Publié le 31 Mai 2012

Evangelista - In Animal Tongue

   Carla Bozulich, comment l'oublier ? Elle revient nous hanter avec ce quatrième album, In Animal Tongue, paru à nouveau sur le label canadien Constellation. Si je n'ai pas chroniqué le précédent, c'est plus par manque de temps, surabondance de matière, que défection. Comment ne pas aimer cette chanteuse qui chante comme on aime, avec passion, ardeur, de toute sa voix pleine, flexible. Tout brûle, dès le superbe "Artificial Lamb".

   Elle ne renoncera jamais à jouer les prophétesses, rôle qui lui sied à merveille. L'ardeur, oui, sans doute moins dévastatrice que sur certains titres des albums parus sous son nom, mais d'une intensité bouleversante, soutenue par une guitare obsédante, une percussion sombre et quelques poussées de synthétiseur et notes de clavier. Chevauchant un agneau artificiel auquel elle s'identifie, elle traverse la ville dans un climat halluciné, devenue métal, œil à l'intérieur duquel se reflètent les planètes. "In Animal Tongue" est plus sombre, concentré : temps de déréliction, « No bell was rung, no church was raised, no lord was praised », l'orgue surgit dans une lumière noire, tandis que les créatures s'expriment en langue animale. L'atmosphère est explicitement apocalyptique, le monde envahi par des bêtes chanteuses ensorceleuses. Pas étonnant que le troisième titre nous propose un "Black Jesus" adoré, figure d'Eros triomphant. La voix caresse, soupire, d'une sensualité magnifique, sous-tendue par une basse très sourde. "Bells ring fire" frappe par son dépouillement : basse discrète, et surtout violoncelle comme seul écho à la voix, parfois presque a capella, pour dire la difficulté à être au monde : « Forever I stood aside. To be in the world, I have tried...Holding myself to the sun waiting for just someone. » En attente d'être appelée par son nom pour enfin briller de tout son éclat... Le chant de Carla est invocation, désir immense de voler comme une aile en diamant noir pour enfin être à l'unisson des cloches sonnantes, du feu terminal. "Hands of Leather" sonne comme un interlude, un moment d'accalmie qui laisse brièvement la guitare devenir simplement lumineuse...avant "Tunnel To the Stars", incandescente chanson d'amour où pleurent alto, violon et violoncelle dans une ambiance lourde saturée par la scansion de deux contrebasses. La voix dit le rêve de fusion amoureuse, extatique, qui abolira les frontières de la réalité : « I feel you pushing into me. Every dream is an adventure. My hands folding into you as you sleep in my arms like your body is singing to the stars. ». Comme on est loin des mensonges et des fadeurs écœurantes des bluettes sentimentales ! Un des sommets de ce disque habité ! Le chant d'amour devient mélopée lancinante avec "Die Alone", la voix de Carla doublée en écho par une sorte de voix de gorge hurlant à la mort - l'amour : l'amour veut toujours aller plus loin, ne se satisfait pas de l'ordinaire. Et si le Prince allait venir ? Mais "Enter the Prince", dédié à plusieurs musiciens, dont Prince, dit plutôt la disparition de la lumière : la comète est passée tout près, laissant l'être à ses rêves de naissance véritable. "Hatching", morceau déstructuré, comme passé dans un hachoir géant, correspond peut-être à cette épiphanie tant guettée : la voix semble revenir d'un long voyage, déformée.  Du très beau travail que cette pop mâtinée de post rock, de blues, de gospel, transfigurée par une soif infinie et torturante d'amour.

Evangelista - In Animal Tongue
L'univers visionnaire de Carla Bozulich

L'univers visionnaire de Carla Bozulich

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Paru fin septembre 2011 chez Constellation / 9 titres / 42 minutes environ

Pour aller plus loin

- la page du label consacrée au disque, en écoute.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 25 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 21 Mai 2012

Duane Pitre - Feel Free

   Duane Pitre propose depuis plusieurs années des compositions pour électronique et ensemble acoustique résolument singulières. D'abord parce qu'il appartient au cercle de musiciens s'intéressant à la microtonalité, et pratiquant d'autres manières d'accorder les instruments comme l'intonation juste utilisée par La MonteYoung, Terry Riley, Michael Harisson. Ensuite parce qu'il écrit pour des formations de chambre à l'instrumentarium varié et inédit. Enfin parce que ses œuvres sont délibérément étirées, jouent sur la durée. Tout pour n'être pas sous les sunlights. Mais tout pour la musique, la meilleure.

      Feel Free, qui vient de sortir sur le label Important Records, prend son titre de l'une des indications de Duane aux musiciens : qu'ils se sentent libres d'interagir entre eux ou non, ou avec les motifs générés par l'ordinateur à partir d'harmoniques de guitare. La pièce se veut ainsi tension entre l'ordre et le chaos, différente à chaque interprétation : ce principe de composition n'est certes pas nouveau en soi, surtout dans le domaine des musiques électroacoustiques, mais, servi par le sextet (la guitare de Duane, violon, dulcimer frappé, contrebasse, violoncelle et harpe) sous la houlette du compositeur, donne en cinq sections une éblouissante série de variations où l'apparent statisme conduit peu à peu l'auditeur attentif dans un état d'écoute contemplative, à un véritable ravissement devant l'océan harmonique découvert au fil du temps. Le fil conducteur du "système musical", mixte d'harmoniques de guitare et de drones, me fait penser aux instruments de la famille de la vînâ dans la musique classique indienne : il assure la continuité et dans le même temps nous fait rentrer en résonance avec la musique en agissant sur notre corps, nous prenant au ventre dès que l'on pousse suffisamment le volume. L'extrême attention aux timbres, à leurs moindres vibrations, me fait aussi penser à la musique traditionnelle japonaise. L'étroite combinaison entre instruments à sons a priori discontinus (guitare, dulcimer frappé et harpe) et instruments à cordes frottées, donc à sons a priori continus (violon, contrebasse, violoncelle) conduit ici à un continuum harmonique de fait, les sons séparés des premiers s'enchâssant dans l'entrecroisement des résonances tandis que les sons continus des seconds sont suffisamment brefs assez souvent pour prendre les caractéristiques des premiers. Le résultat est que la pièce acquiert une vie extraordinaire, ponctuée d'une infinité de micro-événements, de gestes sonores qui donnent à chaque instant sa propre couleur. La musique est devenue prisme miroitant, kaléidoscope en perpétuel et lent mouvement produisant à chaque instant de nouveaux surgissements : elle laisse ainsi échapper des myriades de bulles, et lorsque les cordes frottées s'alanguissent et se font plus caressantes, ce qui arrive aussi au fil des sections II à IV notamment, elle enveloppe dans ses profondes courbes, dans ses sinusoïdes chatoyantes. La section V signe la victoire des drones dans lesquels les différents instruments se fondent pour produire une masse compacte peu à peu simplifiée au fur et à mesure qu'elle s'insinue dans notre cerveau pour s'y résorber.

   Un grand disque d'un compositeur majeur à découvrir de toute urgence.

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Paru en 2012 chez Important Records / 5 titres (une seule pièce de fait...) / 38 minutes

Pour aller plus loin

- deux précédents articles sur Duane : le premier consacré à Organized pitches occurring in time, l'autre à un disque de compilation consacré à l'intonation juste, sous sa direction.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 25 avril 2021)

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Publié le 17 Mai 2012

Thomas Bel - Innerly

Et Quelque chose lentement d'ap(dis)paraître...

