dans le coffret Inner cities :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Publié le 23 Mai 2017

Alvin Curran / John Adams - Illuminations musicales

Nouvelle publication d'un article paru le 13 septembre 2008, remanié.

Des Canti Illuminati à Light over water

Quatrième album d'Alvin Curran, sorti en 1982 chez Fore, Canti Illuminati a été heureusement republié en 2002 chez  Fringesrecordings, label italien dont le site Internet ne fonctionne malheureusement pas. Deux morceaux autour de vingt-cinq minutes chacun constituent cette oeuvre extraordinaire, ce long voyage rimbaldien dans la mer des sonsL'album s'ouvre d'ailleurs sur l'évocation d'un univers maritime, avec des cornes de brume. Embarquement pour le pays de la voix reine, dérivante et délirante, parfois voix de gorge à la David Hykes ou à la Terry Riley. La voix d'Alvin, en solo ou démultipliée, tisse une nappe ondulante dans laquelle le synthétiseur ainsi que divers échantillons  viennent se couler pour nous entraîner dans la musique illuminée. Des nuées de voix viennent à la surface agitée par les pulsations électroniques, dans un mouvement puissant et caressant. C'est un hymne à la vie toujours renaissante, qui brasse et intègre tous les éléments : on y entend même brièvement  le père d'Alvin chanter à l'âge de 75 ans une chanson yiddish à l'occasion d'une réunion familiale. L'électronique ici devient humaine, est un processus au service de la voix vivante. Incarnée, elle magnifie le surgissement miraculeux des sons, la jeunesse rayonnante d'une oeuvre qui, si elle appartient à l'évidence à la mouvance psychédélique, n'a rien perdu aujourd'hui de son souverain naturel. La musique est toujours authentiquement pour Alvin une aventure dans laquelle on se jette à corps perdu, un viatique qui transporte et transfigure celui qui s'y abandonne. Loin des écoles et des sectarismes, elle est à la fois individuelle, composée et interprétée par le seul Alvin (voix, synthétiseur, piano et bande magnétique), et universelle comme peut l'être un raga acoustico-électronique. Aussi est-elle un classique, dans le sens de plus noble du terme, sans âge, dans sa beauté improvisée au bord du temps. Un disque indispensable. Merci encore, Alvin.
Prolongements
- le
site d'Alvin Curran, sur lequel vous trouverez un (trop) court échantillon des Canti,dans la section "Listen".
- un extrait des Canti Illuminati :

Alvin Curran / John Adams - Illuminations musicales

   L'année suivante, en 1983, John Adams - en même temps que Shaker Loops en 1987 chez New Albion Records - publie Light over water, une symphonie pour cuivre et synthétiseurs, une de ses meilleures compositions. On y retrouve l'influence de Steve Reich, transfigurée par une écriture à la fois légère et ciselée des textures sonores.

   Les vidéos sont illustrées par des œuvres du peintre russe Vladimir Kush (né en 1965).

 

 

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Alvin Curran, #Musiques Contemporaines - Électroniques

Publié le 19 Octobre 2013

Chophars, sirènes de navires et cornes de brume.

De quelques musiques d'Alvin Curran et d'Ingram Marshall.

   Un lecteur me signalait qu'après la lecture de mon article consacré à Shofar rags d'Alvin Curran, l'écoute des Maritime rites, un double cd paru chez New Albion Records, du même compositeur, s'imposait. Maritime rites (images et extraits sonores ici), c'est une série de concerts donnés sur des lacs, rivières ou grands ports, par des musiciens installés sur des barques, et d'installations sonores à base de sirènes de navires. Le projet, né dans les années soixante-dix, est toujours en cours, le dernier concert ayant eu lieu à Rome en 2012.

