Michael Vincent Waller - Moments

Publié le 17 Octobre 2019

Michael Vincent Waller - Moments

  Compositeur américain installé à New-York, Michael Vincent Waller a étudié avec La Monte Young, Bunita Marcus (pianiste, amie proche et collaboratrice de Morton Feldman à la fin de sa vie). Deux ans après Trajectories, il sort Moments, un album de pièces pour piano solo, avec quelques compositions pour vibraphone solo. Au piano, l'un des pianistes les plus engagés dans la défense des nouvelles musiques, R. Andrew Lee. Au vibraphone, William Winant, percussionniste américain d'avant-garde. Comme sur Trajectories, c'est "Blue" Gene Tyranny, lui-même pianiste et compositeur, qui signe une partie des notes du livret d'accompagnement, très bien fait, passant en revue toutes les pièces. Un autre texte de Tim Rutherford-Johnson, écrivain et professeur de musique contemporaine, aborde la musique de Michael de manière plus synthétique, pointant notamment l'ombre d'Erik Satie. C'est passionnant. Pas question pour ma part d'empiéter, si ce n'est ponctuellement, sur leurs approches.

    Le titre de l'album, Moments, annonce des pièces plutôt brèves, de 1'02 pour la plus courte, à 5'58 pour la plus longue, un Nocturne. Elles sont nettement liées à des personnes de l'entourage du compositeur, auxquelles elles sont parfois dédicacées. Aussi sont-elles chargées d'émotions, exprimées dans le style propre de Michael, un mélange de clarté, de simplicité et de savantes combinaisons harmoniques entre modalités traditionnelles et influences minimalistes.

   Trois notes à la main gauche, c'est la trame de "For Papa", étayée par une mélodie limpide et gracieuse, répétée et variée, à la main droite. Une nostalgie légère s'en dégage. "Return from L.A", en quatre moments, commence aussi à la main gauche, très rêveuse, puis s'envole dans un gai frémissement de lumière. Tout tourne. Les mélodies coulent, discrètement obsédantes avec leurs boucles rapides. Comme le remarque "Blue" Gene Tyranny, le troisième moment fait songer à la musique de gamelan par ses cycles colorés, rythmés autour d'une assise de grave. Le quatrième moment est lui d'une grâce élégiaque admirable, tout en retenue, avec des suspensions ineffables. Comment rester insensible à une telle musique ? Succède à ce petit cycle un "Divertimento", rêverie à peine grave à base de grappes de notes jetées en un geste répété tout au long de la pièce, à chaque fois débouchant sur un silence comme une interrogation insistante à laquelle il n'est pas répondu, si bien que le piano semble improviser une réponse. "For Pauline", dédié à la mémoire de Pauline Oliveros, pionnière de "l'écoute profonde" (deep listening) disparue en novembre 2016, est bouleversant de simplicité : pas de mélodie, une harmonie fondée sur des répétitions de notes alternativement dans les aigus et les graves, leur lent décalage donnant l'impression d'entendre comme un cortège de cloches. "Jennifer", par contraste, est un moment virevoltant, mélodieux, célébration de la vie retrouvée après les inquiétudes de la maladie marquées par des phrases plus graves dans ce flux qui ne cesse d'aspirer à la lumière tout en se souvenant des ombres de la mort.

   Deux "Nocturnes" suivent, pièces un peu plus longues. Le N°1 est une pure extase, la mélodie montant et descendant d'une si douce manière, soutenue par quelques notes graves. Quelle suavité sereine, quelle délicatesse émouvante ! On retient son souffle dans ce délicieux vertige au ralenti... Le N°4 a cette gravité limpide, cette grâce bouleversante que sait si bien exprimer la musique de Michael Vincent Waller. Un parfum suranné, exquis et douloureux à la fois, quelque chose de déchirant et magnifique. Un sens du sublime intériorisé, sans posture dramatique ou grandiose. On peut se laisser aller à la douceur de pleurer et de s'enfouir dans la pénombre chère des jours perdus.

   "Love" est un cycle de quatre pièces pour vibraphone solo. La première a une allure extrême-orientale proche de la musique pour gamelan par son aspect chatoyant, ses à-plats harmoniques. La seconde est plus mélodique, se change en improbable valse à mi-chemin de la berceuse - le titre "Baby's Return invitant au rapprochement. L'évanescence rêveuse de la troisième a un charme fou : on n'imaginait pas que le vibraphone puisse ainsi résonner, questionner le mystère. La dernière est une cavalcade effrénée, joyeuse.

   Avec "Roman", retour au piano solo pour une narration labile au cours de laquelle la mélodie se déploie sous des jours variés, entre une basse sourde et des aigus et médiums agités d'une houle qui se fait parfois un peu folle. On sent des poussées de tendresse, un amour irraisonné de la vie, jusqu'au bord de la mélancolie finale.
  

 

   Ah ! ces moments volés, dérobés ! "Stolen moments", arpèges mystérieux sur les crêtes de silence, lents envoûtements face au destin insondable. L'art de Michael culmine en de telles pièces si dépouillées, si expressives qu'elles donnent paradoxalement une sensation de plénitude. L'étude pour vibraphone qui lui succède, "Vibrafono studio", va dans le même sens : une petite phrase variée, égrenée lentement, entrecoupée de silences, et qui reprend avec insistance, modeste, pour accueillir des miracles harmoniques minuscules, puis qui continue dans une autre octave, plus grave, tout en jouant d'accélérés inattendus dans les aigus. Une humble antienne qui se change l'air de rien en litanie extatique. Ma pièce préférée pour vibraphone !

   Le disque s'achève avec "Bounding", pièce d'allure minimaliste par ses boucles, ses variations, qui serait inspirée d'airs anciens selon le commentateur du livret, ce qui ne surprend pas quand on  connait le goût d'un Steve Reich ou d'un Philip Glass pour les musiques anciennes. Il y a d'ailleurs un côté très Philip Glass dans l'allure de la mélodie, sa simplicité désarmante, mais s'y ajoute une dimension rêveuse et folle à la fois, un plaisir à casser la virtuosité par de brusques descentes méditatives.

   Cela va sans dire : un des plus beaux disques de l'année 2019 !

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Tout frais paru en octobre 2019 chez Unseen Worlds / 18 plages / 56 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

  

Addenda

   Comme la couverture m'intriguait beaucoup, j'ai demandé à Michael ce qu'elle représente. Il s'agit d'un gros plan très agrandi d'une cosse d'asclépiade, une plante que l'on redécouvre actuellement en Amérique du Nord, dont on peut tirer une sorte de soie très chaude. Bref, un trésor de douceur et de chaleur, comme ce disque !

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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