   Une respiration : notes tenues de violoncelle, environnement sonore spectral, petits chocs sourds. C'est le début de "Souffles et souvenirs", le premier titre de Innerly, deuxième disque (après des œuvres autoproduites) de Thomas Bel, musicien toulousain. Quelques notes de piano rejoignent les lentes inspirations-expirations. Comme si nous étions dans un scaphandre à l'intérieur de nous-même, immergés dans cet ailleurs plus radical encore d'être au plus profond, à l'écoute d'une guitare submergée égrenant un embryon de mélodie. "Notes for Dusk" allie piano et environnement électronique, puis guitare, à la voix lointaine et proche pour un morceau qui confirme l'ancrage dans une ambiante sombre, amoureuse des traînées mystérieuses : « Something slowly appearing (...) Something slowly revealing » me fournit l'idée du titre de ma chronique - pas d'erreur : j'ai bien écrit "ap(dis)paraître" pour essayer de traduire l'ambivalence du mouvement. Chaque titre est comme une peinture de Giacometti, entre apparition et disparition, tissé d'ombres, de silences. Tout est suspendu à la magie des boucles tranquillement lumineuses du piano qui rayonne avant d'être avalé par les couches électroniques. Nous plongeons peu à peu dans la splendeur d'un monde où les strates sonores s'interpénètrent. La voix très loin derrière les motifs hypnotiques tissés par les drones divers, parce que nous sommes de l'Autre côté avec "The Passing Bird", à l'intérieur du chant. La même impression persiste sur les morceaux suivants : la voix sera toujours recouverte, incorporée au substrat musical qui finira par la dissoudre. Ainsi, dans "Grieves", se fond-elle dans la rutilance électronique finale. "Les Heures grises" est comme l'histoire d'un lent effacement : mélodie au piano (clavier) en boucle insidieuse, grésillements, chocs sourds, surplombent une voix exténuée, de dessous, qui s'enfonce inéluctablement, mais par-delà toute tristesse.

   Car ce monde est en demi-teintes, peuplé d'esprits peut-être, hanté de souvenirs. Quelque chose se déplace dans "Pâle", environné de grondements de drones, pour laisser surgir de rares notes plus claires, grignotées, envahies par une courte mélodie plus intense. Je pensais en écoutant cela à un groupe français que j'ai chroniqué en 2008, B R OAD WAY (et dont le nouveau disque ne m'a pas totalement convaincu pour l'instant), ou encore à certains passages du très beau  A silent effort in the night de Louisville paru en 2009. Ce disque se rattache en effet à toute une mouvance musicale attachée à l'exploration de l'infra, aux limites de l'audible, à la confluence de la musique, des bruits et du silence : musiques oniriques, discrètes. On avance dans l'obscur, enveloppés de sillages troubles et doux, frôlés par des présences frémissantes. Le chant de Thomas dans "Inland" se fait hymne fragile à l'avènement du presque rien, du dépouillement. D'impressionnants drones de violoncelles ouvrent "Aux ambrées", en écho au premier titre, pour se résorber très vite dans un quasi silence, revenir parés de traces instrumentales au milieu desquelles s'invitent des cliquetis, comme des sons de cloches. D'aucuns trouveront à un tel appauvrissement volontaire une allure funèbre, sépulcrale : c'est se méprendre sur cette grande voie de la recherche musicale, aux antipodes de la tonitruance et des prouesses. Aux confins surgit parfois une immense délicatesse, ainsi au début du "Mouvement d'Orchidée", ces vibrations harmoniques tenues, en guise de corolle pour la guitare et quelques sons feutrés. Il me semble qu'il y a, dans notre quotidien saturé de bruits et de lumières agressives, de couleurs éclatantes, un besoin d'autre chose, d'une musique qui sache écouter les tressaillements infimes, débusquer les beautés secrètes. C'est le chemin presque initiatique qu'emprunte ce disque à la fois sobre et fouillé, comme en témoigne le bonus 3, "Lingered", mini-symphonie électronique bruissante dont émerge un battement de guitare...Une très belle découverte !

