hybrides et melanges

Publié le 6 Septembre 2023

Flocks - Flocks

   Flocks est un duo atypique formé par le spécialiste des drones Werner Durand et Uli Hohmann. Tous les deux, grands connaisseurs des musiques extra-européennes, créent des instruments : Werner des vents (ur-sax, clarinette bourdonnante, neys et cors en PVC), Uli des cordes (branchées, martelées, à archet). Werner joue aussi du saxophone ténor, de la kalimba soufflée, de la harpe à bouche et des drones, et Uli des tambours sur cadre, de la kajira indienne (autre petit tambour sur cadre), du riq (instrument de percussion classique au Moyen-Orient) et de l'électronique.

Flocks - Flocks

   Leur musique est donc à la confluence des musiques traditionnelles orientales ou africaines, et des musiques expérimentales-électroniques à base de drones. On peut penser à Jon Hassell, qui, avec son jeu de trompette influencé par la musique classique indienne et les effets électroniques greffées sur elles, est justement fondateur de la "Fourth World Music".

   Le premier long titre (20 minutes), "Quicksand" (Sables mouvants), est tout à fait hypnotique, avec sa nappe de drones d'orgue sur laquelle le saxophone déchiré se tord, souffle au rythme de diverses percussions. Formidable musique de transe, quelque part entre la musique soufie et Ash Ra Tempel !

   "Convergence", un peu moins long (autour de quinze minutes), est au début plus expérimental, électronique, mêlant drones électroniques et drones de clarinette notamment. Titre vibrant, plus sombre, il joue de longues notes tenues, est parcouru de zébrures comme autant d'appels inhumains, glisse dans des graves profonds. On baigne dans le doux balancement des textures, vers la sérénité de l'abandon. Le court dernier titre (un peu plus de six minutes), "The Hunter", après une introduction calme, s'anime autour de chuintements de ney (?) et de plaintes de saxophone bouché : quel chasseur dans des plaines arides traque des bêtes apeurées ? La chasse, c'est sûr, ne finira jamais...

   Vous ne sortirez plus des sables mouvants, ni des chasses infinies...

Paru fin août 2023 chez Zéhra (Berlin, Allemagne) / 3 plages / 42 minutes environ

Pour aller plus loin

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   En 2017, Werner Durand avait sorti avec la chanteuse de drhupad Amelia Cuni et Uli Hohmann un disque déjà appelé Flocks... Extrait ci-dessous.

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Publié le 3 Août 2023

David Shea - Una Nota Solo, et pas seulement...
Protée des musiques contemporaines

David Shea ! Né dans l'Indiana en 1969, ce compositeur américain, installé en Australie depuis 2002, m'accompagne depuis longtemps, depuis au moins la naissance de ce blog en 2007, blog sur lequel j'ai publié notamment :

1)  le 22 juillet 2008, un article titré David Shea : sorcier de la musique électronique, maître de l'échantillonneur

2) le 13 juin 2020, une nouvelle version d'un article de 2007, titrée Hommage à David Shea, qui rend compte notamment du magnifique Book of Scenes, avec le pianiste Jean-Philippe Collard-Neven et l'altiste Vincent Royer

3) le 24 octobre 2014, un article consacré à Rituals, avec Lawrence English et Robin Rimbaud (alias Scanner) à l'électronique, Oren Ambarchi à la guitare, Joe Talia aux percussions et Girish Makwana aux tablas.

4) le 29 août 2017, un article consacré à Piano I, interprété par le compositeur lui-même.

   David Shea a enregistré chez plusieurs maisons de disques, dont les plus marquantes sont : Tzadik, Sub Rosa, Metta Editions (cofondé avec son épouse Kristi Monfries), et de plus en plus, depuis qu'il réside en Australie, sur le label de Lawrence English Room40.

Protée, pourquoi ? David Shea ne cesse de surprendre. Maître des échantillonneurs et de la musique électronique, il écrit aussi pour le piano seul, en joue, écrit pour des formations classiques, invente des hybrides (électronique + bols chantants + incantations + musiciens en direct + sons de terrain..), se lance dans la musique d'inspiration spirituelle (bouddhiste). Un temps DJ dans des clubs de musique électronique, il compose pour l'IRCAM, travaille avec Luc Ferrari ou John Zorn, est fasciné par Giacinto Scelsi, et on le dit élève de Morton Feldman (à vérifier...). Contemporain, électronique, expérimental, du monde et d'ailleurs, David Shea ne cesse de se recréer !

 

Una Nota Solo, réédition d'une musique-monde

   Paru d'abord chez Metta Editions, sa maison, en 2005-2006, Una Nota Solo reparaît chez Room40 fin juillet 2023. C'est un album de transition, proche des albums de la période Sub Rosa (1993 à 2005), comme Satyricon ou Tryptich (paru lui chez Quatermass en 2001), marqué par l'usage des échantillonneurs. La musique synthétique est flamboyante, parfois traversée d'incursions instrumentales de l'Ensemble Ictus ou de l'Ensemble des Musiques Nouvelles (sur "Layer I" par exemple). Tout le début ("Una Nota Sola/Due" et "Layer I) est une vraie splendeur, foisonnante ou suprêmement tranquille. "Layer II" est plus baroque, charriant des couches très diverses, comme s'il s'agissait d'agréger toutes les musiques possibles, du bol chantant à l'échantillonneur. "Layer III" semble un jeu de massacre, jouant de décalages brutaux, bruitistes, avec intrusion de musiques populaires et de sons de terrain imprévisibles, mais fascinant, au moins au début, par ses boucles minimales, quasiment techno. Ce qui pourrait être insupportable, ce déversement d'échantillons, ne laisse pas d'être curieusement émouvant, et sert de prélude à la méditation "Sunset/Sunrise" (titre 5), tout à fait dans l'optique des musiques traditionnelles, avec percussions profondes et graves, bol chantant et voix bourdonnantes, sauf que l'intrusion brève d'échantillons un peu avant deux minutes et plus loin vient perturber la sérénité majestueuse de cette prière au soleil couchant/levant.

   "MG" (titre 6) poursuit dans la veine néo-traditionnelle, sorte de musique de transe avec section de cordes, violon dansant et fin ambiante imprévue. Début magique de "XY Suite" au Glockenspiel, puis thérémine (?) : on est souvent perplexe en écoutant David, ne sachant plus où finissent les échantillonnages. C'est très beau, méditatif, les belles résonances ensuite redoublées par un somptueux passage orchestral synthétique, mystérieux à souhait. David Shea fait du David Shea, mais c'est si réussi ! "XY2" est tout aussi fantasmagorique, tenant un équilibre éblouissant entre musique contemporaine austère et musique cinématographique, onirique. Encore un chef d'œuvre d'intelligence musicale, d'une beauté à couper le souffle.

  Faut-il poursuivre ? "CrossVibrations" est dans la veine de "XY Suite". Je suis (nettement) moins enthousiasmé par "La Spezia"(titre 10) et son déluge de sons de terrain, de bruits de foule, même si je comprends la fascination de David pour la ferveur de masse. Morceau à éviter... Et les "String Rhizomes" qui suivent, s'ils me paraissent poussifs au début,  sont plus réussis ensuite avec un largo mélancolique et une folie orchestrale magistrale, dérivant vers une jungle sonore sidérante et un marais post-techno vraiment réjouissant ! "Time Capsules" reprend le début envoûtant de "Layer III", littéralement explosé par des échantillons, et un autre motif du même titre, allongé... et détruit par un déferlement échantillonnesque (je risque le néologisme) ahurissant, à la limite de l'insupportable, mais David, en véritable sorcier virtuose, nous promène dans une galerie de monstres sonores, dans un immense palais des souvenirs de nos émois. Confondant, et assez séduisant ! "Memory Lane I" semble un clone de passages d'albums plus anciens comme Satyricon ou Tryptich (orthographe de la pochette...). On y retrouve le goût du grandiose, d'un certain carnavalesque, tempéré par un sens très sûr des limites, à savoir une manière d'enrober ce vertige dans un halo élégiaque magnifique. Et je me laisse prendre, porter par cette musique-monde au charme souverain !

Après l'outrance fastueuse, les trois derniers titres nous rappellent que David est un Protée insaisissable. "Vibration" est un miracle de sobriété bourdonnante, comme une épure battante émaillée de crissements et griffures. "Walking by a Mountain" hésite entre gigue et musique chamanique avant de finir en comète ambiante, juste pour nous laisser avec "A Gong Alone" et ses bourdons (drones), ses mystérieux appels, ses frottements métalliques, titre cérémoniel envoûtant.

   Le disque éblouissant et généreux d'un des Maîtres de la musique d'aujourd'hui, contemporain et inactuel.

(Re)Paru le 21 juillet chez Room40 (Australie) / 16 plages / 1h et 19 minutes environ

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The Thousand Buddha Caves, du David Shea illuminé
David Shea - Una Nota Solo, et pas seulement...

   J'avais laissé passer ce disque marqué par le passage au Bouddhisme du compositeur. Un chef d'œuvre de musique fervente, rituelle. Douceur extatique et passages dramatiques (liés à la vie de Bouddha), somptuosité musicale, avec psalmodies, voix de gorge, instruments traditionnels ou non (même du piano). À découvrir absolument, c'est encore du David Shea, du grand David Shea !

Paru en mars 2021 chez Room40 / 10 plages / 1 heure et 3 minutes environ

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Publié le 22 Mai 2023

Primitive Motion - Portrait of an Atmosphere

   Primitive Motion est le nom du duo de Brisbane (Australie) formé depuis 2010 par Sandra Selig (voix, claquements des mains, flûte, cymbales, mélodica, radio, saxophone, bol en verre, marbre en bambou (?), cithare, carillons éoliens, cymbale à archet) et Leighton Craig (guitare acoustique, orgue à anches, enregistrements sur le terrain [Kyoto, Japon], guitare tremolo, saxophone miniature, voix, piano, tabouret en métal, appeau, synthétiseur, carillons éoliens, mélangeur, boîte en bois...). Portrait of an Atmosphere est au moins leur neuvième album long.

   La lecture de la liste des instruments utilisés donne déjà une idée de la variété des timbres et des couleurs de cet album qui m'a d'abord séduit par les titres 4 et 5, les plus longs, et qui m'enchante maintenant en totalité. Leur disque présente une succession de rêveries flottantes, quelque part entre folk et musique expérimentale, parfois planante, doucement extatique.

   Portrait d'une atmosphère en quatre portraits et des "tranchées de temps". Une musique simple : boucles de guitare acoustique et voix aériennes pour le "Portrait I", et l'on est embarqué dans une quasi berceuse, rêveuse et langoureuse, d'une magnifique tranquillité, avec des moments de suspension au bord du vide. Puis c'est un sifflement qui se mêle à la voix, des bruits, l'orgue à anches en trémolos bourdonnants. Les cymbales, la flûte frémissante et ensorceleuse ouvrent le "Portrait II", vif et coloré, retentissant de percussions diverses. Le thème du titre précédent, à la guitare acoustique, revient sur un fond d'enregistrements de terrain. On écoute les bruits du monde, la tête vide, une cloche bat, la musique s'essaie, envahie par une radio hoquetante, l'improvisation est reine. "Portrait III", ouvert à l'orgue, est résolument à la dérive, le saxophone s'enlaçant à la voix de Sandra, le tout rythmé en sourdine, comme dans certains morceaux du groupe allemand Can. Car il y a du krautrock dans cette musique en allée, fastueuse, inventive, renaissante. « Infinis bercements du loisir embaumé » aurait commenté Charles Baudelaire. Toute la fin du titre est magique : les deux voix envolées, percussion et guitare en accompagnement minimal envoûtant, carillonnement de cymbales... Ci-dessous belle vidéo pour ce titre publiée par Room40.

   Lent égrènement brumeux de notes de piano, poussées espacées de voix, frottements percussifs, cithare, bruits divers : "Portrait IV", sommet de l'album, sorte d'extase hallucinée, aux boucles incantatoires sur un fouillis froissé de cymbales. Temps suspendu, atmosphère onirique...Bref retour de la guitare en fin de morceau, dans un dialogue répétitif avec le piano.

   "Trenches of Time" commence avec les carillons éoliens, cristallins, diaphanes, s'étoffe de synthétiseur mystérieux, de bourdons, d'appels d'appeaux (?). Comme un marais sonore grouillant d'une vie fascinante, sur lequel la voix de Sandra plane, légère, évanescente, au long d'une série d'oscillations ondoyantes parcourues de courants liquides. Très beau !

   Un disque de plus en plus captivant au fil des écoutes. Des paysages sonores comme des incantations distendues.

Paru chez A Guide to Saints Edition (pour Room40) / 5 plages / 37 minutes environ

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Publié le 10 Février 2023

Keda - Flow

   KEDA est le nom du duo constitué par la coréenne E'Joung-Ju, installée en France et directrice artistique du festival "Printemps coréen" de Nantes, et par  le musicien électronique Mathias Delplanque, auquel j'ai déjà consacré plusieurs articles, dont celui-ci (avant de le perdre un peu de vue dans l'actualité foisonnante...). La musicienne coréenne joue du geomungo, une cithare dite "grue noire" traditionnelle à six cordes. Flow, leur troisième disque chez Parenthèses Records, est la bande-son d'un spectacle de danse contemporaine de la compagnie suisse Linga. Ce spectacle est inspiré par les mouvements de groupe incroyables de certains animaux, comme les poissons en bancs, les oiseux en nuées, les insectes en essaims, qui effectuent à la faveur de ces déplacements impeccablement coordonnés des ballets ondoyants d'une grâce stupéfiante. Il se trouve que j'ai assisté, voici une semaine, à un soleil noir (c'est l'un des noms que l'on donne à ces formations mouvantes) de dizaines (centaines ?) de milliers d'étourneaux-sansonnets. J'étais fasciné, émerveillé par le spectacle offert par la nature. Je comprends d'autant mieux le projet de la compagnie de danse !

E'Joung-Ju au geomungo / E'Joung-Ju et Mathias Delplanque
E'Joung-Ju au geomungo / E'Joung-Ju et Mathias Delplanque

E'Joung-Ju au geomungo / E'Joung-Ju et Mathias Delplanque

   Le disque, un peu court, peut s'apprécier indépendamment du spectacle (je n'ai vu que les oiseaux !). La musique est prenante, très mystérieuse dans sa première partie. On sent un frémissement, comme l'approche du groupe d'animaux. La cithare, méditative, griffe la toile sombre, grésillante. Avec la deuxième partie, la nuée s'approche, la musique gronde sourdement, zébrée de lents coups d'archets sur la cithare. L'électronique ondoyante des drones enveloppe le geomungo de plus en plus déchaîné, dans un puissant crescendo d'ambiante incandescente. Superbe morceau, suivi d'un solo de la cithare en guise de troisième partie, ce qui permet de découvrir cet instrument étonnant, joué en un plectre. La dernière partie nous entraîne dans l'espace (ou dans des ondes) pour une danse hypnotique. L'électronique vibre, vrombit en toile de fond, crée des nuages de particules, la cithare-geomungo se contorsionne, frappe, on dirait presque qu'elle va parler dans le chuintement des courants mouvants, le balancement rythmé d'une frénésie sacrée.

   Une belle rencontre entre un instrument millénaire et l'électronique la plus contemporaine !

Paru en décembre 2022 chez Parenthèses Records / 4 plages / 26 minutes environ

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Publié le 16 Janvier 2023

Chris Abrahams - Follower

   Connu comme membre du trio de jazz d'avant-garde The Necks, le néo-zélandais (qui a grandi en Australie, vit à Sidney) Chris Abrahams, compositeur et pianiste, a derrière lui une carrière bien remplie. Outre sa participation à d'autres groupes de jazz, il a collaboré avec la chanteuse et compositrice Melanie Oxley, collaboration qui s'est traduite par cinq disques dans les années quatre-vingt dix, et a sorti plusieurs albums de piano solo. Avec Follower, son sixième album chez Room40, il explore des frontières musicales improbables grâce à son piano, au cœur de ses compositions, l'orgue et l'électronique. L'album comprend deux pièces de plus de dix minutes (titres 1 et 3), et deux un peu plus courtes, d'environ quatre (piste 2) et huit minutes (piste 4).

 

Un album déconcertant ?

   À première écoute, c'est évident. Passer du long "Costume", très planante ambiante dominée par l'orgue, au court "New Kind of Border" qui, passé une minute, propose un jazz expérimental dans lequel le piano roi caracole sur fond de frottements métalliques et de craquements percussifs, cela surprendra. Pourtant, à chaque fois, Chris Abraham n'en reste pas à l'horizon attendu. Ainsi, le magnifique "Costume", piano profond et méditatif sur une mer d'orgue et de cloches, après une série de méandres superbes sur la mer envahie par un clapotis d'éclats, s'enfonce dans un agglutinement électronique, sorte de mur post-radiophonique à l'arrière duquel s'entendent quelques échos du piano englouti : cette fin abstraite et bruitiste est déjà ailleurs. C'est l'inverse sur "New Kind of Border" : après une entrée ambiante raffinée, le piano accapare l'attention, détruit la fresque pour imposer son numéro d'un jazz très libre, proche de la musique contemporaine, mais lui-même évolue sur le fond de percussions frottées, roulantes, évoqué ci-dessus.

   En écoute sur la vidéo ci-dessous, la première partie de "Costume...qui semble éviter la suite, moins consensuelle ?

New Kind of Border (Nouveau type de frontière)

   On s'y fait vite : c'est un album qui va où il veut, pour le meilleur, loin des poncifs. C'est le cas encore sur le magnifique second long titre, "Sleep Sees Her Opportunity". Cette pièce onirique envoûtante est un bijou de musique électronique minimale. De fines boucles ondulantes voient surgir des phrases isolées de piano, d'autres boucles d'orgue et un frissonnement de sons variés. Où sommes-nous ? Sur les rivages du sommeil, nous répond le beau titre. La superposition de toutes ses strates donne à la composition sa dimension étrange. Le piano se liquéfie, les bruits montent sur une légère pulsation, des percussions tribales hantent l'arrière-plan. Une merveille !

   Des percussions bondissantes en rang serré vous attendent pour un concert imprévu. Le piano brumeux déroule sa mélodie sur ce fond imperturbable... que viennent toutefois troubler un cliquetis électronique, des frappes percussives isolées et un bourdonnement machinique de drones. Le titre "Glassy Tenseness of Evening" (Tension vitreuse du soir) explicite cette tension sourde qui fait paraître les arpèges du piano menacées d'effondrement, là, tout en haut, dans des nuages artificiels. Il est étonnant et mystérieux, ce dernier titre !

Mes titres préférés : "Costume" (le 1) et "Sleep Sees Her Opportunity" (le 3)...suivis du 4 dont il vient d'être question. Et le 2 s'écoute, je vous rassure !

   Un très bel album, à l'écriture raffinée, pour voyager ailleurs, sur d'étranges sentiers.

   La couverture me laisse dubitatif. Elle me semble bien brutale pour cet album délicat et nébuleux, mais je vois la bande verticale noire comme la marque des intrusions et des distorsions qui affectent les morceaux pour les entraîner ailleurs.

Ci-dessous un court extrait du titre 3.

 

 

Paru début décembre 2022 chez Room40 / 4 plages / 38 minutes environ

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Publié le 30 Novembre 2022

Christina Vantzou - N°5

   Dans l'Antre de la Sibylle

   Fidèle depuis ses débuts au label de Chicago Kranky, Christina Vantzou vient d'y faire paraître son cinquième opus, toujours sobrement numéroté, N°5. Un disque qui m'a surpris d'emblée par l'impression d'une radicalité plus grande, et qui me semble en tout cas marquer un approfondissement, une affirmation de son univers personnel, marqué depuis les débuts par un néo-classicisme austère, débouchant sur une musique ambiante hantée par le mystère. C'est peut-être parce que la compositrice américaine, d'origine grecque, est revenue à ses origines pour la conception de ce disque. Lors d'un séjour sur l'île de Syros, elle a dit-elle connu « un moment de concentration » qui l'a conduit à regarder comme à distance l'ensemble des enregistrements accumulés pour la préparation de l'album. Après son installation dans une autre île, elle a réduit  et  refaçonné ses matériaux, les a montés elle-même sans passer par un ingénieur. Nous serions donc en fait devant un nouveau N°1, celui d'une (re)naissance. Débarrassé des vêtements grandioses, avec amples orchestrations dont elle aimait affubler sa musique, peut-être par pudeur. Si dix-sept musiciens ont contribué à ce disque, on les entend rarement ensemble. La tendance du disque est à une austérité plus grande encore, un véritable dépouillement. J'ai presque envie d'écrire une mise à nu. Tout y est plus intime. Mais le mystère n'a pas disparu : il est là, plus intense, plus troublant, à travers notamment des sons de terrains, des sons de proximité, et ce dès le premier titre.

   Nous sommes conviés à entrer (titre 1, "Enter"), et pas n'importe où, dans une grotte. On entend des souffles sourds, des gouttes d'eau tomber, clapoter, en même temps que la musique surgit. Des craquements, comme si on faisait bouger des pierres, un râle venu de très loin, celui d'un esprit réveillé par l'intrusion de quelqu'un qui avance prudemment, en butant contre des obstacles. Et une voix remplit la grotte, un chant pur accompagné de drones de synthétiseur. Un chœur lointain célèbre notre venue... Une voix à la Laurie Anderson vous salue ("Greeting"), un chacal (un être infernal ?) rit dirait-on, la musique déroule des boucles solennelles, la voix souffle une fumée, une autre, masculine, lui répond en écho.

   Si vous en restez là, c'est que vous n'avez pas compris. Les deux titres valent initiation aux Mystères. L'île d'Ano Koufonisi recèle maintes cavités. Le creux ici est l'image de l'intime. Christina Vantzou s'abandonne à elle-même, après un ultime au revoir : le troisième titre "Distance", au piano mondain entre Chopin et le jazz sur fond de bruit de soirée, avant l'effacement brutal par un vent spiralé. Je vois le titre suivant, "Reclining Figures" comme un autre au revoir, à sa période ambiante. Une somptuosité glacée, entre sons synthétiques et voix douces à l'unisson. Vanité des mimiques mélodiques compassées face à l'angélisme simple des voix. La place est libre pour une autre musique.

   "Red Eel Dream" : le rêve de l'anguille rouge, quel beau titre ! Tout commence ici. Un rapide arpège de harpe, un synthétiseur mystérieux, de curieux chuintements  (humains ?), puis le piano, calme. Des pas s'entendent, qui font craquer la terre, on approche, c'est un film peut-être, des vents tournent, les vagues sont là. Un thérémine emplit la cavité, l'anguille se faufile dans l'eau du rêve sur un fond mélodieux et doux. Le rituel peut commencer, par une répétition de danse ("Dance Rehearsal", titre 6) : violoncelle hiératique, voix en liberté, clarinette tremblée. "Kimona I" est comme l'écho de musiques très anciennes. Une voix archangélique, dans les hauteurs, juste accompagnée par le piano méditatif. L'atmosphère est magique, fervente, d'une pureté palpable. L'ombre de Bach passe très lentement. "Tongue Shaped Rock" (Rocher en forme de langue ?) laisse la place à une polyphonie délicate de voix, en partie a capella, puis la clarinette basse incante de ses vibrations profondes la grotte où se baignent les voix, presque des voix de gorge. C'est absolument splendide !

   L'alto et les cordes tissent une sorte de menuet suave et raffiné pour "Memory of Future Melody". La pièce dérape peu à peu, avec des creux graves inquiétants : des esprits ont fait irruption, soufflent le cauchemar, les mélodies tournent mal, deviennent lamentations lugubres... "Kimona II" dissipe cette vision. L'heure est à nouveau au Mystère, au ralentissement du Temps. Piano et voix, à nouveau, sur un fond mouvant de petits bruits, de mini tourbillons : c'est l'extase sur son lit d'apparitions sonores, si légère qu'elle plane dans la caverne, bientôt rejointe par un chœur masculin pour une messe spectrale de toute beauté. Nous sommes Ailleurs... Pas étonnant que la dernière pièce s'intitule "Surreal Presence for SH and FM". La musique poursuit son échappée surnaturelle, naturellement sublime.

  Un disque singulier et raffiné, dans lequel Christina Vantzou se laisse aller à son goût pour l'étrange. Envoûtant ! Son meilleur disque.

Paru en novembre 2022 chez Kranky / 11plages / 37 minutes environ

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Publié le 15 Octobre 2022

Gammelsæter & Marhaug - Higgs Boson

  Rassurez-vous : je ne vais pas vous entraîner dans un cours de physique des particules, j'en serais d'ailleurs incapable... Voici deux particules humaines, norvégiennes, créateurs d'un univers fascinant. Runnild Gammelsæter surprend par sa voix, dont elle joue en prêtresse, en inspirée. Elle manie aussi la guitare, le piano et l'orgue numériques, les cloches, et s'occupe des traitements. Lasse Marhaug est à l'électronique, au synthétiseur, aux objets et au montage. C'est leur deuxième disque ensemble, le premier, Quantum Entanglement, remontant à 2014. Une rencontre décisive les fit se retrouver à nouveau en 2019, à l'occasion d'un concert spécial dans une église d'Oslo. Depuis, il ont accumulé des matériaux débouchant sur ce disque inspiré aussi bien par des cinéastes japonais du structuralisme expérimental que par les illustrateurs français Philippe Druillet et Jean Moebius Giraud, deux créateurs d'univers de science-fiction décalés, visionnaires, ou encore par des photographes de paysages. Je vous passe d'autres références très pointues, sauf une autre, littéraire, au Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, pour un processus d'association utilisé par les deux artistes.

   Huit titres entre presque trois minutes et presque dix constituent ce "Higgs Boson", d'emblée très étrange. "The Stark Effect" se développe autour de la voix démultipliée de Runnild et d'une autre voix gutturale, spectrale. La partie vocale mêle longues trainées éthérées et cris, éructations quasi animales. Nous voici en communication avec le Mage, "The Magus", qui est plutôt une mage, entre incantations et murmures. Une pulsation électronique sourde rythme cette vaticination dans l'infra-langage. Tout à fait dépaysant et très impressionnant. Une percussion lourde ouvre le mystérieux "Static Case". Des voix déformées incantent l'espace. On est entre messe mystique et sabbat goyesque. Les "Ondes de Fase" nous plongent dans un océan électronique saturé de voix comme de milliers d'esprits errants aux limites de l'aphasie : prodigieux voyage dans un univers halluciné ! Des "Forces" se déchaînent dans le titre cinq, déchiré de l'intérieur, parcouru de déflagrations prolongées. Titre magnifique, qui fournirait une belle bande-son pour les dérives dessinées de Druillet, tant les voix sont de plus en plus fantastiques. On imagine des créatures se déformant à vue, monstrueuses et terriblement là à nous guetter dans le noir, au bord de l"apocalypse.

   "Propeller Arc" est une véritable Babel des langues, un oratorio pour langues étranges, qui donnent une impression de connu (du grec, de l'allemand, etc.) tout en étant d'un ailleurs indéfini. Puis survient une montagne magique, un orgue déferlant accompagné de vents de poussières : les voix sont incorporées, balayées, réduites pour un bref moment au silence divin. Le septième titre renvoie à nouveau à la physique, le "Hadron Collider" étant l'accélérateur ou collisionneur de particules du CERN. L'idée est celle de collisions entre des univers : entre le monde instrumental, électronique et bruitiste d'une part, et celui des voix. Musicalement, l'intérêt réside dans la résistance des voix aux lourdes vagues écrasantes d'une sorte de métal épais. Rien n'arrête les voix ordonnatrices du monde. Alors surgissent "These questions", effrayantes déflagrations  de drones râpeux, comme si la matière respirait dans un mouvement de désintégration / volatilisation. Une voix seule survole ce cauchemar de science-fiction, puis une seconde, d'autres encore, chantantes ou chuchotantes. C'est peut-être la matière qui s'exprime, la Matière des champs gravitationnels qui est Esprit, enfante l'illusion de Vie : il n'y a rien d'autre que ce continuum, toujours susceptible de susciter les Voix primordiales et éternelles. Grandiose !

Un disque magistral d'une beauté noire, envoûtant d'un bout à l'autre !

Paru en août 2022 chez Ideologic Organ (une maison de disque parisienne) / 8 plages / 44 minutes environ

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Publié le 9 Juin 2022

Jozef van Wissem - Behold ! I Make All Things New

L'ombre fraîche de l'Éternité 

   Imaginez un luth, l'un des instruments fétiches de la musique baroque. Oui, mais un luth que Jozef van Wissem, néerlandais de Maastricht, d'abord guitariste, découvre à New-York grâce à un autre ancien guitariste, Patrick O'Brien. Un luth qu'il décide de sortir du musée et d'intégrer aux musiques d'aujourd'hui. Un luth dont il joue sur plus de dix albums, dont trois en collaboration avec le cinéaste Jim Jarmusch, qui y chante et joue de la guitare ! Un luth qui lui vaudra la consécration à Cannes en 2013 grâce à la musique qu'il co-écrit avec Jim pour son film Only Lovers Left Alive... Une belle histoire, non ?

   Si l'on ajoute que Jozef van Wissem passe pour un compositeur d'avant-garde, étiqueté "minimaliste", tout en restant un luthiste baroque, on comprend mieux l'admiration de nombre de compositeurs minimalistes (non luthistes !) pour la musique baroque. Ce qui relie peut-être le mieux ces deux courants, c'est la tendance à s'appuyer sur une basse continue, ou tout au moins à développer un continuum sur lequel le contrepoint baroque va greffer de nombreux ornements, tandis que le minimalisme travaille avec des motifs ("patterns") et des boucles. Toujours est-il que j'ai été happé par la musique inspirée de Jozef van Wissem : je ne m'y attendais vraiment pas ! Le premier titre - ah oui, des titres d'Inspiré, de Prophète, qui prennent le large, déjà...pensez "The Cool Shade of Eternity", d'un hiératisme sévère, n'est pourtant pas engageant, mais il nous tire de côté, nous force d'écouter les profondeurs de l'instrument. Le luth sonne, avance comme en claudicant, accompagné sur la fin par des ondes électroniques grondantes. Car pour compléter cette belle histoire, il convient d'ajouter que, de temps à autre, Josef van Wissem ajoute des touches électroniques ! Sans excès, toutefois, car n'oublions pas qu'il a déclaré, dans un entretien : « Le luth va à l'encontre de toutes les technologies, de tous les ordinateurs et de toutes les conneries dont vous n'avez pas besoin. » Il joue sur un luth noir créé spécialement pour lui. Une musique parfaitement inactuelle !

Jozef van Wissem - Behold ! I Make All Things New

   J'ai été vraiment conquis dès le titre deux, "What Hearts must Bleed, what Tears must Fall", presque quatorze minutes intemporelles. On est suspendu aux notes qui s'égrènent, aux boucles envoûtantes : minimalisme baroque ! Un chant qui vient de si loin, une majesté lumineuse et pourtant sombre, un folk noir en effet, des ritournelles entendues au fond des forêts, près des antres antiques. L'électronique sur la fin du morceau lui donne une aura extraordinaire. Cette musique est incantation ! Le titre trois évoque d'abord une ballade folk, agrémentée d'une draperie électronique ambiante, mais le statisme de la pièce exerce un effet hypnotique. La deuxième partie, qui juxtapose les boucles répétitives avec des variations éblouissantes, est superbe !

   À écouter Jozef van Wissem, je me dis qu'il est une sorte de Charlemagne Palestine du luth : il y  a du sonneur en lui. Les titres donnés, à résonance chrétienne, renvoient à une conception de la musique comme contribuant à l'Éveil. Loin de divertir, elle est ascèse, concentration, illumination. Les boucles encerclent notre conscience d'auditeur, pour l'amener à savourer les beautés intérieures de l'Instrument-Monde, beautés réservées à ceux qui savent patienter. La solennité de la piste cinq, au titre prophétique, "Your Flesh Will Rise in Glory on the Day of the Future Resurrection" est magnifiée par une électronique qui la cerne d'un bourdon fluctuant de drones. La pièce, appel fervent à la contemplation de la Merveille qui adviendra, devient un immense mantra authentiquement fantastique, fabuleux. Relisant les titres, on s'aperçoit qu'ils dessinent un itinéraire spirituel. L'avant-dernière des sept pièces ne s'intitule-t-elle pas "Enter Into the Joy of Our Lord" ? C'est la plus longue, plus de quatorze minutes. On s'approche lentement, humblement, le luth reste au plus près des notes espacées, avec des silences comme des stations, les frottements des doigts sur les cordes. Qu'on ne s'imagine donc pas une allégresse débordante ! L'homme s'avance, son luth est son rosaire, grain à grain il se dépouille de l'inutile et médite. Seulement alors il est prêt pour "The Adornment", danse inspirée par la Renaissance, d'abord elle-même dans une giration quasi somnambulique, ralentie, puis enrichie d'une parure électronique suave, aux belles ombres.

   Le disque est publié par Incunabulum Records...fondé par Jozef van Wissem !

Un disque d'une austérité magnifique, inspirée, pour (re)découvrir le luth.

Paru en mars 2022 chez Incunabulum Records / 6 plages / 52 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges, #Minimalisme et alentours