Publié le 23 Janvier 2020

Christopher Cerrone - The Pieces That Fall to Earth

   En sélectionnant les vidéos pour un de mes articles précédents sur la pianiste Vicky Chow, je suis tombé sur une composition remarquable de Christopher Cerrone, compositeur américain qui m'était inconnu. Bien sûr, je me suis renseigné, et j'ai découvert ce disque, sorti cet année chez New Amsterdam Records, The Pieces That Fall to Earth. Un choc majeur ! Qui me laisse rêveur : existe-t-il aujourd'hui, en France, un disque équivalent, qui allie musique et poésie de notre temps ? Car Christopher Cerrone met en musique trois ensembles de textes de trois poètes américains du XXe siècle. J'imagine un disque consacré à des textes de Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Jude Stéfan, avec une musique de Pascal Dusapin, par exemple. Je crains qu'un tel disque n'existe pas et que, pire, nos compositeurs ne pensent même plus à servir la poésie française... Le texte de présentation en anglais par le compositeur et pianiste Timo Andres est remarquable de précision. Il me faudra l'oublier pour vous en parler à ma manière. Pas facile !

   L'album comprend trois cycles. Le premier, qui donne son nom à l'ensemble, The Pieces that fall to earth (Les Pièces qui chutent à terre), est de la poétesse Kay Ryan (née en 1945), dont on compare parfois la poésie à celle d'Emily Dickinson par son caractère dense, ramassé. Le second, The Naomi Songs (Chansons de Naomi), est signé par Bill Knott (1940 - 2014), auteur d'une œuvre où se retrouve l'influence de poètes européens comme Rimbaud, Desnos, Char, Trakle, ou encore Lorca. Enfin, The Branch will not break (La Branche ne cassera pas) rassemble sept poèmes de James Wright (1927 -1980), qui influença d'ailleurs le second. Trois cycles pour trois univers. À la poésie abrupte, énigmatique de Kay Ryan répondent les fragiles chansons sentimentales et désabusées de Bill Knot et le désenchantement des textes autobiographiques de James Wright, dans lesquels on retrouve ses déséquilibres, sa lutte contre l'alcoolisme. Mais les trois univers  ne sont pas pour autant séparés. Ce qui les rapproche an fond, c'est un sens de l'image métaphysique, transfigurée par l'humour ou la dimension illuminée.

   Avant de parler de la musique de Chritopher Cerrone, j'aimerais vous donner à lire un poème de chacun d'entre eux. Traductions personnelles (perfectibles...).

De Kay Ryan :

The Pieces That Fall to Earth

One could

almost wish

they wouldn't ;

they are so

far apart,

so random.

One cannot

wait, cannot

abandon waiting.

The three or

four occasions

of their landing

never fade.

Should there

be more, there

will never be

enough to make

a pattern

that can equal

the commanding

way they matter.

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On espèrerait

presque

qu'elles ne le fassent pas ;

elles sont si

éloignées,

si étranges.

On ne peut pas

attendre, ne peut pas

cesser d'attendre.

Les trois ou

quatre raisons

de leur atterrissage

ne disparaissent jamais.

S'il y en avait

plus, il n'y en aurait jamais

assez pour faire

un motif

qui vaille

l'impressionnante

manière dont elles adviennent.

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  Dernière des Naomi Songs de Bill Knot :

What language will be safe

When we lie awake all night

Saying palm words, no fingetip words -

This wound searching us for a voice

Will become a fountain with rooms to let

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Quelle langue sera sûre

Quand nous reposerons éveillés toute la nuit

Disant des mots paume, pas des mots bout du doigt -

Cette blessure nous cherchant pour une voix

Deviendra fontaine avec chambres à louer.

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Premier texte de James Wright :

Lying in a Hammock at William Duffy's Farm in Pine Island, Minnesota

Over my head, I see the bronze butterfly,

Asleep on the black trunk,

Blowing like a leaf in green shadow.

Down the ravine behind the empty house,

The cowbells follow one another

Into the distances of the afternoon.

To my right,

In a field of sunlight between two pines,

The droppings of last year's horses

Blaze up into golden stones.

I lean back, as the evening darkens and come on.

A chicken hawk floats over, looking for home.

I have wasted my life.

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Étendu dans un hammack, ferme de William Duffy à Pine Island, Minnesota

Au-dessus de ma tête, je vois un papillon couleur bronze

Endormi sur le tronc noir,

S'envoler comme une feuille dans l'ombre verte.

Dans le ravin derrière la maison vide,

Les sonnailles se succèdent

De moment en moment dans l'après-midi.

À ma droite,

Dans une étendue de lumière entre deux pins,

Les crottes des poulains

Flambent comme des pierres d'or.

Je me penche en arrière, tandis que que le soir s'assombrit et descend.

Un faucon plane, cherchant à rentrer.

J'ai gâché ma vie.

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   Les trois cycles ont ceci de commun qu'ils abolissent la hiérarchie entre voix et ensemble de chambre. Les instruments n'accompagnent pas la ou les voix, ils sont à égalité avec elle(s), chacun jouant sa partie en tension avec l'autre. Aussi Christopher Cerrone accroit-il le potentiel émotionnel de ses pièces. Leur relative brièveté n'en fait pas de jolies mélodies pour salons mondains. D'abord parce que l'ensemble instrumental est étoffé, offrant une palette très large de timbres : flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trombone, deux violons, alto, harpe, violoncelle, basse, piano, deux percussions, ce qui permet des couleurs et des intensités très diverses, à l'intérieur même d'une composition qui peut, en moins de cinq minutes, parfois en moins de deux, passer d'une atmosphère intimiste à des envolées sublimes. Ensuite parce que l'écriture musicale dilate la temporalité en alternant, superposant, des brèves et des longues, c'est-à-dire des à-plats percussifs discontinus et des notes tenues, glissées, des phases introductives épurées et des montées en puissance impressionnantes. La musique de Michael Cerrone surprend constamment, tient son auditeur par un sens dramatique très sûr, par sa densité : rien de trop, une concision éblouissante !

   La soprano Lindsay Kesselman chante le premier cycle, éponyme. La musique est à l'image des textes, mystérieuse et intrigante, ciselée. Dès la première pièce, quelle force, quelle émotion, quelle beauté fulgurante ! La voix s'envole, archangélique, on reste suspendu aux volutes de la mélodie, on vibre aux basses profondes qui la sertissent. Il y a longtemps que je n'ai pas entendu une telle musique. Je pense à Donnacha Dennehy dans Grá agus Bás, en particulier au cycle "That the Night Come" sur des poèmes de William Butler Yeats. C'est une musique foudroyante... Les demi-teintes relatives de "Hope" culminent sur le plateau de « the always tabled / righting of the / present » (le redressement toujours remis du présent), débouchent sur le très langien (de David Lang) "That will to Divest", nerveux, tranchant, sorte de crescendo descendant dans l'absurde, fini en cri. "Swept us whole", au texte à l'ironie métaphysique, revient au thème central de la première pièce, qui se fond dans un jeu de boucles vertigineux, voix et instruments en miroir. "Shark's Teeth" est murmuré comme une confidence défiant l'entendement, dans une atmosphère d'antre de sorcière, avec halètements instrumentaux, frémissements, coups de gong, et se termine sur une clausule malicieuse où le texte est dit de manière neutre sur un fond de frottements rapides. L'atmosphère devient inquiétante, grinçante, avec "Insult" : la musique est cisaille qui déchire, marteau qui frappe, voix qui déraille dans les aigus comme en panique. Le cycle se termine avec "The Woman Who Wrote Too Much", véritable micro opéra à la puissance envoûtante exprimant le drame de l'aliénation de cette femme qui écrivait trop.

   The Naomi Songs, sur des textes intimistes et désabusés, non dénués d'humour, de Bill Knott, n'est pas d'une moindre densité. La voix chaude et caressante de Theo Bleckmann (qui est également compositeur, notamment du prodigieux Anteroom sorti en 2005) monte aussi dans d'incroyables sommets et mélismes pour servir ces tableautins. Dans la troisième pièce, le montage en miroir de ses voix multipliées est l'équivalent musical parfait du contenu du texte, lequel célèbre l'ouverture infinie des mains de l'aimée lorsqu'elles s'ouvrent seules. La question au cœur de " What language Will Be Safe ?" donne sa structure répétitive obsessionnelle à la première moitié de la pièce, à laquelle répond le relâchement de la tension liée à l'irruption de l'humour.

   Avec le troisième cycle, The Branch Will Not Break,un véritable ensemble vocal répond à l'ensemble instrumental : deux sopranos, deux altos, deux ténors et deux basses. La première pièce commence comme du Philip Glass, langoureux minimalisme qui nous transporte dans le hammack du personnage principal. Peu après, les montées vocales irrésistibles ont la grâce sidérante des grandes pages d'Arvo Pärt. Nous sommes en état de grâce, c'est somptueux, grandiose ! "Two Horses Playing in the Orchard", la seconde pièce, est étonnante par le contraste entre la partie instrumentale, dramatique, comme la mise en musique du galop des chevaux, mais ramassée, compacte, tranchante, et la partie vocale, qui prend des allures médiévales ou fait penser à des chants séphardiques. C'est en tout cas irrésistible ! Retombée dans les langueurs avec "Two Hangovers, Number One", dont le texte évoque les rêveries éthyliques du narrateur. Des contrepoints instrumentaux cinglants fouettent comme à plaisir cette gueule de bois trop complaisante... Émerveillemnt pastoral avec "From a Bus Window in Central Ohio, Just Before a Thunder Shower", voix surtout masculines, chœur populaire. Quasi marche funèbre, timbres lugubres, pour "Having Lost My Sons, I Confront the Wreckage of The Moon : Christmas, 1960".  Puissance sombre du trombone, explosions des voix pour l'atmosphère apocalyptique de la fin du texte. "Two Hungovers, Number Two" s'abandonne à une autre rêverie, délicieuse celle-ci, le narrateur riant de l'exultation d'un geai bleu qui ne cesse de sauter sur une branche, sûr qu'elle ne cassera pas. La musique se fait caresse, chants d'oiseaux, les voix rendent grâce en un cantique touchant. La dernière pièce est illuminée d'une ferveur intense, scandée par des répons évoquant une cérémonie qui célèbre la beauté du monde, des choses simples, lesquelles font prendre conscience au narrateur que « if I stepped out of my body i would break / into blossom » (Si je sautais hors de mon corps je commencerais / à fleurir) : vertige suicidaire, jubilation extatique ? La musique rend ce mouvement extatique avec une force confondante, superbe. 

   Pour moi aucun doute : le plus beau disque de 2019, et un des plus beaux de la décennie qui se termine !

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Paru en juillet 2019 chez New Amsterdam Records / 18 plages / 46 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

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