   Or, les sirènes ne sont d'une certaine manière qu'un avatar moderne, de l'époque industrielle, des cornes d'animaux utilisées dans des temps reculés et dont le chophar, corne de bélier du rite israélite, perpétue l'ancestrale tradition. Dans tous les cas, ces sons de cornes ou sirènes sont des appels à l'attention, au rassemblement, à la prière. À la menace de la dispersion, de l'exil, de la perte, ils répondent par la convocation de notre éveil et, en nous reliant aux origines, fussent-elles mythiques, veulent redonner du sens à nos petites vies limitées. D'un seul coup de corne ou de trompe, c'est la perspective même de l'éternité qui nous est suggérée : le rapport retrouvé aux autres, à l'Autre, agrège à nouveau une humanité de fait atomisée en milliards d'individus perdus dans la satisfaction de leurs intérêts égoïstes. Aussi n'est-ce peut-être pas un hasard si un artiste comme Alvin Curran, héritier de la tradition de la musique expérimentale américaine et donc individualiste forcené, en dehors de toutes les écoles et chapelles artistiques, accorde une telle place à ces instruments du lien immémorial.

(image ci-dessus: Alvin Curran sonnant du chophar à Rome, ville où se rencontrent étonnamment le religieux et le bestial - notamment celui des jeux du cirque, avec le Colisée à l'arrière-plan)  

De plus, la pratique de la musique électronique, dont il est aussi un pionnier avec le groupe Musica Elettronica Viva, indissociable des techniques du collage, du mix, de l'échantillonnage, risquerait d'aboutir à des compositions patchwork, à des bricolages insensés. Le recours au chophar, aux sirènes, contribue à transcender ce morcellement anhistorique, à lui insuffler une unité reconstituante, si l'on peut dire. Ces instruments ne sont-ils pas une forme supérieure des vents ? Comme eux, ils emportent, transportent, nous animent soudain d'une flamme, alors que dans le même temps leurs vibrations font passer sur nous l'ombre d'un mystère. Voix enrouées, souffles brumeux, halètements sourds, sons à la limite de l'audible, mais toujours un brin spectraux, vous nous envoûtez par votre carmen aux contours sonores mouvants, vous remuez en nous un marécage de sensations enfouies depuis tant de générations qu'on vous passe votre dimension rudimentaire, que c'est peut-être elle, justement, qui nous plaît sans qu'on ose toujours se l'avouer dans vos sonneries farouches et maladroites.

   C'est la mer soudain qu'on entend retentir, le grand océan primordial contemporain du chaos, avant la séparation des éléments. Ces appels traversent les brumes, les brouillards accumulés, accrochés au fil des siècles. Ils matérialisent, pendant la durée d'un souffle, l'épaisseur du Temps, et c'est en quoi ils sont toujours si troublants, d'autant plus que nous sentons qu'ils surgissent simultanément des tréfonds de nous-mêmes, se frayant un passage entre les dalles polies de notre personnalité civilisée dont nous sommes si fiers mais, nous le comprenons alors en entendant de telles proférations, si prisonniers. Ils sont les souvenirs lancinants d'une liberté sauvage, les lambeaux pitoyables d'une vie effrénée, animale. C'est pourquoi Alvin recourt à des échantillons qui pourraient sembler disparates si l'on refusait de voir ce qui relie le religieux et le bestial. La bête est toute entière créature et, comme telle, témoigne du divin le plus brut, perdu à jamais pour l'homme imbu de sa supériorité, qui s'éloigne toujours plus dans un monde façonné par son esprit épris de rationalité. La prière ne vise rien moins, au fond, qu'au retour vers une incarnation naïve, antérieure à tout péché. C'est ce qu'exhale le chophar, par-delà la liturgie, dans la musique d'Alvin Curran. Quant aux sirènes de navire, aux cornes de brume, étymologiquement fabuleuses, elles enracinent les expérimentations musicales d'aujourd'hui dans un imaginaire rêveur plus vrai, plus frais que notre univers d'artefacts.  

 

Chophars, sirènes de navires et cornes de brume.

   Ingram Marshall, compositeur américain pionnier, lui aussi, des musiques électroniques, utilise régulièrement les cornes de brume. "Fog tropes", une pièce de 1982 parue chez New Albion Records, inclut des enregistrements de cornes de brume de la baie de San Francisco, des sons maritimes et une flûte balinaise, la flûte gambuh, vaporeuse et veloutée à souhait, dans une sorte de collage sur bande magnétique pré-enregistrée, mixé avec un sextet de cuivres (paires de trompettes, de trombones et de cors) lui-même retraité à travers un système numérique de retardement. Mais tandis qu'Alvin Curran n'hésite pas à jouer par moments sur les contrastes de textures, les heurts et ruptures sonores qui exhibent le disparate pour mieux exprimer la volonté de jouer de tous les sons de tous les temps, donc de brasser toute l'histoire sonore en l'actualisant dans un geste de réappropriation quasiment démiurgique, Ingram Marshall a plutôt tendance à atténuer les écarts, à harmoniser ses matériaux, d'où une impression de fondu sonore, favorisé par la proximité de timbre entre cuivres et cornes de brume. Pas de traversée du temps, de concaténation temporelle, de tentative pour vivre simultanément le plus ancien et le contemporain. Non, une plongée dans une zone intermédiaire, hors du temps ou dans une temporalité indéterminée, peuplée d'esprits et de fantômes. L'électronique et l'acoustique deviennent indiscernables, animées des mêmes ondulations, ourlées de franges harmoniques flottantes. Quelque chose émerge de l'indistinct. La musique d'Ingram Marshall rejoue le drame primordial de la naissance, mais pour engendrer des ectoplasmes sonores qui ne rejoindront jamais le présent. Elle sourd des limbes, y plane, vaguement inquiétante et en même temps fascinante. Musique de l'inquiétante étrangeté au potentiel dramatique exploité par les deux films qui l'ont inclus dans leur bande originale, Cerro Torre, le cri de la roche (1991) de Werner Herzog, et Shutter Island (2010) de Martin Scorsese (voir mon article à ce sujet).

(ci-contre : corne de brume de la baie de San Francisco)  

   En 1993, "Fog Tropes II", sur l'album Kingdom come sorti en 2001 chez Nonesuch Records, reprend la bande magnétique de la première version, qu'il combine avec un quatuor à cordes, en l'occurrence le Kronos Quartet. Les contrastes sont évidemment plus marqués, mais la lumière baisse peu à peu, les graves l'emportent, les fantômes reviennent entre les cadences de plus en plus élégiaques des cordes, si bien que l'œuvre est au final plus déchirante, plus luciférienne en ce sens qu'elle évoque comme une chute magnifique et terrible, celle de l'archange rebelle condamné à devoir se contenter des ténèbres, et dont la pièce donne à entendre les voltes, les efforts sublimes et vains de remontée. Ici, les cornes de brume signent un exil définitif.

   Chophars, sirènes de navire et cornes de brume relient la musique d'Alvin Curran à un monde édénique. Le collage d'échantillons variés - prières, cris d'animaux, bruits... - convoque pour l'auditeur des strates éloignées de l'histoire humaine, embrassée dans une saisie passionnée, totalisante. L'électronique y est le continuum magique qui charrie la variété merveilleuse retrouvée du monde. Pour celui qui sait bien sonner, rien n'est perdu, toute la beauté inépuisable de la création peut se déployer, que ce soit dans des envolées psychédéliques ou des cacophonies débridées. Pas de place pour la nostalgie dans cette célébration sensuelle, gourmande. Par contre, les cornes de brume d'Ingram Marshall, séduisantes comme des sirènes d'ailleurs, sont l'écho d'un autre monde, perdu peut-être, qui vit quelque part d'une vie presque larvaire mais sombrement expressive. Elles sont ambivalentes, liées à des lieux écartés, maudits : pénitencier (Alcatraz), enfers...Chez Ingram Marshall, elles sont le signe d'un romantisme contemporain, d'une inquiétude somptueuse.

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( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 juillet 2021)

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Publié le 9 Septembre 2013

Alvin Curran - Shofar rags

   Il est difficile d'imaginer Alvin Curran sans son chophar (ou shofar selon les anglophones). Chez lui, lorsqu'il reçoit des amis, il arrive toujours un moment où il se fait un plaisir de souffler dans sa corne de bélier. Lors de l'inauguration de l'exposition consacrée aux aquarelles de son amie Edith Schloss à la Casa delle Letterature à Rome en décembre dernier, je l'ai vu en sonner en public. Il était donc logique qu'il consacre un disque à cet antique instrument lié au rite israélite, instrument qui accompagne sa vie quotidienne depuis des années. À sa manière, bien sûr, en l'associant à des processus électroniques et à de très nombreux échantillons collectionnés avec passion et stockés dans son ordinateur et son clavier échantillonné. N'a-t-il pas mis en exergue ceci, avec des remerciements à John Cage : « Le monde est ma langue-mère, ma synagogue, mon chophar, mon solfège, ma radio, ma première et dernière symphonie, mon seul livre-audio. » Le chophar sonne le monde, fait tomber les murailles mentales comme il a, selon la tradition, fait tomber celles de Jéricho. Ce nouveau disque est donc un hymne à la vie, fougueux, débridé, un nouveau voyage en solitaire, relayé sur deux pistes par le grand tam-tam de William Winant (la 3), l'accordéon de Arnold Dreyblatt et la clarinette soprano de Michael Riessler (la 6).

   "Shofar Puro Alap", le premier titre, donne à entendre l'instrument dans toute sa pureté brute : sonneries courtes et longues, réitérées, puis étirées, prolongées d'échos, triturées jusqu'à prendre une texture étrange, s'incorporer à un véritable poème sonore électronique. Le temps se distend, et c'est un peu comme si l'on rentrait à l'intérieur de l'instrument, dans ses volutes, sa belle torsade. Après ce "portique" d'entrée, "Shofar X17" nous plonge dans un océan de sonneries, certaines comme les trompes marines qu'Alvin affectionne et qu'il a déjà utilisées dans d'autres pièces. Immersion dans un temps lointain, celui de l'indistinction, « quand bruit, respiration, parole et musique ne formaient qu'un » comme le compositeur le rappelle dans le petit texte de présentation du livret. Les sonneries se mêlent aux cris, grognements d'animaux d'autant mieux que le souffle donne aussi à entendre des chuintements, des gargouillis sonores. Peu à peu surgissent des sons divers, des voix, dans une cacophonie hoquetante, mais transcendée par les reprises du chophar. Le monde naît véritablement du souffle de cet instrument élémentaire, en un sens. La pièce devient un collage coloré, entre free jazz et incidences industrielles, avec des moments extatiques magnifiquement imprévus.

   Le troisième titre, "Shofar T Tam" commence au ras du souffle, dans des balbutiements musicaux qui se changent en traînées lumineuses. Le rythme est très lent, l'atmosphère solennelle ponctuée par les beaux coups profonds de tam-tam de William Winant. Véritable incantation, ode aux naissances multiples dans une nature présente à travers des échantillons divers, le morceau dit l'enchantement des mondes en gestation, des aurores auditives. On remonte aux sources des psalmodies, dans l'effervescence diaphane des commencements. Une splendeur pour tous ceux qui sauront accueillir cette musique naïve et en même temps d'un extrême raffinement. Après ce moment aux résonances parfois orientales, japonisantes, "Alef Bet Gimel shofar" nous plonge dans un monde panique, tout en cassures, dissonances, glapissements, dérapages et accélérations, ponctué de coups métalliques : en fait un interlude - la fin du chaos et le début de l'ordre du monde, d'abord alphabétique - avant "Shin Far Shofar 1" qui débute avec des sonneries longues progressivement serties d'harmoniques électroniques lumineuses très légèrement pulsantes et se situe dans la mouvance des extraordinaires Canti illuminati. C'est une échappée folle, somptueuse, trouée de nuages mystiques étonnants, des voix lointaines multipliées, des échantillons de fêtes ou cérémonies de confréries religieuses lovés dans les boucles longues du chophar. Juste après, "Shofar der Zeit" marie un peu à la klezmer chophar, accordéon et clarinette dans une atmosphère survoltée pour un autre interlude, avant le dernier long titre "Shin Far Shofar 2", qui clôt l'album par des rivages dans un premier temps éthérés, apaisés. Le chophar retrouve sa fonction d'appel : il ouvre les vannes célestes, célèbre la Vie, et c'est un bouillonnement, une joie des sons, interminable...

    Un disque remarquablement conçu, un chef d'œuvre d'Alvin Curran, authentique compositeur inspiré de notre temps, à écouter absolument ! 

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Paru chez Tzadik en 2013 /  7 titres / 60' environ.