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Paru en avril 2012 chez Annexia Records  / 12 titres / 55 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- une version longue et plus acoustique d'"Inland", le titre sept, en concert : soyez patients pour atteindre la seconde partie, d'une rayonnante limpidité !

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 25 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc...

Publié le 11 Mai 2012

Christina Vantzou - N°1

La signature du mystère

  Nul doute que les inconditionnels de Stars of the Lid ou de Tim Hecker ne soient réjouis par ce premier album de Christina Vantzou, artiste américaine née à Kansas City, vivant à Bruxelles depuis une dizaine d'années. Vidéaste ayant formé avec Adam Wiltzie, justement, l'un des deux musiciens du duo Stars of the Lid, le groupe The Dead Texan, elle a produit un certain nombre de films, notamment d'animations, avant de décider de passer à la musique avec cet album. Nul doute aussi que la sortie n'ait été éclipsée par la sortie du disque de A Winged Victory for the Sullen, rencontre d'Adam Wiltzie, encore lui, et du pianiste Dustin O'Halloran. Assez injustement, à mon sens. J'écoute en ce moment les deux disques en parallèle : je reste assez déçu pour le moment par A Winged..., que je trouve poussif et complaisant, allez, je lâche le pire, mou...Par contre, le disque de Christina, dans sa sobriété, son sens de l'épure, est d'une densité impeccable. Certes, comme le signalent certains chroniqueurs, pas vraiment d'envolées, d'action en somme. Il me semble que ce n'est pas le projet de Christina Vantzou. Avec ses synthétiseurs, des échantillons et sa voix, elle a d'abord réalisé sur trois ans un long morceau de quarante-cinq minutes avant de le retravailler avec la collaboration du Magik Magik Orchestra (violoncelle, deux violons, un alto, un cor, clarinette et clarinette basse, flûte), pour aboutir, à l'issue d'une session de deux jours à San Francisco avec les musiciens,  à cet album de dix titres, une musique ambiante qui fusionne électronique et acoustique.

   Sur un mur mouvant de drones éclosent des fleurs acoustiques : quelques notes de piano, une ligne de violoncelle ou de violon, la couleur d'un cor ou de la clarinette. Pas question pour ces fleurs de se détacher, d'acquérir une quelconque autonomie : elles appartiennent au mur, se replongent en lui pour ressortir plus loin, légèrement différentes. Cette musique est organique, animée de sourdes vagues. En l'absence de toute percussion, elle a une puissance incroyable, elle est irrésistible. Précisons qu'il convient de l'écouter à très fort volume pour en apprécier tout le relief, gommé sinon. Ces dix titres filent une toile monochrome - je songe à la peinture - dans laquelle on finit par distinguer des nuances, des aspérités. Magnifique hymne à la vie multiforme des matières, aux amples ondulations respiratoires, aux surgissements voluptueux, cet album réécrit les meilleurs Tangerine Dream, s'inscrit dans la mouvance d'un Ingram Marshall. J'aime cette constance du geste musical, cette insistance à faire apparaître la beauté en sculptant à même l'épaisseur des tessitures électroniques, donnant à l'auditeur l'impression que c'est la qualité même de son écoute qui produit de qu'il entend enfin, et qu'il n'avait pas jusqu'alors su discerner. C'est pourquoi, en dépit de la déception éprouvée par certains, je parlerais de générosité, de confiance. Cette musique joue devant et en nous le jeu toujours à recommencer de la création du monde, pour que nous renaissions dans la somptuosité solennelle du mystère, paraphé en filigrane par les épiphanies acoustiques. Un premier disque d'un hiératisme puissant, envoûtant. Décidément, le label Kranky est au meilleur de sa forme ces derniers temps !

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Paru en octobre 2011 chez Kranky / 10 titres / 46' environ

Pour aller plus loin

- le site de Christina Vantzou.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 24 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques