Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
[J'inaugure une série de très courts articles consacrés à des réécoutes consécutives à des plongées dans ma discothèque personnelle...]
Paru en 2006 sur l'excellent label américain Nonesuch (la maison de Steve Reich !), Mobile est le premier album du percussionniste Glenn Kotche. D'ailleurs inspiré notamment par Steve Reich et la sculpture mobile, le musicien utilise vibraphone, kalimba (appelé aussi mbira, lamellophone d'origine subsaharienne), batterie...et même piano. Un disque bouillonnant, d'une fraîcheur incroyable, entre minimalisme, techno, musiques traditionnelles et rock expérimental !
Ces mots de Pier Paolo Pasolini (1922 - 1975) lors de son dernier entretien avant son assassinat dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 prennent évidemment une résonance particulière aujourd'hui, sur laquelle je n'épiloguerai pas. La multi-instrumentiste et compositrice Karen Jebane les a choisis comme titre de son troisième album chez Ideologic Organ sous le nom de Golem mécanique. Marquée par les films Accatone (1961) et Teorema (1968) qu'elle découvre adolescente, elle dit avoir voulu faire en sorte que le corps du réalisateur et poète ne reste pas seul sur la plage d'Ostie où il a été sauvagement battu à mort puis écrasé par sa propre voiture : « J'ai essayé d'être les yeux qui voyaient dans l'obscurité, la voix qui racontait son dernier jour et sa dernière nuit, le fantôme qui convoque le souvenir. »
Comme pour ses deux disques précédents, Golem mécanique utilise une boîte à bourdons, sorte de vielle à roue motorisée construite par le facteur français Léo Maurel(quelques-uns de ses instruments ici), qui aime s'inspirer d'instruments traditionnels, "transformés" en héritant des façons de penser et jouer des instruments électroniques nés au XXe siècle. C'est cet instrument qui lui a donné sa nouvelle identité musicale après un cheminement du côté d'un folk gothique mâtiné de poésie et de spiritisme, jalonné par la découverte de compositeurs comme John Cage, Phil Niblock ou Alvin Lucier. Sur cet album, la cithare et sa propre voix s'joutent à la boîte à bourdons. Les paroles subissent une dégradation progressive jusqu'à ce que le sens se perde...
Le premier titre, "La notte" renvoie à la nuit tragique de l'assassinat de Pier Paolo. Au début est un souffle, un léger battement, comme l'accompagnement de la marche du cinéaste sur la plage nocturne. Remonte le souvenir, le fantôme du souvenir, avec la vielle à roue motorisée en guise de fond de bourdons, la cithare en notes éparses. Puis la voix surgit, dédoublée, démultipliée en chœur, pour un chant hypnotique de déploration qui est aussi une évocation du disparu. Le temps s'est figé, les rêves sont gelés... "Il giorno prima" est un hymne archangélique dominé par la voix magnifique de Karen Jebane sur une trame quasi immobile, finement striée, hommage à la quête de beauté de Pasolini. Musique cérémonielle extatique, radieuse, d'une douceur envoûtante...
Avec "Teorema", allusion au film tant aimé par la musicienne, la suavité des voix s'accentue, la dimension médiévale se précise : dans une église emplie par les bourdons de vielle sonnant comme un orgue très ancien, les voix appellent, ensorcellent, on ne saurait résister au mystérieux "Visiteur", dont le charme tient du divin. "Il giorno" superpose brève annonce de l'assassinat à une entrée d'orgue sépulcrale, avant un lamento choral a capella, véritable phrène en dissolution, puis la vielle sonne, mute en orgue en longues notes ondulées doublées ou non de bourdon, comme une respiration qui ralentit, évocation musicale de l'agonie à venir.
Second plus long titre avec un peu plus de huit minutes, "la tua ultima serata" commence par une boucle bourdonnante lancinante sur laquelle vient se greffer la vielle. C'est le chant du cygne d'une vie frappée à mort, chant intemporel, mixte de tradition et de minimalisme, d'amour et de mort. La voix semble se renverser sur le lit rayonnant de la boîte bourdonnante et sonnante...
Et "Le lacrime di Maria", le dernier chant, polyphonie à la douceur dépouillée, semble suspendu sur le bourdon hypnotique...
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Bouleversant hommage à Pier Paolo Pasolini, Siamo tutti in pericolo est un disque sublime, enraciné comme lui dans d'antiques traditions tout en s'inscrivant dans une forme de minimalisme épuré.
La belle couverture de Julien Langendorff, d'un onirisme mystique, me fait penser à la Transverbération de Sainte Thérèse (sculpture achevée en 1652) du Bernin dans la chapelle Comaro de l'église Santa Maria della Vittoria à Rome. Paradoxalement, en effet, Pasolini est un martyr mystique, dont la mort tragique et mystérieuse questionne profondément notre époque.
Paru le 14 ou le 21 mars chez Ideologic Organ (Paris, France) / 6 plages / 36 minutes environ
Après notamment Epic Ellipses(mars 2023), le duo Puce Moment, formé par Pénélope Michel, violoncelliste de formation classique, chanteuse et multi-instrumentiste, et l'artiste sonore et plasticien Nicolas Devos, sort un nouvel album vraiment singulier, lié à leur voyage en février 2020 à Tenri, une banlieue de Nara, l'ancienne capitale du Japon. Là, ils ont rencontré la Société de Musique Gagaku, un ensemble qui perpétue les traditions musicales du Gagaku (littéralement Musique élégante), cette musique d'origine chinoise et coréenne jouée à la cour impériale, dont les principales caractéristiques ont été fixées vers le Xe siècle.
Les enregistrements forment la base de la création musicale et scénique du spectacle Sans soleil, réalisé en collaboration avec la danseuse et chorégraphe Vania Vanneau. Le titre est un hommage au film de Chris Marker sorti en 1983. Le disque, qui s'inscrit aussi dans la lignée des ciné-concerts organisés par le duo, est la rencontre étonnante entre leurs synthétiseurs analogiques et modulaires, leur thérémine, leurs voix, et les instruments traditionnels du Gagaku : shô (orgue à bouche), ryûteki (flûte traversière en bambou), hichiriki (court hautbois en bambou), biwa (luth à manche court), sô (harpe à treize cordes), taiko (tambour), skôko (petit gong en bronze frappé avec deux baguettes en corne), kakko (petit tambour). Pour en savoir plus sur les instruments et la musique Gagaku, vous pouvez consulter ce site très bien fait.
Le premier titre, "Kangen", s'ouvre sur un bourdon tenu de synthétiseur, soudain comme fracassé par les percussions de l'orchestre gagaku. Le choc est magnifique. Quand les flûtes s'en mêlent, le titre s'envole, et la rythmique sourde du duo accompagne les découpes du gagaku. Une entrée en matière impressionnante et splendide ! Sur "Batu", le titre 2, flûte mystérieuse et synthétiseurs dessinent une constellation mouvante peuplée d'appels, creusée de surgissements rayonnants. Les instruments du gagaku sont traités comme les synthétiseurs, modulés et transmutés, fondus dans une pâte grandiose en fermentation dans un beau crescendo, qui se résorbe en accents de flûtes presque pastoraux. "Haishiri Mai" porte la rencontre à une dimension d'osmose encore supérieure. Les synthétiseurs se déchaînent, orgues de cristal et bouillonnements, le hautbois hante les lointains de ses plaintes sublimes zébrées de rayures synthétiques et le tambour profond précède la rythmique électronique. La pièce prend l'allure d'une marche rituelle, sacrificielle, et dans le brouillard électronique qui l'accompagne on croit entendre des voix, toute une volière éthérée.
Le quatrième titre, "Shô", paraît plus délibérément grandiose, décollant très vite d'un début méditatif pour devenir cathédralesque(j'assume le néologisme) à souhait, agité d'apparitions sonores, de chiffonnements troubles, de voix. C'est un chaos formidable, l'accouchement farouche d'une fulgurante beauté, terminé par une pluie exténuée. Le découpage implacable des percussions gagaku ouvre "Bugaku" (nom d'une danse traditionnelle japonaise), pièce incantatoire qui fait la part belle aux musiciens japonais tout en montrant l'inventivité du duo : celui-ci greffe sur leur musique à l'élégance raffinée un magma prodigieux hanté par la voix enchâssée de Pénélope Michel. Une danse sans soleil, une danse noire de transe !Le dernier titre est un épilogue rythmé par le tambour taiko qui lui donne son nom : des sons d'ambiance japonaise sont peu à peu recouverts par un brouillage électronique progressant crescendo avec le tambour, véritable passage au pilon d'une force inexorable...
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Une osmose saisissante et magistrale entre musique traditionnelle japonaise et musique expérimentale électronique.
Paraît le 21 mars 2025 chez Parenthèses Records (Bruxelles, Belgique) / 6 plages / 46 minutes environ
J'ai longtemps hésité avant de rendre compte de ce disque, qui me paraissait un fourre-tout confus. Plusieurs écoutes ont décanté cette impression et me permettent de lui rendre aujourd'hui justice. Resonance Unbound (Resonance détachée) est le premier disque de Elisabet Curbelo, une artiste espagnole polyvalente dont la musique embrasse des compositions pour ensemble ou pour solistes, chœur, électroacoustique, électronique. Influencée par les techniques vocales d'Asie occidentale, elle nous propose ici un voyage dans les pays où elle a vécu : Îles Canaries (elle y est née), Madrid (Espagne), Istanbul (Turquie) et San Diego (Californie). Chaque composition mêle traditions musicales des lieux et expérimentations électroacoustiques.
Elisabet Curbelo
La première pièce, "Canarian Bayram", est interprétée par le University of Utah Ensemble. Inspirée par des berceuses canariennes et turques, elle superpose marche militaire ottomane et musique de procession d'une statue de la Vierge. Le début est lent, rêveur, promenade au piano accompagnée de bruit de ressac et d'une guitare vaporeuse, puis un violon dessine quelques arabesques, une clarinette s'en mêle, peut-être un basson ou un trombone. Impression d'enchantement, à partir de laquelle la pièce s'étoffe, mêle les accents d'une sorte de marche funèbre grotesque et d'une fête endiablée, avant un silence suivi d'un retour à la rêverie initiale, plus langoureuse encore.
"Fantasia Flamenca", pour danseuse de flamenco et électronique, s'éloigne des clichés du flamenco pour proposer une chorégraphie mystérieuse : battements des pieds erratiques, voix enrouée, enroulements et brouillards synthétiques lointains, chuintements, rythmique perturbée. C'est une fantaisie à la manière de E.T.A. Hoffmann, qui devient inquiétante, grinçante, comme de créatures monstrueuses venues d'un tableau de Johann Heinrich Füssli... ou de Goya, bien sûr, celui de Los Caprichos (Les Caprices ou Les Fantaisies). Cette musique à l'imagination débridée est vraiment réjouissante, délicieusement infernale !
"Roxanne’nın Dönüşümü" (titre 3, La Transformation de Roxanne), composée à Istanbul, reflète la vie trépidante de cette ville animée. Pièce de musique concrète, elle ne me séduit guère, en dépit d'une aura fantastique qui transcende un peu la pauvreté de la perspective. Un exercice d'école pour cette jeune compositrice, capable de bien mieux...
C'est le cas de la pièce suivante, "Kara Toprak"(Terre noire), beau dialogue entre la voix d'Elisabet et le qanûn [famille des cithares sur table] de Sanaz Nakhjavani. Le dialogue proprement dit est précédé d'une introduction électronique caractéristique de la manière dont la compositrice crée des climats étranges. Chuchotements et mouvements de textures moirées précèdent de courtes phrases interrogatives d'un instrument non identifié, et la voix s'élève dans une atmosphère prenante de rituel soufi, ses mélismes mêlés au frémissement du qanûn. La pièce prend alors les allures frénétiques d'une marche accélérée à l'extase. Superbe envolée avant le retour de bourdons et de chuchotements, comme si nous étions dans ces grandes citernes souterraines enfouies depuis des siècles.
"Mikrop" (titre 5, Germe) reste à la même altitude. On croit entendre une voix, et c'est l'alto de Ulrich Mertin qui apparaît dans une ambiance trouble et inquiétante pour la zébrer de déchirements, de miaulements. C'est un univers en voie d'implosion, l'univers d'un film de science-fiction mêlée d'horreur, comme Alien par exemple, que fait surgir l'écriture d'Elisabet Curbelo. On ne quitte pas l'étrange avec "Epulos", pièce nommée d'après l'une des plus grandes bactéries trouvées sur Terre, représentée si l'on veut par une contrebasse plus grande que d'habitude, accordée différemment selon une scordatura destinée à en intensifier l'étrangeté, d'autant que certaines cordes sont préparées avec une règle posée sur elles. Cette veine très expérimentale, très "contemporaine" dans son abstraction qui se voudrait mimétique de la vie de la bactérie, me laisse pour le moins perplexe : c'est le deuxième maillon qui expliquait mes réticences initiales.
Le dernier titre, inspiré par le travail du percussionniste Steven Schick, qui dirige ici le Renga Ensemble, est heureusement plus convaincant. Le chef d'orchestre joue le rôle de soliste, utilisant ses gestes pour agir sur la distribution spatiale des sons. Le titre "L'anello" s'explique par le fait que la composition voudrait évoquer l'éclat et la nature multiforme d'une bague en diamant. Souffles, frottements, sifflements, clochettes, créent une atmosphère fascinante sur laquelle se greffe une polyphonie instrumentale raffinée, à mi-chemin d'un orchestre type gamelan et d'une sorte de Big band au jeu minimal et décalé.
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Un disque parfois déconcertant, mais audacieux, qui réserve de belles surprises dépaysantes loin des sentiers battus.
Paru en septembre 2024 chez Neuma Records(Saint Paul, Minnesota) / 7 plages /57 minutes environ
Le duo constitué par Yair Elazar Glotman et Mats Erlandsson existe depuis 2015. J'avais inclus dans ma liste des disques de 2017 leur Negative Chambers (paru chez Miasmah), disque pour lequel je n'avais pas écrit d'article. Je suis heureux de les retrouver, car je n'ai pas oublié ce disque. Et d'écrire à propos de Glory Fades ( La Gloire s'estompe... un beau titre !) que publie la maison de disques suédoise XKatedral.
Yair Elazar Glotman a une double formation de contrebassiste d'orchestre et de composition électroacoustique. Il a travaillé avec Jóhann Jóhannsson et a collaboré à plusieurs bandes sonores pour des films à grand succès comme Joker (2015) et À l'Ouest Rien de nouveau (2022, All Quiet On The Western Front). Sa musique a été enregistrée par des labels prestigieux tels que Deutsche Grammophon ou Bedroom Community. Mats Erlandsson, lui, vient plutôt de la scène électronique. Sons tenus, analogiques ou numériques, synthétiques, sont à la base de sa pratique musicale.
Pour Glory Fades, les deux musiciens développent une musique de chambre originale constituée côté acoustique par de la guitare pincée et frottée, de la cithare, des cloches, de la contrebasse, du violon et des percussions, et du côté électronique, par des traitements, le recours à des bandes manipulées et de la réamplification.
Mats Erlandsson
La cithare et la magnifique guitare acoustique donnent à Glory Fades une allure singulière, presque magique. Leurs riches résonances, le pincement de leurs cordes incantent cet ensemble de titres. Le premier, "At Ends", leur associe une électronique brumeuse de bourdons suaves. Le charme de l'album tient notamment dans cette alliance entre sons discontinus et sons continus. On est au seuil des musiques folkloriques par la beauté des mélodies, mais ces dernières prennent une tournure méditative, introspective, voire répétitive, dès le très beau "Copper Entries" (titre 2). "All Canals Dry" mêle raclements de fonds, motif hypnotique de guitare et bourdons enveloppants. C'est une musique en apesanteur, tapissée d'échos.
Écoutez le merveilleux "On the Folding of Leaves" (titre 4, Sur le pliage des feuilles) : on se promène dans un jardin enchanté, sur la pointe des pieds pour ne pas provoquer la disparition du mystère des rencontres sonores. Les notes s'égrènent, s'alentissent, gorgées de splendeur. Le court "Servitude", sombre et envoûtant comme un noir rituel, introduit "The Grinding Wheel" (titre 6, La Meule) et sa si belle mélodie à la guitare, ponctuée d'accords graves de contrebasse. La meule tourne, la guitare s'enroule en boucle inlassable dans un doux crescendo : quelle beauté forte et tranquille, lumineuse !
Un piano fantomatique perdu dans le brouillard hante "Pale Stars" (titre 7), traversé par d'étranges voix synthétiques, comme des instruments qui pleurent tandis que s'effondrent au ralenti des pans obscurs. Une élégie doucement déchirante avant le titre éponyme, le dernier, où l'on retrouve les cithares (et les guitares, comment les différencier ?), lâchant des accords espacés répétés tout au long d'une mélodie disloquée, exsangue : c'est un crépuscule, une agonie, animée de quelques frémissements percussifs...
Investi dans le domaine des musiques expérimentales et électroacoustiques, le compositeur napolitain Elio Martusciello sort avec AKOUSMA-MOTHER un disque personnel tiré de sessions d'improvisation du trio OSSATURA, fondé à Rome en 1995. Le trio comprend Luca Venitucci au piano, au piano électrique et à l'électronique, Fabrizion Spera à la batterie et aux percussions, et lui-même à la guitare électrique, à l'ordinateur et à la voix. Le disque, hommage à sa mère décédée récemment, se fonderait sur l'expérience acousmatique de l'être humain avant sa naissance.
[L'impression des oreilles]
Beaux vestiges parmi les décombres...
Le collage d'Elio Martusciello en couverture (il signe aussi les autres collages) est à l'image de cet opus improbable, véritable kaléidoscope qui traverse de nombreux genres musicaux. Ce disque revient de loin. Je n'ai toujours pas accroché au premier titre, "luminescenza", troué d'enregistrements de terrain, décidément à mon sens informe. Le piano au début de "un globo impercettibile" annonce tout à fait autre chose : une matière impondérable, délicate, celle d'une rêverie. Ce n'est pas tout à fait du jazz, quoique, la percussion anime cette trame qui prend, se met à chanter. À partir de là, le disque impose son charme certain, avec une coda quasi sublime, brève. massacrée par la batterie et des bruits de scène. Je me suis dit que ces musiciens-là n'étaient pas à l'aise avec la beauté, comme une sorte de pudeur, d'où le troisième titre un peu rock, du gros son, un fouillis sonore sur lequel se découpent de belles idées folles, une montée façon métal, et le calme de la fin.
Il faut s'habituer à ce style à l'arrache, leur passer cet interlude, le titre 4, "dissomigliando" (différent), peut-être parodie de musique industrielle, musique concrète peu exaltante...Heureusement, "sottrazione immateriale" (soustraction immatérielle - les titres sont parfois très beaux !) est un bijou miraculeux, alors on pardonne tout. C'est de l'ambiante aux fines textures voilées, piano sur les pointes et traîne micro percussive, crachotements.
Ce que j'aime dans ce disque, c'est la surprise permanente : soudain, une chanson, "etèrico", un texte et des voix, sur un accompagnement jazzy très léger, et c'est la grâce, la guitare électrique diaphane avant une coda percussive aérée. Le titre sept, "disfa le forme" (défais les formes) nous donne sans doute la clé de leur art poétique : défaire les formes, en leur injectant des matériaux hétérogènes et en jouant entre. D'où une musique de lutins espiègles, une musique qui ne veut pas se prendre au sérieux en prenant forme, en se figeant. Une musique de contorsionnistes qui s'envolent sans s'en rendre compte, car c'est un beau morceau au bord de la dislocation, puis de l'explosion sur la fin. Bien sûr, l'intermède suivant s'acharne dans une vulcanologie douteuse, dans l'attente de "priva di impronte laterali"(titre 9, sans empreintes latérales), frémissant et doucement enflammé, structuré autour de quelques courtes boucles de piano électrique : du très beau travail ! Je passe sur l'intermezzo critique, où un musicien interpelle Elio pour lui dire que c'est beau, mais un peu trop raffiné, ce qui rejoint ce que j'écrivais plus haut et dit quelque chose sur notre monde apeuré par la beauté...Ne lui préfère-t-il pas, ce monde, les rumeurs ou bruits de catastrophes ("rumori di catastrofi", titre 11) ? C'est une machine grondante, bien huilée, charpentée, qui fonce...vers le désastre ? Le dernier titre, "dileguando" (disparaître) est à ciel ouvert, déchiré de stries, de frottements, glissements métalliques, dont surgit le piano embrumé, et c'est si beau, à nouveau, d'une élégance élégiaque, d'une fragilité bouleversante...
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Un disque déroutant, inégal, mais vivant, avec de très beaux moments.
Paru en septembre 2024 chez em-music (Naples, Italie) / 12 plages / 53 minutes environ
Brève estivale 6... pour une musique d'une liberté folle, d'une innocence rafraîchissante !
Delphine Dora est une compositrice, interprète, improvisatrice, productrice que je suis (irrégulièrement, hélas) depuis au moins 2012, lorsque sortit son album de piano solo A Stream of Consciousness. Un flux de conscience, plus qu'un titre, c'est un programme, une esthétique. Pour ce disque, elle a cédé à un tourbillon d'inspiration. Alors qu'elle terminait une résidence de piano préparé de trois jours, elle a succombé au charme de son piano débarrassé des objets nécessaires à sa « préparation ». En une seule prise, elle a enregistré les huit titres, pour piano et voix. S'abandonnant à la magie de son instrument, elle s'est livrée à lui. Quelques notes seulement rappellent le piano préparé, faisant penser parfois à un portique de cloches.
« La joie est la plénitude du sentiment du réel. »
Fidèle à une ligne ancienne, elle joue de manière intuitive. Piano romantique, si l'on veut, loin de tout propos savant. Du piano qui coule, qui chante, ce qui entraîne par contrecoup sa voix. Elle vocalise à gorge déployée, sans paroles. Elle retrouve naturellement le chemin sublime d'un chant mystique. Il n'est donc pas surprenant qu'elle ait choisi pour titre Le Grand Passage, référence à un livre d'analyses consacré à la philosophe Simone Weil (1909 - 1943). Il y a dans ces huit chants une jubilation communicative, une simplicité désarmante. C'est un disque de célébration, rayonnant, le disque d'une musicienne nostalgique d'une fusion absolue avec l'essence du monde. À l'écouter, on pensera aussi bien à Wim Mertens qu'à Erik Satie ou Dominique Lawalrée : à des musiciens farouchement indépendants, soucieux de ne pas trahir la source vive d'une inspiration qui ne se laisse enfermer dans aucun dogme, aucun discours.
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Musique à corps perdu dans l'illumination du moment, Le Grand Passage est une suite magnifique d'envolées mélodiques, d'élan vers l'Harmonie Universelle. Baignez-vous dans la Musique de l'Évidence !
Titre en rouge extrait des Œuvres de Simone Weil (Quarto / Gallimard, p.841)
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Paru en mars 2024 chez Modern Love (Manchester, Royaume-Uni) / 8 plages / 27 minutes
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :
Titre en rouge extrait des Œuvres de Simone Weill (Quarto / Gallimard, p.841)
En 2017, le musicien de Hong-Kong Olivier Cong sortait son premier album A Ghost and his paintings. Ce titre est emblématique de sa musique, inspirée d'œuvres littéraires et d'autres arts comme le cinéma : depuis 2020, il a commencé à composer des musiques de films, notamment pour le réalisateur pékinois Tian Zhuangzhuang et Elegies de la réalisatrice hongkongaise Ann Hui (2023). Ce second album, hommage à sa ville natale, est né dans des circonstances particulières, qui expliquent le titre qu'il lui a donné : « J'attendais que le bus arrive à l'arrêt lorsque la pluie a commencé à tomber.Je me suis rapidement enfui dans une chapelle voisine, et c'est de là qu'est née l'idée de cet album.À l’intérieur de la chapelle, je me suis souvenu du parfum de l’île Maurice, d’où était originaire mon père, et des piliers de bois humides mêlés à l’encens rituel. » La chapelle, les pluies des Tropiques, les bruits de la grande cité, tout cela se retrouve dans cette nouvelle œuvre, marquée par sa vénération pour Ryuichi Sakamoto et sa retenue orientale.
Sur la couverture du disque, la photographie extraite du film Tropical Malady (2004) par le réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, nous plonge tout de suite dans un univers de solitude, de mysticisme onirique, décalé quand on pense à une ville aussi peuplée et bruyante que Hong-Kong.
Instrumentarium : Piano, électronique ambiante, shakuhachi, yuan chinois (luth chinois à long manche, dit guitare-lune), guzheng (famille des cithares sur table) + textes dits.
Le compositeur Olivier Cong
[L'impression des oreilles]
Le premier titre, "I am afraid of", est un curieux seuil : le compositeur a collecté des enregistrements vocaux d'étrangers anonymes décrivant leurs peurs les plus profondes, manière de donner au disque une dimension universelle, dans la mesure où les réponses montrent les mêmes peurs fondamentales de la mort, de l'amour ou de la solitude. En plongeant ces textes dans une atmosphère rituelle à base de sorte de gongs, de vagues cadencées de bourdons, d'électronique et d'instruments orientaux, Olivier Cong place comme une prière à l'orée de son disque, suivie d'un réconfort, "Solace", lente marche diaphane en canon de piano nébuleux, shakuhachi et ondes sinusoïdales. Musique déchirante et mystérieuse, un cœur qui bat très fort entouré de lassos harmoniques !
Olivier Cong est un poète mélancolique, comme le confirme "They don't sleep on the beach anymore" (titre 3), du Tim Hecker à l'orgue bourdonnant, environné de vagues bruitistes adoucies. Nous sommes dans un temple abandonné au milieu de nulle part... [ Précision pour la vidéo après l'illustration : trente premières secondes absentes du disque]
Illustration pour "They don't sleep on the beach anymore".
Études de solitude...
"Moon Dance"nous confronte à un environnement nocturne mystérieux, peuplé de bruits, craquements. L'électronique chuinte, des déchirures zèbrent l'espace... et c'est le mangeur de vent ("Wind Eater", titre 5), ravages de l'orage tandis que des cloches sonnent. Indéniablement, Olivier Cong a un sens cinématographique de la musique. Le beau solo de shakuhachi de "Burning" accompagne les crépitements d'un feu : ode mélancolique à la solitude. Le shakuhachi est ensuite dédoublé sur un fond très léger de clavier. Le titre suivant, "solitude study", poursuit cette dérive, entre retenue minimale et poussées intenses. Les fantômes sont là, tout proches, toutes les mélodies sont courbes, puis on entend leur chœur bruissant, c'est magnifique. "When the labour is for love" (titre 8) reste au même niveau, hymne ténébreux labouré de drones massifs sur lesquels le luth ou le guzheng brode une dentelle.
Brutal retour au "réel" avec "dok" ? Bruits d'un port, mais un réel distancié, décanté, rythmé : intrigant ! Portail pour "Solid sun", l'envahissement du mystère, une sensation mystique de décollage, d'ailleurs une cloche tinte dans ce monde en suspens, en fusion lente. Et c'est l'embrasement, la marche à la disparition... Encore un grand titre !
Le titre chinois non traduit (Paix à toute la famille) de la onzième pièce nous ramène à la ville, ses bruits, mais aussi au luth yuan, à une sorte de shō (instrument non mentionné dans la présentation du disque) : tout est transcendé par le chant apaisé d'étranges guitares. L'humour du titre douze, "A saint about to fall" (un saint sur le point de tomber, comprendre peut-être de succomber, de fauter) convient à une musique trébuchante, hoquetante, saisie par le bruissement d'une ivresse de plus en plus folle, stupide au bord du vide...Il reste à prier : "Prayer of mine" donne à entendre les mots d'Olivier sur fond vibrant de violoncelle (ou électronique ?). Titre émouvant, bouleversant, d'une beauté désolée, une toile d'orgue s'ajoutant au violoncelle.
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Un grand disque sensible d'ambiante habitée !
Publié en juillet 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 13 plages / 54 minutes environ