Publié le 24 Octobre 2019

Bruno Letort - Cartographie des sens

La musique de chambre, au large...

   Guitariste et compositeur, Bruno Letort est éclectique depuis ses débuts, publiant dans les années quatre-vingt des albums à la frontière du jazz et du rock, multipliant les collaborations avec des musiciens issus du jazz et des musiques improvisées, composant pour le théâtre, le cinéma, la danse. Producteur sur France Musique, il fonde le label Signature, sur lequel on retrouve quelques artistes présents dans ces colonnes, notamment le guitariste Fred Frith - on verra plus loin pourquoi je mentionne ce musicien inclassable qui a publié aussi chez Tzadik, grand label des musiques expérimentales. Avec Cartographie des sens, Bruno Letort rassemble une collection de pièces qui invitent l'auditeur à abandonner très vite ses préjugés ou clichés sur la musique de chambre. La pochette donne à lire un texte de présentation impeccable d'Alexandre Castant, auquel je renvoie pour les indications plus techniques et les références précises. L'un des axes de cette collection est la thématique de la séparation, de l'exil, de la migration, sensible dans le choix des textes et certains titres

   En ouverture, le titre rimbaldien "Semelles de vent" annonce une aventure, ici la rencontre entre un quatuor à cordes et la voix de la chanteuse éthiopienne Éténèsh Wassié, entre la culture occidentale savante et l'éthio-jazz, forme de jazz populaire dans son pays. On pense évidemment à certains disques du Kronos Quartet, qui affectionne ce type de friction stimulante. La chaude mélopée de la voix est soutenue par un quatuor à la musique entraînante, qui se fait vite lancinante, approfondie par des échappées électroniques, des touches de clarinette (?), des échos soutenus de voix dans les lointains, une basse grondante parfois, ce qui donne à toute la fin un parfum mystérieux. Après une telle alliance métissée, "Absence" surprend par son côté apparemment musique ancienne. L'Ensemble vocal Tarentule développe une polyphonie qui déstructure un texte de l'écrivain contemporain Orlando de Rudder, jouant des boucles, des accélérés et des ralentis, des timbres aussi en un éblouissant bouquet de voix, d'éclats, de suavités imprévues : la musique de la Renaissance fondue dans une approche plus contemporaine brouille en fait les pistes pour mieux réjouir l'oreille.

   Retour au quatuor à cordes dans sa forme classique avec le cycle "E.X.I.L" en quatre mouvements, interprété par le Grey Quartet...oui, mais enrichi de textures électroniques, de bruits. L'atmosphère du premier mouvement, élégiaque, est chargée d'inquiétudes exprimées par des drones, des cliquetis. La tension s'accroit pour se vaporiser autour de virgules percussives lumineuses, comme d'une boîte à musique enchanteresse tandis qu'une aura électronique enveloppe les cordes. Splendide début ! "EX.I.L 2" développe une plainte parfois discordante, puissante, agitée de soubresauts impressionnants, avec des passages langoureux : c'est le cœur dramatique du cycle. Retour à une inquiétude diffuse dans le troisième mouvement, marqué par des inflexions déchirantes, des cassures, des trouvailles sonores parfois magnifiques, en particulier ce friselis cristallin tel un leit-motiv qui embaumerait la douleur, la souffrance. Quelle fresque variée, fouillée dans les moindres détails, belle de la beauté d'un désespoir qui s'accroche quand même à l'espoir ! La mer est là qui gronde aux portes de la nuit... Aussi le dernier mouvement peut-il se comprendre comme l'explicitation de ce que la musique exprimait : Jean-Marie Gustave Le Clézio, d'une voix claire, péremptoire, réfléchit à la question de la responsabilité qui nous incombe, à nous pays riches, face à la misère des déshérités qui migrent. Accompagné par les cordes, il nous assène une leçon lourdement rhétorique. Mieux vaut lire Désert, qui dit bien mieux les choses, de manière littéraire et non idéologique ! C'est la partie à mon sens la plus faible du cycle, parce que démonstrative, et d'une froideur contre-productive. Les trois parties précédentes se suffisaient à elles-mêmes, expressives, poignantes, et si belles sans paroles de vérité. La vérité de la musique n'est pas celle du logos, c'est celle des sens justement, du ressenti dont tout ce qui précède nous dressait la si émouvante cartographie.
 

  Que "Draisine' soit liée à un projet inabouti autour du chef d'œuvre d'Andréi Tarkovski, Stalker, m'interpelle évidemment. Servie par un sextet (basse, percussions, piano, violon, alto et violoncelle), cette courte pièce oscille entre musique de chambre et jazz, entre mélancolie légère, langoureuse, et tentation sublime avec le piano funambule sur des crêtes lumineuses, épaulé par la basse et une clarinette basse interrogatrice. "Rebath", anagramme de "breath", met en espace sonore une flûte confrontée à un environnement électronique qui semble la démultiplier, lui faire écho non sans ironie mordante, comme si elle se rebaignait dans ses propres sons devenus méconnaissables. Étonnante pièce, si vive, si fraîche, constamment en allée dans une fuite désordonnée, un peu sauvage, doucement panique...

   ... de quoi annoncer les trois "Fables électriques" qui suivent, pour guitare électrique et électronique. Presque un début de musique industrielle pour la première d'entre elles, percussion sourde et sons triturés avant le lâcher de guitare(s), démultipliées elles aussi, scansion monotone en crescendo, explosion saturée avant une nouvelle vague d'assaut. Nous sommes dans un univers métallique, impitoyable, brûlant de froideur, fracturé par des déchirures âpres, ce qui n'est pas sans évoquer l'univers du guitariste Fred Frith cité en début d'article, ou encore celui de Marco Capelli et son "Extrem Guitar project". Cette première fable ne serait-elle pas le bulldozer de la civilisation occidentale faisant place nette par sa sombre puissance ? La deuxième est d'abord plus torturée, introvertie, immergée dans un bain électronique : elle se change vite en hallucination et magie rituelle sur fond de voix spectrales, tout en résonances percussives radieuses, pas si éloignées que cela des bols chantants tibétains. On peut la voir comme un mouvement lent de sonate, un intermède avant la reprise de la première fable sur un mode plus frénétique, agressif, lourdement répétitif. L'atmosphère est grondante, saturée, pulsante telle une danse claudicante de géant déhanché parcourant les décombres de villes détruites. Une trilogie formidable, à écouter à plein volume !

   L'aventure se termine avec "The Cello stands vertically, though...", ode au violoncelle en cordes libres, si l'on peut dire, bateau ivre rimbaldien, ce qui nous ramène au début de ce voyage, de cette traversée de quelques unes des nouvelles modalités de la musique de chambre d'aujourd'hui, où la guitare électrique, l'électronique côtoient, rencontrent les instruments plus classiques du genre. Bruno Letort s'inscrit ainsi dans le courant de décloisonnement représenté aux États-Unis par les compositeurs du protéiforme Bang On A Can, festival, ensemble et label fondés par David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe.

    Oubliez vos préjugés : cette musique contemporaine-là est sacrément belle, vivante, surprenante, prenante !

Mes titres préférés : "Fables électriques" (les 3 !) / "E.X.I.L" 1 à 3 / "Semelles de vent" / "Draisine"... et j'aime assez trois des quatre restants, à l'exception de celui que j'ai indiqué !

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Paru en septembre 2019 chez Musicube / 12 plages / 51 minutes environ

Pour aller plus loin :

- "E.X.I.L 1"  (ci-dessus) et "Fables électriques" Mvt 3 (ci-dessous) en fausses vidéos :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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Publié le 17 Octobre 2019

Michael Vincent Waller - Moments

  Compositeur américain installé à New-York, Michael Vincent Waller a étudié avec La Monte Young, Bunita Marcus (pianiste, amie proche et collaboratrice de Morton Feldman à la fin de sa vie). Deux ans après Trajectories, il sort Moments, un album de pièces pour piano solo, avec quelques compositions pour vibraphone solo. Au piano, l'un des pianistes les plus engagés dans la défense des nouvelles musiques, R. Andrew Lee. Au vibraphone, William Winant, percussionniste américain d'avant-garde. Comme sur Trajectories, c'est "Blue" Gene Tyranny, lui-même pianiste et compositeur, qui signe une partie des notes du livret d'accompagnement, très bien fait, passant en revue toutes les pièces. Un autre texte de Tim Rutherford-Johnson, écrivain et professeur de musique contemporaine, aborde la musique de Michael de manière plus synthétique, pointant notamment l'ombre d'Erik Satie. C'est passionnant. Pas question pour ma part d'empiéter, si ce n'est ponctuellement, sur leurs approches.

    Le titre de l'album, Moments, annonce des pièces plutôt brèves, de 1'02 pour la plus courte, à 5'58 pour la plus longue, un Nocturne. Elles sont nettement liées à des personnes de l'entourage du compositeur, auxquelles elles sont parfois dédicacées. Aussi sont-elles chargées d'émotions, exprimées dans le style propre de Michael, un mélange de clarté, de simplicité et de savantes combinaisons harmoniques entre modalités traditionnelles et influences minimalistes.

   Trois notes à la main gauche, c'est la trame de "For Papa", étayée par une mélodie limpide et gracieuse, répétée et variée, à la main droite. Une nostalgie légère s'en dégage. "Return from L.A", en quatre moments, commence aussi à la main gauche, très rêveuse, puis s'envole dans un gai frémissement de lumière. Tout tourne. Les mélodies coulent, discrètement obsédantes avec leurs boucles rapides. Comme le remarque "Blue" Gene Tyranny, le troisième moment fait songer à la musique de gamelan par ses cycles colorés, rythmés autour d'une assise de grave. Le quatrième moment est lui d'une grâce élégiaque admirable, tout en retenue, avec des suspensions ineffables. Comment rester insensible à une telle musique ? Succède à ce petit cycle un "Divertimento", rêverie à peine grave à base de grappes de notes jetées en un geste répété tout au long de la pièce, à chaque fois débouchant sur un silence comme une interrogation insistante à laquelle il n'est pas répondu, si bien que le piano semble improviser une réponse. "For Pauline", dédié à la mémoire de Pauline Oliveros, pionnière de "l'écoute profonde" (deep listening) disparue en novembre 2016, est bouleversant de simplicité : pas de mélodie, une harmonie fondée sur des répétitions de notes alternativement dans les aigus et les graves, leur lent décalage donnant l'impression d'entendre comme un cortège de cloches. "Jennifer", par contraste, est un moment virevoltant, mélodieux, célébration de la vie retrouvée après les inquiétudes de la maladie marquées par des phrases plus graves dans ce flux qui ne cesse d'aspirer à la lumière tout en se souvenant des ombres de la mort.

   Deux "Nocturnes" suivent, pièces un peu plus longues. Le N°1 est une pure extase, la mélodie montant et descendant d'une si douce manière, soutenue par quelques notes graves. Quelle suavité sereine, quelle délicatesse émouvante ! On retient son souffle dans ce délicieux vertige au ralenti... Le N°4 a cette gravité limpide, cette grâce bouleversante que sait si bien exprimer la musique de Michael Vincent Waller. Un parfum suranné, exquis et douloureux à la fois, quelque chose de déchirant et magnifique. Un sens du sublime intériorisé, sans posture dramatique ou grandiose. On peut se laisser aller à la douceur de pleurer et de s'enfouir dans la pénombre chère des jours perdus.

   "Love" est un cycle de quatre pièces pour vibraphone solo. La première a une allure extrême-orientale proche de la musique pour gamelan par son aspect chatoyant, ses à-plats harmoniques. La seconde est plus mélodique, se change en improbable valse à mi-chemin de la berceuse - le titre "Baby's Return invitant au rapprochement. L'évanescence rêveuse de la troisième a un charme fou : on n'imaginait pas que le vibraphone puisse ainsi résonner, questionner le mystère. La dernière est une cavalcade effrénée, joyeuse.

   Avec "Roman", retour au piano solo pour une narration labile au cours de laquelle la mélodie se déploie sous des jours variés, entre une basse sourde et des aigus et médiums agités d'une houle qui se fait parfois un peu folle. On sent des poussées de tendresse, un amour irraisonné de la vie, jusqu'au bord de la mélancolie finale.
  

 

   Ah ! ces moments volés, dérobés ! "Stolen moments", arpèges mystérieux sur les crêtes de silence, lents envoûtements face au destin insondable. L'art de Michael culmine en de telles pièces si dépouillées, si expressives qu'elles donnent paradoxalement une sensation de plénitude. L'étude pour vibraphone qui lui succède, "Vibrafono studio", va dans le même sens : une petite phrase variée, égrenée lentement, entrecoupée de silences, et qui reprend avec insistance, modeste, pour accueillir des miracles harmoniques minuscules, puis qui continue dans une autre octave, plus grave, tout en jouant d'accélérés inattendus dans les aigus. Une humble antienne qui se change l'air de rien en litanie extatique. Ma pièce préférée pour vibraphone !

   Le disque s'achève avec "Bounding", pièce d'allure minimaliste par ses boucles, ses variations, qui serait inspirée d'airs anciens selon le commentateur du livret, ce qui ne surprend pas quand on  connait le goût d'un Steve Reich ou d'un Philip Glass pour les musiques anciennes. Il y a d'ailleurs un côté très Philip Glass dans l'allure de la mélodie, sa simplicité désarmante, mais s'y ajoute une dimension rêveuse et folle à la fois, un plaisir à casser la virtuosité par de brusques descentes méditatives.

   Cela va sans dire : un des plus beaux disques de l'année 2019 !

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Tout frais paru en octobre 2019 chez Unseen Worlds / 18 plages / 56 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

  

Addenda

   Comme la couverture m'intriguait beaucoup, j'ai demandé à Michael ce qu'elle représente. Il s'agit d'un gros plan très agrandi d'une cosse d'asclépiade, une plante que l'on redécouvre actuellement en Amérique du Nord, dont on peut tirer une sorte de soie très chaude. Bref, un trésor de douceur et de chaleur, comme ce disque !

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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Publié le 15 Octobre 2019

Esther Kokmeijer & Rutger Zuydervelt - Stillness soundtracks

   Je complète mon article du 15 novembre 2014 par deux extraits vidéo complets de ce film extraordinaire revu ces jours-ci. L'Arctique et l'Antarctique comme les deux pôles de la Beauté absolue. Le film d'Esther Kokmeijer est magistralement servi par la musique de Rutger Zuydervelt (Machinefabriek). Les dernières parties sont encore plus sublimes si c'est possible.

   L'extrait 2 est filmé au Groenland, le 3 en Antarctique.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 14 Octobre 2019

Alex Haas / Michel Banabila / Bill Laswell - The Woods

   Je ne présente plus le compositeur néerlandais de Rotterdam Michel Banabila, dont je ne couvre que partiellement les parutions, qui vient de sortir un titre en collaboration avec deux autres compères. Alex Haas, propriétaire de la maison de disques Sonicontinuum, a travaillé avec des musiciens comme Brian Eno, le Kronos Quartet ou encore Bill Laswell. Ayant déjà un peu collaboré avec Michel Banabila en avril de cette année, il joue ici des synthétiseurs et de guitares modifiées. Bill Laswell, bassiste touche-à-tout, à la discographie immense, est toujours prêt aux expérimentations. Aussi est-il à l'aise sur ce morceau où, comme à son habitude, Michel Banabila, avec ses claviers, ses sons de terrains, sa voix et ses traitements électroniques, crée une œuvre dense. Nous voici plongés dans une forêt un peu exotique, peuplée d'oiseaux, parcourue d'incantations troubles ou lumineuses. Le mystère règne en maître tandis que claviers, synthétiseurs et basses donnent l'impression d'une végétation étagée, animée d'une vie intense. Des voix surgissent, des voix d'outre-histoire, tout se met à palpiter, bruisser, comme si le sous-bois regorgeait d'une vie inconnue, majestueuse. La pièce prend de l'ampleur, s'étoffe somptueusement de lourdes draperies d'orgue dans une ambiance saturée, électrique, magique. Dommage que ce ne soit qu'un titre ! On attend une suite, un album...

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Paru en 2019 chez Sonicontinuum / 1 plage / 11'50

Pour aller plus loin :

- le titre en écoute sur bandcamp :

En bonus, un extrait de l'album Nowstalgia d'Alex Haas et Bill Laswell, sorti en janvier 2018 chez Sonicontinuum.

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Publié le 9 Octobre 2019

   Il est temps ? Il est toujours temps ! Au regard de l'éternité, le retard n'existe pas...

Les noms entre parenthèses sont ceux des interprètes qui signent l'album. Les noms des maisons de disques sont à droite des titres. Article LOURD : soyez patients pour le chargement !!

Les liens éventuels vers mes articles sont sur les titres.

1/ Éliane Radigue - Occam Ocean 1      (shiiin)

Melaine Dalibert - Ressac       (anothertimbre)

Michael Vincent Waller - Trajectories       (Recital Thirty Nine)

David Lang - Thorn      (Cantaloupe Music)

Andrew Heath & Anne-Chris Bakker - Lichtzin      (White Paddy Mountain)

 

Les disques de l'année 2017
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2/ Brian Eno - Reflection                  (Opal / Warp Records)

Ryan Oldham - Inner Monologues     (Irritable Hedgehog)

Terry Riley (Sarah Cahill) - Eighty Trips around the sun / Music by and for Terry Riley   (Irritable Hedgehog)

Dan Joseph - Electroacoustic works        (XI Recordings)

(Nicolas Horvath) - Rääts : Complete piano sonatas        (Grand piano / Naxos)

Les disques de l'année 2017
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3/ (Nicolas Horvath) - Satie : Complete piano works, vol.1         (Grand piano / Naxos)

(GVSU New Music Ensemble) - Return       (Innova Recordings)

(Sofia Subbayya Vastek) - Histories    (Innova Recordings)

Christoph Berg - Conversations                     (sonic pieces)

Terry Riley / Stefano Scodanibbio - Dark Queen Mantra       (Sono Luminus)

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4/ Grant Cutler - Self Portrait        (Innova Recordings)

Lodz - Settlement        (Wild Silence)

Kleefstra / Bakker / Kleefstra - Dize     (Midira Records)

Machinefabriek - Becoming      (autoproduit)

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5/ Maninkari - L'océan rêve dans sa loisiveté     (Seconde session / Zoharium Records)

Ensemble 0 - 0 = 12       (Wild Silence)

Yair Elazar Glotman & Mats Erlandsson - Negative chambers           (Miasmah)

Les disques de l'année 2017
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6/ Rougge - Cordes         (Volvox Music)

Astrid & Rachel Grimes - Through the sparkle           (Gizeh Records)

Moinho - Elastikanimal               (1631 Recordings)

Orson Hentschel - Electric Stutter             (Denovali Records)

Les disques de l'année 2017
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Rédigé par Dionys

Publié dans #Classements, #inactuelles

Publié le 4 Octobre 2019

Corey Fuller - Break

Regarde au cœur de la lumière, le silence...  

   L'artiste sonore américain Corey Fuller, bien enraciné maintenant au Japon, formait jusqu'alors avec le musicien japonais Tomoyoshi Date un duo formidable, Illuha, dont les trois albums, Shizuku (2013), Interstices (2013)  et Akari (2014) sont des splendeurs. Il se lance dans une carrière solo avec Break sorti début février de cette année sur le même label 12k, masteurisé par Taylor Deupree qui l'a aussi encouragé. Le piano reste central, enregistré d'une manière « qu'on puisse en entendre les os, comme une cage thoracique ouverte, bougeant, se tordant », précise-t-il. On retrouve cette attention aux détails, cette volonté d'accéder à l'intériorité du son, mais là où Illuha restait au seuil de l'imperceptible, Break, comme son titre l'annonce, s'intéresse aux cassures, à une matière parfois plus massive, travaillée par des évolutions plus spectaculaires. Le piano se meut dans des vagues électroniques, dialogue parfois avec la voix de Corey, soupirs et brèves envolées.

   Le premier long titre, "Seiche", fait référence aux phénomènes observés sur les lacs et les eaux enfermées : on appelle "seiche" en dialecte suisse francophone l'oscillation résultant de la propagation en directions opposées de deux vagues nées à la suite de perturbations diverses affectant la masse d'eau ; ces seiches sont souvent imperceptibles à l'œil nu, mais sont constituées par des mouvements harmoniques verticaux aux fréquences parfois fort longues. Le morceau commence par une percussion mate, mystérieuse, sur un très vague écho sonore, qu'une poussée de synthétiseur, le piano, une corde pincée accompagnent. On avance doucement, la voix de Corey émet comme des soupirs, l'atmosphère est magique. Puis, comme la voix vocalise, des froissements profonds, des surgissements, des torsions font exploser la matière première, comme si nous étions dans un laboratoire à libérer les forces océaniques jusqu'alors comprimées. Le morceau s'accélère, puissamment pulsé par les claviers battants, charriant des flux saturés. Et c'est une accalmie, un approfondissement du voyage, de plus en plus dans les torsades glissantes, une incantation désespérée et sublime se déployant dans l'espace élargi, une respiration rauque, sidérante dans une cathédrale qui ne cesse de grandir et de couler en même temps dans l'encre propulsée par le gigantesque mollusque qu'est aussi la seiche en français. L'air se raréfie à l'arrivée des grands fonds qui absorbent l'harmonieux céphalopode, englouti par le silence. Une ouverture grandiose !

  "Lamentation" est une pièce au départ plus intime, qui serre le piano de si près qu'on entend les frappes, les mécanismes de l'instrument comme si l'on était à l'intérieur. Puis soudain les synthétiseurs, en vagues lentes et profondes, enlèvent le morceau vers le ciel, vaporisent la musique d'un lyrisme assez convenu comme pour la sublimer. "Illvi∂ri" est un peu à la confluence des deux précédents, renouant avec la force du premier et la mélancolie du second. Navigation océanique et souterraine à la fois dans un univers énigmatique parcouru de mouvements poussiéreux, découpé par de sourdes percussions qui cassent les blocs erratiques. Corey Fuller aime les abysses, les fosses peuplées de créatures aveugles qui enchantent l'imagination. "Caesura" est un bref interlude de onze secondes qui nous mène à "Look into the Heart of Light, The Silence", autre longue pièce de plus de treize minutes, un sommet. Un long balbutiement de chuchotis sur un fond continu de claviers, et le piano tour à tour lumineux et obscur, ouvrant la porte à de sourdes évolutions, une sorte de danse glauque sur laquelle il fait figure de délicat artificier. Tout se mêle, s'interpénètre, de nouvelles sources étincelantes se dégagent du fond de plus en plus dense. C'est une montée irrésistible mais lente, qui procède par paliers somptueux, comme par décantations successives, à la manière d'un processus alchimique, pour nous déposer éblouis au seuil du silence.

   Avec le très sombre "Hymn for the Broken", synthétiseurs épais et tournoyants, frise de lumière fragile au-dessus, Corey Fuller se laisse aller à une mélancolie naïve, que certains trouveront convenue, facile à cause de sa mélodie simple en forme de drapé onctueux, habillé de voix angéliques. mais le titre n'est-il pas un plaidoyer pour le discontinu, l'irrégulier, l'incomplet autant que le cassé, le (cœur) brisé ? Je préfère à l'évidence la composition précédente, toutefois... Que nous reste-t-il de nos souffrances, de nos errances ? "A Handful of Dust", sorte de requiem à demi éteint, souffreteux, émergeant à peine de zones crépusculaires, peuplées de souvenirs de voix, hantées aussi par celle de Corey, là, plus proche, soufflant sur son piano fantomatique...

   Un disque magistral !

Mes titres préférés : (1) "Seiche" / (5) "Look into the Heart of Light, The Silence" // (3) "Illvi∂ri"

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Paru en 2019 chez 12K / 7 plages / 48 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques