hybrides et melanges

Publié le 30 Janvier 2025

Elisabet Curbelo - Resonance Unbound

   J'ai longtemps hésité avant de rendre compte de ce disque, qui me paraissait un fourre-tout confus. Plusieurs écoutes ont décanté cette impression et me permettent de lui rendre aujourd'hui justice. Resonance Unbound (Resonance détachée) est le premier disque de Elisabet Curbelo, une artiste espagnole polyvalente dont la musique embrasse des compositions pour ensemble ou pour solistes, chœur, électroacoustique, électronique. Influencée par les techniques vocales d'Asie occidentale, elle nous propose ici un voyage dans les pays où elle a vécu : Îles Canaries (elle y est née), Madrid (Espagne), Istanbul (Turquie) et San Diego (Californie). Chaque composition mêle traditions musicales des lieux et expérimentations électroacoustiques.

Elisabet Curbelo

Elisabet Curbelo

   La première pièce, "Canarian Bayram", est interprétée par le University of Utah Ensemble. Inspirée par des berceuses canariennes et turques, elle superpose marche militaire ottomane et musique de procession d'une statue de la Vierge. Le début est lent, rêveur, promenade au piano accompagnée de bruit de ressac et d'une guitare vaporeuse, puis un violon dessine quelques arabesques, une clarinette s'en mêle, peut-être un basson ou un trombone. Impression d'enchantement, à partir de laquelle la pièce s'étoffe, mêle les accents d'une sorte de marche funèbre grotesque et d'une fête endiablée, avant un silence suivi d'un retour à la rêverie initiale, plus langoureuse encore. 

   "Fantasia Flamenca", pour danseuse de flamenco et électronique, s'éloigne des clichés du flamenco pour proposer une chorégraphie mystérieuse : battements des pieds erratiques, voix enrouée, enroulements et brouillards synthétiques lointains, chuintements, rythmique perturbée. C'est une fantaisie à la manière de E.T.A. Hoffmann, qui devient inquiétante, grinçante, comme de créatures monstrueuses venues d'un tableau de Johann Heinrich Füssli... ou de  Goya, bien sûr, celui de Los Caprichos (Les Caprices ou Les Fantaisies). Cette musique à l'imagination débridée est vraiment réjouissante, délicieusement infernale !

"Roxanne’nın Dönüşümü" (titre 3, La Transformation de Roxanne), composée à Istanbul, reflète la vie trépidante de cette ville animée. Pièce de musique concrète, elle ne me séduit guère, en dépit d'une aura fantastique qui transcende un peu la pauvreté de la perspective. Un exercice d'école pour cette jeune compositrice, capable de bien mieux...

C'est le cas de la pièce suivante, "Kara Toprak"(Terre noire), beau dialogue entre la voix d'Elisabet et le qanûn [famille des cithares sur table] de Sanaz Nakhjavani. Le dialogue proprement dit est précédé d'une introduction électronique caractéristique de la manière dont la compositrice crée des climats étranges. Chuchotements et mouvements de textures moirées précèdent de courtes phrases interrogatives d'un instrument non identifié, et la voix s'élève dans une atmosphère prenante de rituel soufi, ses mélismes mêlés au frémissement du qanûn. La pièce prend alors les allures frénétiques d'une marche accélérée à l'extase. Superbe envolée avant le retour de bourdons et de chuchotements, comme si nous étions dans ces grandes citernes souterraines enfouies depuis des siècles.

   "Mikrop" (titre 5, Germe) reste à la même altitude. On croit entendre une voix, et c'est l'alto de Ulrich Mertin qui apparaît dans une ambiance trouble et inquiétante pour la zébrer de déchirements, de miaulements. C'est un univers en voie d'implosion, l'univers d'un film de science-fiction mêlée d'horreur, comme Alien par exemple, que fait surgir l'écriture d'Elisabet Curbelo. On ne quitte pas l'étrange avec "Epulos", pièce nommée d'après l'une des plus grandes bactéries trouvées sur Terre, représentée si l'on veut par une contrebasse plus grande que d'habitude, accordée différemment selon une scordatura destinée à en intensifier l'étrangeté, d'autant que certaines cordes sont préparées avec une règle posée sur elles. Cette veine très expérimentale, très "contemporaine" dans son abstraction qui se voudrait mimétique de la vie de la bactérie, me laisse pour le moins perplexe : c'est le deuxième maillon qui expliquait mes réticences initiales.

   Le dernier titre, inspiré par le travail du percussionniste Steven Schick, qui dirige ici le Renga Ensemble, est heureusement plus convaincant. Le chef d'orchestre joue le rôle de soliste, utilisant ses gestes pour agir sur la distribution spatiale des sons. Le titre "L'anello" s'explique par le fait que la composition voudrait évoquer l'éclat et la nature multiforme d'une bague en diamant. Souffles, frottements, sifflements, clochettes, créent une atmosphère fascinante sur laquelle se greffe une polyphonie instrumentale raffinée, à mi-chemin d'un orchestre type gamelan et d'une sorte de Big band au jeu minimal et décalé.

--------------------

Un disque parfois déconcertant, mais audacieux, qui réserve de belles surprises dépaysantes loin des sentiers battus.

Paru en septembre 2024 chez Neuma Records (Saint Paul, Minnesota) / 7 plages /57 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 13 Janvier 2025

Yair Elazar Glotman & Mats Erlandsson - Glory Fades

   Le duo constitué par Yair Elazar Glotman et Mats Erlandsson existe depuis 2015. J'avais inclus dans ma liste des disques de 2017 leur Negative Chambers (paru chez Miasmah),  disque pour lequel je n'avais pas écrit d'article. Je suis heureux de les retrouver, car je n'ai pas oublié ce disque. Et d'écrire à propos de Glory Fades ( La Gloire s'estompe... un beau titre !) que publie la maison de disques suédoise XKatedral.

   Yair Elazar Glotman a une  double formation de contrebassiste d'orchestre et de composition électroacoustique. Il a travaillé avec Jóhann Jóhannsson et a collaboré à plusieurs bandes sonores pour des films à grand succès comme Joker (2015) et À l'Ouest Rien de nouveau (2022, All Quiet On The Western Front). Sa musique a été enregistrée par des labels prestigieux tels que Deutsche Grammophon ou Bedroom Community. Mats Erlandsson, lui, vient plutôt de la scène électronique. Sons tenus, analogiques ou numériques, synthétiques, sont à la base de sa pratique musicale.

     Pour Glory Fades, les deux musiciens développent une musique de chambre originale constituée côté acoustique par de la guitare pincée et frottée, de la cithare, des cloches, de la contrebasse, du violon et des percussions, et du côté électronique, par des  traitements, le recours à des bandes manipulées et de la réamplification.

Mats Erlandsson

Mats Erlandsson

   La cithare et la magnifique guitare acoustique donnent à Glory Fades une allure singulière, presque magique. Leurs riches résonances, le pincement de leurs cordes incantent cet ensemble de titres. Le premier, "At Ends", leur associe une électronique brumeuse de bourdons suaves. Le charme de l'album tient notamment dans  cette alliance entre sons discontinus et sons continus. On est au seuil des musiques folkloriques par la beauté des mélodies, mais ces dernières prennent une tournure méditative, introspective, voire répétitive, dès le très beau "Copper Entries" (titre 2). "All Canals Dry" mêle raclements de fonds, motif hypnotique de guitare et bourdons enveloppants. C'est une musique en apesanteur, tapissée d'échos.

   Écoutez le merveilleux "On the Folding of Leaves" (titre 4, Sur le pliage des feuilles) : on se promène dans un jardin enchanté, sur la pointe des pieds pour ne pas provoquer la disparition du mystère des rencontres sonores. Les notes s'égrènent, s'alentissent, gorgées de splendeur. Le court "Servitude", sombre et envoûtant comme un noir rituel, introduit "The Grinding Wheel" (titre 6, La Meule) et sa si belle mélodie à la guitare, ponctuée d'accords graves de contrebasse. La meule tourne, la guitare s'enroule en boucle inlassable dans un doux crescendo : quelle beauté forte et tranquille, lumineuse !

   Un piano fantomatique perdu dans le brouillard hante "Pale Stars" (titre 7), traversé par d'étranges voix synthétiques, comme des instruments qui pleurent tandis que s'effondrent au ralenti des pans obscurs. Une élégie doucement déchirante avant le titre éponyme, le dernier, où l'on retrouve les cithares (et les guitares, comment les différencier ?), lâchant des accords espacés répétés tout au long d'une mélodie disloquée, exsangue : c'est un crépuscule, une agonie, animée de quelques frémissements percussifs...

Yair Elazar Glotman / Photo © José Cuevas

Yair Elazar Glotman / Photo © José Cuevas

----------------------

Entre splendeur enchantée et dérives au bord du désespoir, Glory Fades chante les beautés prenantes de la Mélancolie.

Paraît le 17 janvier 2025 chez XKatedral (Stockholm, Suède) / 8 plages / 44 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp  :

Lire la suite

Publié le 30 Novembre 2024

Elio Martusciello - AKOUSMA-MOTHER

[À propos du disque et du compositeur]

   Investi dans le domaine des musiques expérimentales et électroacoustiques, le compositeur napolitain Elio Martusciello sort avec AKOUSMA-MOTHER un disque personnel tiré de sessions d'improvisation du trio OSSATURA, fondé à Rome en 1995. Le trio comprend  Luca Venitucci au piano, au piano électrique et à l'électronique, Fabrizion Spera à la batterie et aux percussions, et lui-même à la guitare électrique, à l'ordinateur et à la voix. Le disque, hommage à sa mère décédée récemment,  se fonderait sur l'expérience acousmatique de l'être humain avant sa naissance.

[L'impression des oreilles]

Beaux vestiges parmi les décombres...

   Le collage d'Elio Martusciello en couverture (il signe aussi les autres collages)  est à l'image de cet opus improbable, véritable kaléidoscope qui traverse de nombreux genres musicaux. Ce disque revient de loin. Je n'ai toujours pas accroché au premier titre, "luminescenza", troué d'enregistrements de terrain, décidément à mon sens informe. Le piano au début de "un globo impercettibile" annonce tout à fait autre chose : une matière impondérable, délicate, celle d'une rêverie. Ce n'est pas tout à fait du jazz, quoique, la percussion anime cette trame qui prend, se met à chanter. À partir de là, le disque impose son charme certain, avec une coda quasi sublime, brève. massacrée par la batterie et des bruits de scène. Je me suis dit que ces musiciens-là n'étaient pas à l'aise avec la beauté, comme une sorte de pudeur, d'où le troisième titre un peu rock, du gros son, un fouillis sonore sur lequel se découpent de belles idées folles, une montée façon métal, et le calme de la fin.

Il faut s'habituer à ce style à l'arrache, leur passer cet interlude, le titre 4, "dissomigliando" (différent), peut-être parodie de musique industrielle, musique concrète peu exaltante...Heureusement, "sottrazione immateriale" (soustraction immatérielle - les titres sont parfois très beaux !) est un bijou miraculeux, alors on pardonne tout. C'est de l'ambiante aux fines textures voilées, piano sur les pointes et traîne micro percussive, crachotements.

Ce que j'aime dans ce disque, c'est la surprise permanente : soudain, une chanson, "etèrico", un texte et des voix, sur un accompagnement jazzy très léger, et c'est la grâce, la guitare électrique diaphane avant une coda percussive aérée. Le titre sept, "disfa le forme" (défais les formes) nous donne sans doute la clé de leur art poétique : défaire les formes, en leur injectant des matériaux hétérogènes et en jouant entre. D'où une musique de lutins espiègles, une musique qui ne veut pas se prendre au sérieux en prenant forme, en se figeant. Une musique de contorsionnistes qui s'envolent sans s'en rendre compte, car c'est un beau morceau au bord de la dislocation, puis de l'explosion sur la fin. Bien sûr, l'intermède suivant s'acharne dans une vulcanologie douteuse, dans l'attente de "priva di impronte laterali"(titre 9, sans empreintes latérales), frémissant et doucement enflammé, structuré autour de quelques courtes boucles de piano électrique : du très beau travail ! Je passe sur l'intermezzo critique, où un musicien interpelle Elio pour lui dire que c'est beau, mais un peu trop raffiné, ce qui rejoint ce que j'écrivais plus haut et dit quelque chose sur notre monde apeuré par la beauté...Ne lui préfère-t-il pas, ce monde, les rumeurs ou bruits de catastrophes ("rumori di catastrofi", titre 11) ? C'est une machine grondante, bien huilée, charpentée, qui fonce...vers le désastre ? Le dernier titre, "dileguando" (disparaître) est à ciel ouvert, déchiré de stries, de frottements, glissements métalliques, dont surgit le piano embrumé, et c'est si beau, à nouveau, d'une élégance élégiaque, d'une fragilité bouleversante...

-------------------

Un disque déroutant, inégal, mais vivant, avec de très beaux moments.

 

Paru en septembre 2024 chez em-music (Naples, Italie) / 12 plages / 53 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

 

Lire la suite

Publié le 12 Août 2024

Delphine Dora - Le Grand Passage

Brève estivale 6... pour une musique d'une liberté folle, d'une innocence rafraîchissante !

   Delphine Dora est une compositrice, interprète, improvisatrice, productrice que je suis (irrégulièrement, hélas) depuis au moins 2012, lorsque sortit son album de piano solo A Stream of Consciousness. Un flux de conscience, plus qu'un titre, c'est un programme, une esthétique. Pour ce disque, elle a cédé à un tourbillon d'inspiration. Alors qu'elle terminait une résidence de piano préparé de trois jours, elle a succombé au charme de son piano débarrassé des objets nécessaires à sa « préparation ». En une seule prise, elle a enregistré les huit titres, pour piano et voix. S'abandonnant à la magie de son instrument, elle s'est livrée à lui. Quelques notes seulement rappellent le piano préparé, faisant penser parfois à un portique de cloches.

« La joie est la plénitude du sentiment du réel. »

Fidèle à une ligne ancienne, elle joue de manière intuitive. Piano romantique, si l'on veut, loin de tout propos savant. Du piano qui coule, qui chante, ce qui entraîne par contrecoup sa voix. Elle vocalise à gorge déployée, sans paroles. Elle retrouve naturellement le chemin sublime d'un chant mystique. Il n'est donc pas surprenant qu'elle ait choisi pour titre Le Grand Passage, référence à un livre d'analyses consacré à la philosophe Simone Weil (1909 - 1943). Il y a dans ces huit chants une jubilation communicative, une simplicité désarmante. C'est un disque de célébration, rayonnant, le disque d'une musicienne nostalgique d'une fusion absolue avec l'essence du monde. À l'écouter, on pensera aussi bien à Wim Mertens qu'à Erik Satie ou Dominique Lawalrée : à des musiciens farouchement indépendants, soucieux de ne pas trahir la source vive d'une inspiration qui ne se laisse enfermer dans aucun dogme, aucun discours.

-------------

   Musique à corps perdu dans l'illumination du moment, Le Grand Passage est une suite magnifique d'envolées mélodiques, d'élan vers l'Harmonie Universelle. Baignez-vous dans la Musique de l'Évidence !

Titre en rouge extrait des Œuvres  de Simone Weil (Quarto / Gallimard, p.841)

--------------

Paru en mars 2024 chez Modern Love (Manchester, Royaume-Uni) / 8 plages / 27 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

 

 

Titre en rouge extrait des Œuvres  de Simone Weill (Quarto / Gallimard, p.841)

Lire la suite

Publié le 27 Juillet 2024

Olivier Cong - Tropical Church

[À propos du disque et du compositeur]

En 2017, le musicien de Hong-Kong Olivier Cong sortait son premier album A Ghost and his paintings. Ce titre est emblématique de sa musique, inspirée d'œuvres littéraires et d'autres arts comme le cinéma : depuis 2020, il a commencé à composer des musiques de films, notamment pour le réalisateur pékinois Tian Zhuangzhuang et Elegies de la réalisatrice hongkongaise Ann Hui (2023). Ce second album, hommage à sa ville natale, est né dans des circonstances particulières, qui expliquent le titre qu'il lui a donné : « J'attendais que le bus arrive à l'arrêt lorsque la pluie a commencé à tomber. Je me suis rapidement enfui dans une chapelle voisine, et c'est de là qu'est née l'idée de cet album. À l’intérieur de la chapelle, je me suis souvenu du parfum de l’île Maurice, d’où était originaire mon père, et des piliers de bois humides mêlés à l’encens rituel. » La chapelle, les pluies des Tropiques, les bruits de la grande cité, tout cela se retrouve dans cette nouvelle œuvre, marquée par sa vénération pour Ryuichi Sakamoto et sa retenue orientale.

   Sur la couverture du disque, la photographie extraite du film Tropical Malady (2004) par le réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, nous plonge tout de suite dans un univers de solitude, de mysticisme onirique, décalé quand on pense à une ville aussi peuplée et bruyante que Hong-Kong.

Instrumentarium : Piano, électronique ambiante, shakuhachi, yuan chinois (luth chinois à long manche, dit guitare-lune), guzheng (famille des cithares sur table) + textes dits.

Le compositeur Olivier Cong

Le compositeur Olivier Cong

[L'impression des oreilles]

    Le premier titre, "I am afraid of", est un curieux seuil : le compositeur a collecté des enregistrements vocaux d'étrangers anonymes décrivant leurs peurs les plus profondes, manière de donner au disque une dimension universelle, dans la mesure où les réponses montrent les mêmes peurs fondamentales de la mort, de l'amour ou de la solitude. En plongeant ces textes dans une atmosphère rituelle à base de sorte de gongs, de vagues cadencées de bourdons, d'électronique et d'instruments orientaux, Olivier Cong place comme une prière à l'orée de son disque, suivie d'un réconfort, "Solace", lente marche diaphane en canon de piano nébuleux, shakuhachi et ondes sinusoïdales. Musique déchirante et mystérieuse, un cœur qui bat très fort entouré de lassos harmoniques !

   Olivier Cong est un poète mélancolique, comme le confirme "They don't sleep on the beach anymore" (titre 3), du Tim Hecker à l'orgue bourdonnant, environné de vagues bruitistes adoucies. Nous sommes dans un temple abandonné au milieu de nulle part... [ Précision pour la vidéo après l'illustration : trente premières secondes absentes du disque]

Illustration pour "They don't sleep on the beach anymore".

Illustration pour "They don't sleep on the beach anymore".

Études de solitude...   

"Moon Dance"nous confronte à un environnement nocturne mystérieux, peuplé de bruits, craquements. L'électronique chuinte, des déchirures zèbrent l'espace... et c'est le mangeur de vent ("Wind Eater", titre 5), ravages de l'orage tandis que des cloches sonnent. Indéniablement, Olivier Cong a un sens cinématographique de la musique. Le beau solo de shakuhachi de "Burning" accompagne les crépitements d'un feu : ode mélancolique à la solitude. Le shakuhachi est ensuite dédoublé sur un fond très léger de clavier. Le titre suivant, "solitude study", poursuit cette dérive, entre retenue minimale et poussées intenses. Les fantômes sont là, tout proches, toutes les mélodies sont courbes, puis on entend leur chœur bruissant, c'est magnifique. "When the labour is for love" (titre 8) reste au même niveau, hymne ténébreux labouré de drones massifs sur lesquels le luth ou le guzheng brode une dentelle.

   Brutal retour au "réel" avec "dok" ? Bruits d'un port, mais un réel distancié, décanté, rythmé : intrigant ! Portail pour "Solid sun", l'envahissement du mystère, une sensation mystique de décollage, d'ailleurs une cloche tinte dans ce monde en suspens, en fusion lente. Et c'est l'embrasement, la marche à la disparition... Encore un grand titre !

   Le titre chinois non traduit (Paix à toute la famille) de la onzième pièce nous ramène à la ville, ses bruits, mais aussi au luth yuan, à une sorte de shō (instrument non mentionné dans la présentation du disque) : tout est transcendé par le chant apaisé d'étranges guitares. L'humour du titre douze, "A saint about to fall" (un saint sur le point de tomber, comprendre peut-être de succomber, de fauter) convient à une musique trébuchante, hoquetante, saisie par le bruissement d'une ivresse de plus en plus folle, stupide au bord du vide...Il reste à prier : "Prayer of mine" donne à entendre les mots d'Olivier sur fond vibrant de violoncelle (ou électronique ?). Titre émouvant, bouleversant, d'une beauté désolée, une toile d'orgue s'ajoutant au violoncelle.

---------------

Un grand disque sensible d'ambiante habitée !

Publié en juillet 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 13 plages / 54 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 16 Mai 2024

Bruno Letort - Black Museum
   Un compositeur aux pieds légers...

   Je me suis à nouveau laissé séduire par la musique de Bruno Letort, guitariste, orchestrateur, compositeur et producteur de l'émission "Tapage nocturne" consacrée aux musiques inventives sur France Musique. N'était-il pas fatal que nous nous retrouvions ? N'a-t-il pas créé pour Radio France le beau label Signature, aux choix si variés, si audacieux ? En 2019, j'ai salué Cartographie des sens, paru chez Musicube. En 2023, je le retrouve sur l'album Pianisphere de François Mardirossian et Thibaut Crassin, pour lequel il a écrit le cycle éponyme. Disque paru chez Soond, comme pour cette nouvelle parution. Mais il s'agissait de musique de chambre, pas toujours très orthodoxe, certes, ou de piano. Là, Bruno Letort revient plus près du jazz, avec lequel je ne suis pas à l'aise, qui emporte rarement mon adhésion, malgré mes efforts d'écoute. Il arrive toutefois que mes préventions tombent, comme ici. Un miracle, en somme ? C'est qu'il s'agit en fait d'une musique contemporaine ouverte et inventive, peu soucieuse de rentrer dans les codes des genres.

   Quand je dis "jazz", entendons-nous. Un jazz très libre qui n'est pas non plus du "free jazz", parce que mâtiné massivement de musique de chambre, orchestrale, et qu'il lorgne aussi bien du côté d'une musique contemporaine raffinée que du rock et de ses alentours. Bruno Letort adore brouiller les frontières, d'où une musique pleine de fantaisie, d'imprévus. Pour ce disque, il a proposé à un certain nombre de musiciens dont il aime le travail d'improviser librement, ces matériaux étant repris pour s'insérer dans une composition pour grand ensemble instrumental. L'improvisation précède l'écrit, encore un brouillage et un retournement. Parmi les musiciens qui ont accepté cette expérience, on trouve David Krakauer (clarinette), Evan Ziporyn (clarinette basse), David Torn (guitare), Régïs Boulard (batterie), et bien d'autres au basson, au violon, à l'alto, au violoncelle, à la contrebasse, au Cristal Baschet et au waterphone (instrument que je découvre), au cor d'harmonie, à la voix, sans oublier le compositeur lui-même sur  cinq des huit morceaux à l'électronique, aux claviers et aux percussions. Les huit titres sont cosignés par Bruno Letort et l'un des participants (deux même pour le sixième). Et Laurie Anderson a écrit ou coécrit les textes entendus sur deux titres.

 ...un traverseur de mondes...  

Ainsi "The Windshield", premier titre et le plus "jazz" de tous par la clarinette, le cor, le basson ou la contrebasse, la chaleur boisée, cuivrée de l'ensemble au rythme entraînant, est soudain dépaysé par l'intervention du violon, puis de la voix de Mike Ladd disant un texte de Laurie Anderson. Pas question en somme de rester sur place ! "Black Night" fait cohabiter les volutes serrées de la clarinette de David Krakauer avec des cordes, un arrière-plan frémissant, un peu noir en effet. La clarinette lance des appels dans la nuit qui s'épaissit de halètements et de plaintes, avec une étonnante coda de musique de chambre. Le titre éponyme, le plus long avec ses dix minutes, pourrait être la bande son d'un film fantastique ou d'épouvante. La musique attend quelque chose ou quelqu'un, il se trame un drame dans les coulisses et mine de rien cela ressemble à un quatuor de musique contemporaine, magnifique dérive élégiaque des cordes, pizzicatis, bois frappés, glissendos et violoncelles grondants, contrebasse effrayée. Savoureuse musique, sur laquelle se pose la guitare enjôleuse de David Torn, laquelle vire rageuse, bien brûlée sur le paysage inquiétant des cordes presque suaves. On ne s'ennuie pas en écoutant la musique de Bruno Letort ! Ce musée noir joue délicieusement avec nos frayeurs.

   "Ecstatic Grey Limit" poursuit dans cette veine jouant avec nos nerfs de musique à suspense, mais cette fois la musique s'envole, grandiose, se permettant de brefs silences pour mieux relancer la tension, jouant d'une alliance magnifique de section de cordes et de guitare électrique déchaînée (David Torn encore). Pas d'emphase cependant, une écriture dense, économe, aux gestes nets. Après une telle réussite, "Black Magic5" couple le Quatuor Amòn (deux violons, alto et violoncelle) avec une rythmique à la hache et la clarinette basse d'Evan Zyporin aux arabesques (un peu) orientalisantes inattendues et aux élongations agonisantes incroyables.La musique prend une tournure rock, et l'instant d'après se dérobe, s'alanguit. Quel plaisir que cette liberté prise, que cette jungle improvisée ! "Newspaper" semble revenir dans la pure musique contemporaine, sauf que la clarinette basse d'Evan fait la folle, que les mots dits par David Linx, et dédoublés, puis chantés comme à l'opéra (je pense aux opéras contemporains américains) ou comme par un crooner, nous tirent vers l'Ensemble Bang On A Can (dont Evan Zyporin fut membre)

... orchestrateur hors-pair de nos imaginaires !

     Un autre quatuor à cordes, le Tana Quartet, fait bon ménage avec la guitare de David Torn, le Cristal Baschet et le waterphone de Thomas Bloch pour le septième titre, "Stupid Clock", ambiante fantomatique agitée de drones, bouillonnante de curiosités sonores, qui se permet des échappées belles de guitare et de repartir dans des nuées trépidantes, trouées de brèves explosions, s'effilochant en traînées mélancoliques vaporeuses. Encore une superbe pièce, passionnante jusqu'au bout, retour des cordes majestueuses et intrusions étranges du Cristal Baschet. "Black oscillations", dernier titre, et quatrième de la série "Black", c'est l'apothéose des cordes (deux violons, trois altos, deux violoncelles et une contre-basse), flanquées d'une électronique sombre et étrange avec martèlement ironique de claviers. Titre clivé aux contrastes saisissants. Une authentique musique expressionniste : Nosferatu n'est pas loin !

   Ce disque réussit une traversée de mondes, de genres avec un incontestable brio tout en gardant une incisive concision. Avec Bruno Letort, la libre fantaisie épouse un sens inné de l'élégance, de la mesure. Et quel plaisir d'entendre tous ces talentueux musiciens s'en donner à joie d'instrument !

------------

 Très belle pochette et jolie présentation des titres. Un seul regret : la disparition du français (même si nombre de musiciens sont américains, je sais, mais ils sont plus ouverts qu'on ne le pense.). Et Bruxelles, n'en déplaise à Soond, c'est Bruxelles !! Je dis cela pour la page Bandcamp...

Paru fin avril 2024 chez Soond (Bruxelles, Belgique) / 8 plages / 52 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Voici le texte écrit par Laurie Anderson et David Linx pour "Newspaper" (titre 6) :

VOIX 1 : The Newspaper,

You’re the only one who knows what's real 

And what isn’t 

That's why I'm telling you all this 

And not just recalling 

The places I've been and what I've seen 

VOIX 2 : An avalanche of absence and emptiness under heavens of confusion, we now talk in bumper stickers and yet we are, still, taken aback…

 

VOIX 1 : Why aren't we allowed to leave as often as we want

For all the work we've put into 

These latrines, these cemeteries, this war 


VOIX 2 : both shocked and in awe of all the noise that comes with lies. But beauty is elastic and comes in unrecognizable shapes.

 

VOIX 1 : So listen closely to these newspapers and magazines 

They're full of the news, correct?

VOIX 2 : But what becomes of us when we spend all our time trying not to lose.

One can’t win when one doesn’t lose.

 

VOIX 1 : We lay our heads down on the newspapers 

VOIX 2 : Very much

 

VOIX 1 : And pull the blanket up over our heads 

And in training for war, one of the first things  that General Macon did

VOIX 2 : Very much like rhythm can only be felt,

 

VOIX 1 : Was to burn all the newspapers.

VOIX 2 : Danced to and on, when it’s safe, nothing is safe.

 

VOIX 1 : So give us back our names  We'd like to see them read aloud.

VOIX 2 : Peace comes only with the acceptance that nothing is safe,

 

VOIX 1 : Aloud.

VOIX 2 : That everything can be lost,

 

VOIX 1 : Aloud.

VOIX 2 : Any second of any given day

Lire la suite

Publié le 18 Janvier 2024

Philip Blackburn - Ordo

   Une anthologie personnelle...

parfois déconcertante !

   Compositeur et artiste sonore expérimental né à Cambridge (Royaume-Uni) et installé à Saint-Paul (Minnesota, États-Unis), Philip Blackburn dirige aussi Neuma Records, label sur lequel est sorti son dernier opus, Ordo, une large  sélection de ses œuvres. J'avais beaucoup apprécié ses Justinian Intonations (2021). Ce double album, très généreux, me laisse un peu partagé, pourquoi le cacher. Cette rétrospective contient le meilleur, mais aussi trois (ou quatre) titres (sur treize) qui me laissent de marbre, m'ennuient. Je comprends les intentions du compositeur : « Des allusions sonores transportent les auditeurs des paysages sonores imaginaires du chemin de fer souterrain, des ports de navigation internationaux, des filatures de soie victoriennes et des problèmes de voiture jusqu'aux plages du débarquement de Normandie. » Fort bien quand la musique stimule l'imagination et séduit l'auditeur ! La musique est-elle pour autant le véhicule approprié pour tout exprimer ? Lorsqu'elle est envahie par discours et conversations, comme sur "Sonata homophobia" (titre 10), "Unearthing" (titre 11), et dans une certaine mesure "Stuck" (titre 12), je décroche...Je sais que Philip Blackburn s'inscrit dans un courant musical fortement marqué par la "speech-music" de Harry Partch (1901 - 1974) et ses compositions iconoclastes et décalées. C''est un univers musical que je connais très mal. Sans doute ces trois titres incriminés seraient-ils mieux reçus en lien avec des documents visuels, mais seuls...J'y reviendrai plus bas à propos du titre 8 "Over Again" (titre 2 du second Cd)

   Il reste toutefois la plus grande partie de ces deux disques, sur lesquels Philip Blackburn a rassemblé une pléiade de musiciens talentueux !

Mais une remarquable traversée

des musiques créatives  d'aujourd'hui

Ces réserves faites, l'album mérite le détour et des écoutes approfondies. Philip Blackburn est un compositeur brillant, à l'aise dans des formes et des styles divers. Le disque s'ouvre sur un diptyque admirable : "Weft Sutra", pour sarasvati vînâ (instrument du sud de l'Inde, famille des luths) et six guitares à archet, et "Ordo", pour la même vînâ jouée par Nirmala Rajasekar, et la voix de contre-ténor de Ryland Angel, mais aussi celle du compositeur, qui joue également de la flûte et du dan tranh (cithare vietnamienne). Une manière, d'emblée, d'associer Orient et Occident, musiques traditionnelles et musiques nouvelles. Et le résultat est splendide, les dix-neuf minutes d'"Ordo" étant à mi-chemin d'Arvo Pärt et des psalmodies médiévales, avec la toile diaphane tissée par la flûte, la cithare vietnamienne et la vîna pour porter la voix de Ryland.

   Le troisième titre, "The Song of the Earth", interprété par Patti Cudd au vibraphone, accompagné d'enregistrements de harpes éoliennes conçues par le compositeur, est un moment magique de délicatesse extatique, rayonnante, qui sert de transition avant l'entrée dans des musiques plus occidentales, contemporaines.

   Avec "The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees", on aborde en effet la nouvelle musique de chambre. Le No Exit New Music Ensemble interprète magistralement cette pièce suave, dansante, syncopée, sur le fil entre pure contemporaine et passages au bord du jazz. Déjà cinquante minutes d'excellente musique qui justifient cet article ! Suit le pianiste italien Emanuele Arciuli sur l'aérienne et prenante composition "Lilacs and Lightning", chef d'œuvre lumineux rythmé par le "Virtual Rhythmicon. Le cd 1 se termine avec la plus longue pièce de cette sélection, presque vingt-deux minutes, "Albi", quatuor à cordes élégiaque et mystérieux, d'une poignante beauté, en hommage à Albi Rosenthal (1914 - 2004), vendeur de livres anciens qui fit beaucoup pour sauvegarder des archives musicales capitales du XXe siècle (celles d'Anton Webern ou d'Igor Stravinsky par exemple).

 

   Le deuxième cd me met moins à l'aise, je l'ai signalé plus haut. Le trio Galan (clavecin, violon et violoncelle), accompagné de Dimitris Kountouras à la flûte et de Dimitris Azorakos à la batterie, interprète "A Cambridge Musick : solve et coagula", trop expérimental pour mes oreilles déconcertées. "Over Again", pièce de 2020 dédiée à Harry Partch, passe beaucoup mieux grâce à la très belle vidéo qui permet de voir les deux percussionnistes utiliser les instruments fabriqués par le compositeur et de lire et donc suivre le témoignage du Premier Lieutenant Warren Ward à la fin de la Seconde Guerre mondiale, fragment déjà utilisé par Harry Partch : pièce prenante, forte, musicalement et humainement. Le neuvième titre, More Fools Than Wise, combine le texte d'Orlando Gibbons (1583 - 1625) pour son plus célèbre madrigal, The Silver Swan (1612) chanté par la soprano Carrie Henneman Shaw et une étrange symphonie pour huit cornes de brume de navires : c'est une des très belles réussites de l'album, qui m'évoque des compositions d'Ingram Marshall ou encore d'Alvin Curran [ voir mon article Chophars, sirènes de navire et cornes de brume ] ! La dernière composition, "Air. Air ; Canary ; New Ground" alterne solo de clarinette et piano solo, puis les associe, à partir d'un motif répétitif de basse obstinée comme on en trouve dans la musique baroque, dont il tente de tirer le plus de contrepoint possible, encastrant 87 canons dans la ligne de clarinette solo, qui dessine de mouvantes figures aériennes. Le piano n'intervient qu'après six minutes par des agglomérats de notes serrées, roulantes, plus terrien, comme s'enfonçant dans un monde souterrain. Les deux instruments finissent par se retrouver en se complétant dans un finale intense, presque méditatif et humoristique en dépit de sa gestuelle accentuée.

   Un double album foisonnant, passionnant, exigeant, déroutant parfois, mais qui réserve d'éblouissantes surprises. Le livret d'accompagnement, très complet et très beau, vous permettra d'aller beaucoup plus loin que mon article, pourtant déjà long.

Mes titres préférés : 8 sur 13 !

1) "Ordo" (titre 2)

2) "Weft Sutra" (titre 1) /  "The Song of the Earth" (titre 3) / "Lilacs and Lightning" (titre 5)

3) "Albi" (titre 6) / "More Fools than Wise" (titre 9) /  "Air. Air ; Canary ; New Ground" (titre 13) / "The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees" (titre 4)

Paru en octobre 2023 chez Neuma Records / 2 cds - 13 plages (+ 1 bonus) / 2h et 19 minutes environ

Pour aller plus loin

- disques en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 31 Décembre 2023

Manongo Mujica - Ritual sonoro para ruinas circulares

   Pour le compositeur, percussionniste et peintre Manongo Mujica, ce disque est un hommage aux anciens temples du Pérou, à des ruines vieilles de plus de 2000 ans, qui l'ont fasciné dès qu'il les a découvertes dans les années soixante-dix. Des ruines qu'il est revenu voir à maintes reprises, restes de centres cérémoniels pré-hispaniques dans le désert de la côte péruvienne. Lieux de méditation, d'écoute intérieure, et de mystère. Puis la relecture d'une nouvelle de Jorge Luis Borges, Les Ruines circulaires, lui a donné comme la clé de sa fascination : les ruines circulaires existaient, comme Caral, le temple de Las Aldas, ou l'observatoire de Chanquillo, parmi d'autres. Il lui sembla alors que la vision de ces architectures monumentales attendait un projet sonore faisant revivre ces anciennes cultures et permettant d'entendre à nouveau les rituels sonores qui s'y déroulaient. D'une fiction littéraire, il envisageait une libre interprétation musicale, racontant l'histoire d'une quête vers l'inconnu. Ainsi naquit ce disque, dont la couverture représente d'ailleurs un de ces sites, celui de Chanquillo et de son observatoire solaire, derrière deux mains tenant un tambour à main. Entouré de Terje Evensen à l'électronique, Fil Uno au violoncelle, Gabriela Ezeta à la voix, et de ses trois fils, Cristobal Mujica pour les arrangements de cordes, Gabriel Mujica au cajón [ caisse de résonance parallélépipédique inventée au Pérou sans doute au XVIIe siècle par les esclaves n'ayant pas le droit de jouer du tambour ], et Daniel Mujica aux congas et jembé, Manongo Mujica est le maître d'œuvre de ce rituel sonore en neuf moments. Précisons que d'autres percussions sont utilisées, comme le udu (percussion en terre cuite d'origine nigérienne en forme de jarre), le gong, des graines, des cloches chinoises.

 

   Nous sommes embarqués dans un fascinant voyage sonore, rythmé de percussions étranges, à la texture mêlant sons de terrains et processus électroniques. L'atmosphère est mystérieuse, des voix tremblent, flottent dans un bourdonnement, car c'est un voyage au Temple du feu, pour commencer, puis un rituel aux boucles lentes, hypnotiques, les voix se faisant caverneuses, à la limite du chant de gorge. Le violoncelle dans les graves est accompagné d'un bourdon pulsant dans "El Sonido del Sueño", de percussions nerveuses, et un vent se lève sur le désert, le bruit du sommeil se fait plus envahissant, comme si un cortège se pressait vers un temple intérieur dans lequel il disparaît, happé par la bouche vorace de la montagne invisible...Les deux titres suivants évoquent des rêves, tour à tour calmes ou agités, des rêves dont on ne sort pas, enfermés dans les boucles percussives et électroniques, avec des voix émettant des sons brefs et cadencés, et débouchant sur une frénésie haletante des tambours, des cris et grondements sauvages. L'ouverture pour Las Aldas (titre 6) correspond au début de l'autre face du disque. Violoncelle et électronique tissent une nappe somptueuse, un feu crépite dans la quiétude d'une contemplation. La musique est tendue vers le mystère, fervente et mélodieuse dans des arrangements de cordes magnifiques, sous-tendus de souffles et poussées qu'on dirait telluriques, venus des profondeurs du paysage jusqu'à faire cesser la musique parfois. Mais l'avancée lente se poursuit, "Descubriendo el Sonido del Paisaje del Norte". Nous arrivons à l'observatoire solaire de Chanquillo (titre 8). Une voix psalmodie sur un fond de divers bruits de terrains, les percussions reviennent pour ce rituel halluciné, la voix s'est multipliée, en écho avec d'autres voix enregistrées, créant une chorale incantatoire hésitant entre présence et absence. L'album se termine avec la quiétude impressionnante de la Huaca, rythmée de gong et cloches vibrantes. Les cordes suaves glissent sur un fond obscur, la voix de Gabriela Ezeta évoque celle d'une prêtresse à demi-consciente...

     Un pèlerinage cérémoniel dense et hypnotique, à mi-chemin du rêve et de l'imaginaire, de l'ambiante expérimentale et des musiques traditionnelles.

Paru fin novembre 2023 chez Buh Records (Lima, Pérou) / 9 plages / 41 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

Lire la suite