Pour aller plus loin

- le site d'Alvin Curran, sur lequel vous trouverez pas mal d'extraits de ses œuvres (trop brefs, je sais, mais pour une mise en appétit...)

- Alvin Curran en concert le 21 avril 2007 à La Hague pour une improvisation au chophar et au clavier échantillonné : plus "Transdada express" en effet que sur le disque, je tiens à le préciser...et à rassurer les oreilles sensibles que ce déferlement inquièterait...Moi, cette folie me ravit, parce qu'elle dit la musique inscrite autour de nous, jusque dans les gémissements amoureux !

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 26 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Alvin Curran, #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 16 Janvier 2012

   Jusqu'au 31 janvier se déroule à la Casa delle Letterature de Rome une exposition titrée The Painted Song / Il Canto dipinto, consacrée au compagnonnage artistique de deux américains qui ont choisi de se fixer dans la capitale italienne. Alvin Curran est une figure marquante de la musique expérimentale, électronique - l'un des fondateurs et membre actif de Musica Elettronica Viva, ensemble né dans les années 60, qui donne encore des concerts-événements de temps à autre. Sa grande liberté d'écriture, son goût pour l'improvisation ne l'ont pas empêché d'écrire un monumental cycle de pièces pour piano, Inner Cities, loué dans ces colonnes (voir ma catégorie dédiée à Alvin). Je ne connaissais pas Édith Schloss, artiste américaine d'origine allemande née en 1919, écrivain et peintre active dans les milieux d'avant-garde où elle se lie d'amitié avec Willem de Kooning ou Meret Oppenheim, décédée dans sa quatre-vingt-douzième année quelques jours avant l'inauguration du mercredi 21 décembre 2011, alors qu'elle préparait activement cette exposition importante. En fait, j'avais déjà vu certaines de ses œuvres sur ou dans les livrets des disques d'Alvin, présentés dans l'exposition. Leur première collaboration artistique commune date de 1966, quatre ans après qu'elle se soit installée en Italie, pays qu'elle avait visité en 1936, avant son émigration aux États-Unis. Alvin venait de son côté de s'y installer.

   Le cœur de l'exposition est une série d'aquarelles d'assez grand format, 50 sur 70 centimètres, qu'elle a réalisée sur des fragments de partitions fournis par le musicien. L'idée leur était venue d'associer plus étroitement musique et peinture, d'où le titre.

Alvin Curran / Edith Schloss - The Painted Song : Etreindre le corps astral de la beauté !

   Édith pose ses couleurs sur les partitions soignées d'Alvin, à l'écriture fine et nette, qui créent un espace à la fois réglé et aéré, comme offert à la rêverie. La corne de brume ("Fog Horn" sur la première ligne) utilisée dans Maritime Rites semble appeler des esquisses fantasmatiques : une femme jambes ouvertes, écho de certains dessins d'Egon Schiele ; formes vaguement phalliques ; la mer mauve crache du sang sous un tournoiement très léger de constellations. 

Alvin Curran / Edith Schloss - The Painted Song : Etreindre le corps astral de la beauté !

   Sur la très belle partition du n°7 ci-dessus, "Bend very slightly", un centaure violet s'affronte à une créature féminine toute de sang, à moins qu'ils ne s'embrassent ou s'étreignent par-dessus un corps allongé bras derrière la tête, sous le regard d'un personnage à tête de chat, sans bras, à droite, derrière une forme debout, à la tête un peu bovine. Eros et Thanatos...crime passionnel à la face des dieux ? Ces rencontres entre le trait incisif de l'encre et les délavements de l'aquarelle disent le caractère fantasmagorique de toute musique. Mais tandis que Franz Liszt, dans ses poèmes symphoniques, prétendait transcrire les émotions éprouvées à la lecture de poèmes de Hugo ou de Lamartine, ou devant des tableaux, des sculptures, le mouvement est ici inverse, de la musique vers la peinture, ou plus exactement de la trace écrite de la musique, déshabillée de son vêtement harmonique, vers l'aquarelle, sœur évanescente du souvenir. Rien n'est fixé, figé, car dans le jeu des deux univers l'imagination est comme des abeilles en train d'essaimer - je me saisis de "like swarming bees", lu en haut à droite...

Alvin Curran / Edith Schloss - The Painted Song : Etreindre le corps astral de la beauté !

   Passionnée par la mythologie, sans doute parce que son père l'emmenait voir des tragédies grecques pendant son adolescence, Édith Schloss y revient souvent dans ses aquarelles. Ici, une étonnante carte du ciel répond à la partition éparpillée sur la feuille. Les constellations s'épousent dans une danse douce et folle devant un foetus astral, très improbable fantaisie de ma lecture : son cordon ombilical s'enroule autour d'un verre énorme dont le haut du contenu brûle et pétille. "Égratigne aussi fort que possible, ou ne fais rien", dit le titre anglais.

   Un dernier exemple, très flamboyant, inspiré de l'histoire de Léda s'accouplant avec Zeus sous la forme d'un cygne. Ce numéro 12 est donc l'une des toutes dernières créations d'Édith. Comme pour les autres, il m'a fallu du temps pour les voir. C'est après les avoir numérisées à partir du catalogue, en les observant pendant que je commençais cet article, qu'elles me sont apparues dans leur légère, exubérante délicatesse. Dans leur intensité sauvage aussi, car la scène ci-dessous relève de l'excès absolu. Le cygne blanc de l'iconographie traditionnelle cède la place à un animal ou une colonne fulgurante qui, comme des torrents de feu, envahit le corps fragile de Léda, d'un violet liturgique. De la bouche de la mère de Clytemnestre et des Dioscures sourd la musique sur sa partition tranquille, peut-être pour nous dire qu'elle est transmutation de la jouissance incommensurable. Léda est devenue Euterpe, muse de la musique, dont le nom signifie "la toute réjouissante", "qui sait plaire". Seule celle qui est réjouie, comblée d'amour par l'amant divin, peut nous réjouir grâce à l'harmonie exhalée par son souffle, son corps en état d'exultation majeure.

Alvin Curran / Edith Schloss - The Painted Song : Etreindre le corps astral de la beauté !

Pour aller plus loin

- l'exposition est visible à la Casa delle Letterature, 3 piazza dell'Orologio, dans le centre de Rome, jusqu'au 31 janvier. Du lundi au vendredi, de 9h30 à 18h30. Entrée libre.

- un poème d'Édith Schloss, lu lors de la soirée d'inauguration : (avis aux traducteurs...je suis en train de m'y atteler de mon côté.)

 

Ode to the Unknown Photographer

La Serra 1979

 

Seeker of sunsets

and mothwing skies

shatter of sea on rock

and houses bleached apricot

your horizon striving

sailor's eye

fishes a view.

 

Catcher of peacock moments

- at the edge of this great wet

which has shivered

into whales, scales, whelks, and us -

of red suns, chinks of yellow,

bottle glass hills of waves

and yes

blues blues blues upon blues.

 

Are you just one or many

of the Ginocchio Postcard Company

who snaps these hues ?

 

But I know you man

for I too am a dealer in blues.

 

  - "For Cornelius" (1982, révisée en 1990) d'Alvin Curran, une pièce représentative de l'autre face du musicien : non plus le performeur, l'expérimentateur agité entre free jazz et expérimentale dure et folle, non, le compositeur exigeant, secret et fin, qui a donné au piano parmi les plus belles pages de la fin du vingtième et du début de ce siècle : écoutez le décollage extraordinaire après six minutes. Et en plus, interprété au piano par le grand Yvar Mikhashoff, trop tôt disparu :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 avril 2021)

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Publié le 3 Janvier 2011

Alvin Curran / Solo works : the '70s

  Chants de l'Innocence extatique

   Un triple cd pour quatre albums d'Avin Curran parus entre 1973 et 1977 : c'est le superbe et généreux cadeau du label New World Records, qui avait déjà réédité en décembre 2008 une anthologie consacrée à Musica Elettronica Viva, ensemble d'improvisation acoustique et électronique dont Alvin fut l'un des membres avec Steve Lacy, Richard Teitelbaum et Frederic Rzewski notamment.

   Les années soixante-dix : point culminant de l'individu, carrefour cosmique, et de l'artiste solipsiste. Alvin, seul, compose, interprète, mixe, enregistre. Des plages, dont la plus courte est à presque vingt minutes. Le temps ne compte pas. L'artiste bricole, laisse venir. Quelques sons pré-enregistrés, un synthétiseur, un cor, une voix féminine, la sienne aussi. Un chien aboie, on entend la mer. Le synthé commence à onduler, c'est parti, il a fallu se laisser aller, car on en est déjà à la deuxième plage de Canti e veduti del Giardino Magnetico (1974), enregistré et mixé dans son studio romain de la via dell'Orso. La musique transcende le temps, le condense. Tout flotte : musique planante, de voyage interstellaire ou intérieur, cela revient au même. C'est ça : l'artiste dans un monde flottant, non pas celui, visuel, de l'estampe, de l'ukiyo-e., celui des sons qui abolissent les cloisons. Le sujet irradie, oublie ses limites, devient nébuleuse ou onde vagabonde. Les titres sont bien sûr programmatiques : Chants et vues du Jardin Magnétique ! Magnifique ! Le monde par le grand bout de la lorgnette. Comme on respire ! C'est une musique pour des êtres libres, pas encore abrutis par les médias tyranniques et l'Opinion staracadamickée. Vous avez dit psychédélique ? Pourquoi voir des drogues dès qu'il y a extase ? C'est l'euphorie d'exister, de se laisser traverser par des harmonies que l'on a fait venir à soi par un patient travail d'approche. C'est la joie créatrice, radieuse et folle. 

   Suit Fiori Chiari Fiori Oscuri (plaisir d'oublier le titre anglais "Light Flowers Dark Flowers" : Alvin n'est-il pas un Américain à Rome ?), une évocation incantatoire de l'enfance et de ses sortilèges, avec une première partie envahie par une narration enfantine accompagnée d'une computation jubilatoire, relayée par le phrasé répétitif d'une flûte et les boucles de son nouveau Serge Modular Synthesizer. L'œuvre s'enfonce dans un jardin de stridulations et de modulations serrées à l'effet totalement hypnotique, mixe bruits de cour de récréation et crissements d'insectes, cliquetis, pour une symbiose rêvée entre le culturel et le naturel. L'enfant reprend sa narration au début de la seconde partie : il raconte son voyage dans la lune, où il dit être allé trois fois. Il hésite, on devine qu'il invente au fur et à mesure. Bien des auditeurs seront agacés : dix minutes à écouter cet enfant, et bien oui, une manière paradoxale de faire le vide, de se préparer à accueillir, après quelques tatonnements à l'ocarina, le pianiste Alvin, qui tisse de plus en plus vite des motifs martelés dans une improvisation sauvage digne d'un Charlemagne Palestine, improvisation qui s'arrête brutalement. Silence. Le piano cherche quelques notes, enfourche de biais un standard de jazz, "Georgia on My Mind", qu'il triture, fracture, réinvestit par des sons enregistrés dans un zoo, un carillonnement d'aluminium.

   Je ne reviens pas sur les Canti Illuminati (1977), déjà évoqués dans un article antérieur. La réapparition de ce pur chef d'œuvre, réédité confidentiellement en Italie dans les années 2000, justifie à elle seule l'achat du coffret. 

  The Works (1976) est fortement marqué par la musique indienne : chant presque carnatique, chant de gorge, structure de raga. Le morceau (quarante-cinq minutes en deux parties) s'ouvre sur la voix qui dialogue avec les appels amoureux d'un chien, le tout accompagné du piano qui vient vite sur le devant, mis en espace par des bruits divers. C'est parti : nous sommes à cinq minutes du début, et déjà la magie opère. Dépaysés, apaisés, attentifs à toutes les modulations de la voix, magnifique, aux variations pianistiques brillantes qui l'enveloppent de ses spirales. Expérience du vertige infiniment langoureux, téléportation imaginaire. La musique est dérive, invasion, creusement têtu qui traverse les vagues sonores venues la parasiter pour un temps. La première partie se termine par une apothéose somptueuse aux multiples miroitements. La voix réapparaît au début de la seconde partie, cette fois accompagnée du synthé et de sons électroniques. Nous sommes entrés dans l'océan des modulations intriquées, des courtes vagues répétées, des chevauchements harmoniques. The Works forme diptyque avec les Canti Illuminati, et semble annoncer l'une des plus belles compositions de John Adams, Light over Water (1978), symphonie pour cuivres et synthétiseurs publiée par le label New Albion Records en 1987 (avec Shaker Loops). Splendide, avec une fin pleine d'humour pour nous ramener en douceur ici-bas !

  Plus de trente ans après, ces pièces sont toujours aussi fraîches, naïves dans le meilleur sens du terme. Illuminantes.

 Coffret paru en octobre 2010 chez New World Records / 3 cds de 50, 78 et 64 minutes.

Pour aller plus loin 

- le site d'Alvin Curran.

- disque en écoute (partielle) et en vente sur le site de New World Records

Alvin Curran / Solo works : the '70s

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 22 mars 2021)

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Publié le 13 Décembre 2009

Bruce Brubaker (2), défricheur des musiques d'aujourd'hui.
  Bruce Brubaker fait décidément partie de ces rares pianistes qui n'ont peur de rien, qui vont jusqu'au bout de leurs enthousiasmes musicaux. Sur hope street tunnel blues, sorti en 2007, il propose un programme qui alterne des œuvres de Philip Glass et d'Alvin Curran. Si le premier a gagné les faveurs du grand public, le second reste dans l'ombre alors qu'il est l'un des compositeurs majeurs de ce temps. De Glass, Bruce interprète une transcription de "Knee Play 4", un fragment de l'opéra Einstein on the beach", "Wichita Vortex sutra", deux morceaux typiques de ce minimaliste au lyrisme fluide, le célébrissime "Opening",  un morceau que je ne me lasse pas de réécouter, mais aussi une des très belles études pour piano, la cinquième, intériorisée et frémissante, un versant moins grand public de ce compositeur prolifique. D'Alvin Curran, Bruce retient le morceau éponyme, prodigieux, une machine à accumuler de l'énergie avant de se résoudre en fleuve irrésistible, en vrai blues lancinant. Et il se lance à nouveau dans ce monument pour piano, "Inner cities", dont il interprète cette fois, après la première pièce sur son disque précédent, la seconde, tout aussi radicale dans sa beauté  lumineuse et désolée, dans son obstinée recherche d'absolu. Plus de vingt minutes si loin des vaines agitations, si près du son originel et ultime à la fois...

Paru en 2007 chez Arabesque Recordings / 6 plages / 60 minutes environ
Bruce Brubaker (2), défricheur des musiques d'aujourd'hui.

   Fidèle à Philip Glass, Bruce Brubaker a sorti voici quelques mois un nouvel opus où il interprète ses six études dans la version originale de 1994. À écouter pour ne pas enfermer le minimaliste dans des clichés injustes ! Comme dans ses disques précédents, le pianiste en profite pour entraîner ses auditeurs vers de nouveaux continents. Cette fois,  vers un autre de ses compatriotes, né en 1943, William Duckworth, compositeur, professeur de musique à l'université de Bucknell, à qui l'on doit un superbe cycle pour piano, The Time curve preludes (1977-1978), que certains considèrent comme l'une des premières manifestations du postminimalisme. En tout cas, un grand cycle, dont nous n'avons ici que le premier livre de 12 préludes. Alors, un Debussy du postminimalisme ? Assez juste pour quelques pièces vaporeuses, lignes impalpables et clapotements. Il y a aussi du John Cage - compositeur qu'il a beaucoup étudié, dans ces pièces imprévisibles, discrètement envoûtantes, je pense au sixième prélude, carillon en boucles serrées, l'une des pièces où le titre d'ensemble se comprend le mieux, l'auditeur pris dans les filets du temps courbe. Comme des miniatures d'une extraordinaire fraîcheur, labiles, des truites qui s'échappent dans les éclaboussures, éblouissantes et rieuses.

Time Curve (Musique de Philip Glass et William Duckworth)

Paru en 2009 chez Arabesque Recordings / 18 plages / 70 minutes environ
Pour aller plus loin
- mon article précédent consacré au pianiste, le 19 novembre.
- une vidéo où Bruce montre comment il "prépare" son piano pour jouer la musique de William Duckworth.

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 janvier 2021)

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