Publié le 30 Avril 2021

Takuma Watanabe - Last Afternoon
Takuma Watanabe - Last Afternoon

La Chute des Temps, peut-être...

Après des études à la Berklee College of Music de Boston, Takuma Watanabe a rejoint le tour du monde de David Sylvian. Puis, en 2008, il a constitué un ensemble de cordes augmenté de technologie d'ordinateur qui a donné des concerts de musique contemporaine et de drone. Il vit au Japon où il compose de la musique de film avec son ensemble de cordes. Last Afternoon est son premier véritable album. Il utilise des processus et des sons générés par ordinateur pour interagir avec les sons produits par les instrumentistes du quintette (deux violons, un alto, un violoncelle et une contrebasse). La chanteuse et compositrice Joan La Barbara, connue pour ses interprétations d'œuvres de John Cage, Morton Feldman ou encore Robert Ashley, intervient sur le titre 4. Le compositeur et programmeur de logiciel Akira Rabelais (qui a collaboré avec Björk et David Sylvian, et qui a étudié sous la direction de Morton Subotnick) intervient également, crédité sur bandcamp  d'un curieux "wabi-sabi", que je veux bien considérer comme un logiciel de son invention (?)... Voici ce que Takuma dit de ses compositions :

« Ces œuvres sont en relation avec des images spatiales imaginées. Il y a une sorte de vieux château caché près d'une forêt tropicale ou un laboratoire en ruine dans le désert, où je peux penser et dormir. Parfois, un étrange sens du temps issu de la littérature se surimpose pour nier ou s'ajouter à l'espace. Avant de composer, je lis et relis Anna Kavan, Borges, James Tiptree Jr., Kafka et Samuel R Delany. Ensuite, je crée des images imaginées ou reçues grâce à l'animation et je les utilise comme un projet paranormal à partir duquel je compose.

   En ce moment, je m'intéresse à la manière dont les sons sont perçus quand j'enlève le contexte historique de leur écriture. Je rends indivisible ce qui vient de l'ordinateur et ce qui est produit par l'interprétation et je provoque des interférences mutuelles entre elles pour produire une légère incertitude quant à la source du son. C'est aussi une manière méditative d'envisager le son en gardant une certaine distance par rapport à mes compositions. »

  La vidéo officielle du premier titre "Tactile", avec les images du compositeur, est plus longue que sur le disque : 5'08 au lieu de 2'46, aussi n'entendrez-vous la musique qu'à partir de 2'30. Sur une route au milieu d'un nulle part nocturne qui fait évidemment penser à Lost Highway de David Lynch, un homme seul au volant de sa voiture s'arrête et klaxonne : au milieu de la chaussée se trouve quelqu'un, qu'on ne verra jamais d'assez près pour le décrire précisément, si ce n'est qu'il semble avoir bras et jambes nus. Comme le personnage ne se met pas sur le côté, mais fait des signaux mystérieux vers le conducteur ou le ciel, le conducteur déclenche une lumière verte qui illumine l'habitacle et envoie un halo de même couleur sur "l'obstacle". Dès que le cercle lumineux l'atteint, l'individu est hissé dans les airs par un grappin et disparaît tandis que la voiture se met à tanguer et brinquebaler. Quand le véhicule ne bouge plus, l'homme sort quelques instants sous la pluie (ou la neige ?) dans la nuit illuminée par des éclairs lointains. Il avance de quelques pas, comme au ralenti, puis s'arrête, regarde le paysage vide d'un désert mamelonneux, les taches de lumière des réverbères qui bordent la chaussée. Puis il regagne sa voiture, et la musique commence à ce moment. La route semble défiler sous la voiture, il cherche quelque chose, une cigarette, l'allume. Dès la première bouffée, son corps s'arque en arrière, il se met à léviter, à flotter, monter et descendre, comme s'il rebondissait contre les parois de l'habitacle. La caméra effectue un zoom arrière : le corps continue son manège. En ce moment précis où je rends compte de la vidéo, une nouvelle de Haruki Murakami me revient en mémoire : une histoire de voiture, la nuit, une histoire étrange, très kafkaïenne, mais comme je ne remets pas la main sur le livre pour l'instant, je n'irai pas plus loin. L'ambiance est posée, et la musique s'y ajuste parfaitement. Les cordes aux sonorité déformées, sources de frottements, semblent des hallucinations auditives. Tout un monde tactile et mystérieux habite l'espace, comme des souvenirs d'esprits qui ne parviendraient pas à se manifester complètement, et qui en sont réduits à des gémissements, des soupirs.

  Ces huit pièces entre deux minutes et cinq minutes quarante sont autant de lamentos d'une beauté désolée, tel le sublime "Wavelength", avec ses sons étirés comme une après-midi qui n'en finit pas de finir. Le titre 3 éponyme (4'40 sur le disque) s'insère dans une vidéo de plus de quinze minutes, tout aussi étrange que la précédente : un "intérieur" démesuré avec des baies immenses près d'une route ; une femme allongée sur un canapé, puis assise en lotus ; une porte de placard bas qui s'ouvre et se ferme en grinçant ; une voiture qui passe, s'arrête sur une esplanade immense près d'une statue colossale ; un garçon qui rentre avec un bouquet de fleurs qu'il laisse échapper et qui disparaît dans le sol  ; le jeune homme assis prostré sur le canapé près de la même télévision à l'écran envahi de texte qui s'envole en tournant, l'entraînant dans son sillage jusqu'à ce qu'il s'absorbe en elle... Magnifique vidéo répétée trois fois... jusqu'à l'hypnose ? Allégorie troublante du pouvoir dévorant de la télévision, à laquelle le jeune homme ne résiste pas, tandis que la jeune fille l'ignore ou résiste grâce au yoga ? À vous de décider !

"Last Afternoon" : musique d'une catastrophe annoncée. Cordes froissées. Picotements électroniques. Une mélodie au piano, déchirée, tout un romantisme insidieusement massacré par des forces obscures, malicieuses. Et pourtant la mélodie tente à nouveau sa chance, encore et encore. Dans la nuit une sauvagerie tapie guette... "Text", du format d'une miniature d'à peine deux minutes, fait entendre la voix de Joan La Barbara, très en avant, grave, à laquelle répondent des cœurs éthérés et des cordes frémissantes : deux minutes magiques d'un appel envoûtant ! "Siesta" sonne comme l'irruption de voix séraphiques dans un univers de résonances, parcouru d'ondes et traversé de flux lumineux, traces d'un autre monde à la beauté en perdition... Vous voilà dans le monde des damnés, "Damned", soulevé par des lames de fond lourdes de violoncelle et de contrebasse. D'inquiétants craquements, des ricanements peut-être, comme de démons autour de vous qui grouillent, s'affèrent à des besognes innommables. L'agitation gagne, des puissances s'accroissent, puis des quasi silences chargés, recouverts de drones, se chargent de percussions métalliques, de cliquetis, des chaînes qui sait, auxquelles il faudra se résigner...Les nuages tombent ("Clouds Fall") : rien ne parvient à escalader le ciel, la plainte à chaque fois s'affaisse dans une mélancolie exténuée, c'est le spleen, on imagine que dehors il pleut, ou qu'il neige, comme dans les vidéos. Les cordes chuchotent un désespoir épais. Pas étonnant qu'on arrive à "Bruges", Bruges-la-morte, sépulcrale, dans des graves extrêmes, avec un piano (clavier) d'outre-tombe, des battements d'ailes entravées, et le ciel qui n'en finit pas de tomber en textures troubles, le tournoiement d'une bête enfermée dans la montée inexorable des brouillages...

 Pas gai, mais un disque splendide, parfaitement conçu, qui impose un univers sombre, totalement hanté.

Paraîtra en mai 2021 chez Constructive - SN Variations / 8 plages / 29 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 28 Avril 2021

Lois Svard - With and without memory

Le Temps fragmenté est tout le Temps

[ Reparution d'un article de juillet 2012, en raison de son intemporalité pianistique et de son importance !  ]

    Cela faisait un moment que je voulais revenir vers la pianiste américaine Lois Svard, dont le disque Other Places, consacré à des pièces d'Élodie Lauten, Jerry Hunt et Kyle Gann, devrait figurer dans les discothèques  de tous les amoureux du piano. Pianiste rare, elle a peu enregistré, mais, à l'instar d'une Sarah Cahill, met son talent au service des meilleures musiques contemporaines. Elle passe aisément de Franz Liszt au piano préparé, participe à des créations multimédia. Dans ce disque paru en 1994 chez Lovely Music, elle interprète des pièces de "Blue" Gene Tiranny, William Duckworth et Robert Ashley. Une manière de nous proposer trois entrées différentes dans les musiques d'aujourd'hui.

   "Blue" Gene Tiranny est un compositeur d'avant-garde, pianiste, né en 1945. Il interprète d'habitude ses propres compositions, aussi est-ce une première d'entendre une autre jouer sa musique. Il a participé à des enregistrements avec Laurie Anderson, John Cage, mais aussi Carla Bley. Son style, s'il emprunte au jazz sa fluidité versatile, son aspect improvisé, est extrêmement élaboré, parfois rythmiquement complexe, à d'autres moments presque impressionniste. C'est son nocturne éponyme qui ouvre l'album de Lois Svard : une belle méditation éclatée en fragments tour à tour brillants et évanescents, aux limites parfois de la dissonance. Des fragments qui se souviennent ou pas du précédent, selon une logique souterraine qui donne à l'ensemble un aspect intriguant. La pièce ne se livre pas facilement, fantasque et sévère, ramassée et soudain détendue en éclats vifs, en à-plats désamorçant tout lyrisme intempestif. Encore un compositeur à mieux découvrir...

   La seconde composition est de William Duckworth, l'auteur d'un autre cycle majeur, splendide, les Time Curve Preludes, dont j'ai chroniqué l'interprétation par Bruce Brubaker. Les neuf Imaginary Dances, dont la plus longue n'atteint pas les trois minutes, rappellent immédiatement à l'oreille cet autre ensemble. Allègres, dynamiques, elles enferment l'auditeur dans un réseau serré de motifs issus du jazz, du bluegrass, mais aussi de musiques médiévales ou orientales, nous dit la pochette très renseignée de l'album. La numéro cinq, la plus courte, moins d'une minute, est un miracle de grâce transparente. La six décline de manière solennelle et répétitive le thème central du cycle, souvenir des Time Curve Preludes. La sept, très jazzy, s'amuse à le bousculer, à flirter avec le bastringue, tandis que la huit avance sur des miroirs brisés. Le cycle s'achève sur la touche à peine élégiaque de la dernière dance, qui se courbe pour s'arrêter sur un long silence.

   La dernière entrée est pour moi une surprise. Il m'est arrivé d'écouter des fragments d'œuvres de Robert Ashley : je restais impassible, extérieur. La rencontre n'avait pas encore eu lieu avec cet autre américain né en 1930, compositeur de musique électronique, d'opéras et de nombreuses pièces hybrides utilisant le multimédia. Il n'en est pas de même pour les presque trente-huit minutes de cette "Van Cao's Meditation". Le choc est rude, avec ce monolithe qui rumine dans la durée une ligne de notes au relief marqué : jeu fascinant de reprises, d'amplifications qui prennent tout leur relief du silence qui entoure chaque bloc. L'impression que tout recommence, qu'il faut toujours recommencer pour espérer aller plus loin : Sisyphe au piano, mais un Sisyphe qui saurait varier sa route vers les sommets, ménageant pauses et détours, ajoutant sa touche à chaque remontée, affirmant ainsi sa liberté en dépit du cadre contraint. Une manière se suggérer l'infini dans le fini, chaque nouveau segment ayant tendance à s'allonger, à devenir un prisme fascinant, à la fois autonome et chargé de réminiscences. Un pièce magistrale, inépuisable...

   Le tout est porté par le jeu précis, lumineux, de Lois Svard qui sculpte chaque contour avec fermeté et une sereine aisance. On comprend que Robert Ashley ait écrit "Van Cao's meditation" pour elle. Ajoutons que le tout est présenté par Kyle Gann, critique musical et compositeur talentueux.

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Paru en 1994 chez Lovely Music / 3 titres - 11 pistes / 66 minutes environ.

Pour aller plus loin

- le site personnel de Lois Svard

- "Van Cao's Meditation" en écoute intégrale :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 avril 2021)

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Publié le 23 Avril 2021

Institut - L'Effet Waouh des zones côtières

   Les Voluptés polymorphes de l'Aliénation Terminale

ou

L' Homme est soluble dans le Marché

  L'Effet waouh des zones côtières est le troisième album d'Institut, fondé par Arnaud Dumatin, qui a écrit et composé tous les titres, sauf le 7 en collaboration avec Emmanuel Mario, l'autre fondateur du groupe, et Vincent Guyot, qu'on entend aux synthétiseurs sur trois titres et à la basse et à la guitare électrique sur le 8. Arnaud et Emmanuel jouent de tous les autres instruments et ont assuré les arrangements. La voix de Nina Savary, présente ponctuellement sur un album précédent, accompagne souvent celle d'Arnaud Dumatin, voire se mêle à la sienne.  Les deux albums précédents s'intitulaient respectivement : Ils étaient tombés amoureux instantanément (2011) et Spécialiste mondial du retour d'affection (2016)

   J'ai longtemps hésité quant au titre. Je tenais à un titre. J'en ai finalement retenu deux, et j'en ai d'autres encore, que vous trouverez en lisant cet article.

   Lisez la présentation d'Institut et du disque sur le site officiel : leur délicieuse ironie caustique vous donnera un avant-goût des textes d'Arnaud Dumatin. Le groupe poursuit mine de rien un projet ambitieux, qui n'est rien moins qu'une anti-sociologie goguenarde de notre monde dévasté [ J'avais pensé au titre : « L'Homme dévasté » ]. Le même regard décapant, mordant, démasque tous les faux-semblants. Les pochettes elles-mêmes participent de cette démarche. Sur Ils étaient tombés amoureux instantanément, un homme seul, de trois-quart dos, gratte pensivement sa tête inclinée sur fond de cuves d'un site industriel. L'image nie le titre, semblant nous dire que les réalités économiques ruinent les belles histoires sentimentales, acculent l'homme à la solitude. Sur Spécialiste mondial du retour d'affection, un groupe vu de dos semble venu pour accueillir quelqu'un, qu'on ne voit pas. Aucun signe d'affection. Encore un groupe vu de dos sur le troisième. En toile de fond, des immeubles assez élevés en construction, avec une grue et un peu devant, une énorme levée de terre , une autre un peu plus loin sur la droite, qui cachent la base des immeubles. Devant la levée (ou butte) centrale, une partie des spectateurs brandit des téléphones portables (probablement) pour photographier la vue (imprenable...) tandis que les autres semblent fascinés ou attendre quelque chose (je rappelle qu'on les voit de dos...). Derrière eux, au tout premier plan, au centre et un peu à gauche de la mention "INSTITUT", deux chasseurs (?) de dos, eux aussi, en bottes et vêtements kaki ou verdâtre, le fusil sur l'épaule dans sa housse. Que font-ils là ? Que vont-ils faire ? Tirer sur le groupe de devant, ces lapins qui attendent de rentrer dans leur futur terrier ? Les buter (en jouant sur les mots) ?? Image sarcastique, magnifique entrée en matière ! Et n'oublions pas le titre : L'Effet Waouh des zones côtières, qui est aussi celui du premier titre. On attendrait une image montrant une côte déserte, connotant l'infini. C'est l'inverse : saturation, fermeture. Et destruction de ce qui était tant vanté dans la publicité immobilière évoquée dans la chanson. Les zones côtières, ce sont celles de Benidorm ou de Mellila, destinations à la mode où s'entassent les touristes dans des gratte-ciels au ras des plages immenses, mais sans aucune intimité ni caractère sauvage. L'appel érotique de la doudoune Uniqlo a constitué le couple qui rêve de se poser « sur (leurs) serviettes pour des moments à (eux) » après avoir acquis une résidence ultra-protégée dans une zone touristique lointaine et exotique... Dans ce monde d'illusions, les rencontres amoureuses ne sont plus l'occasion d'un dialogue intime, d'ordre privé. Le deuxième titre, "Je suis dans la data" montre comment la sphère privée est infiltrée par le discours professionnel, ce qui donne lieu à des propos savoureux de la part de l'inconnue tandis qu'invitée chez le narrateur elle est en train d'enlever ses bottes : « ne dis rien, je suis dans la data, j'aurais pu être ailleurs, j'aurais pu être actrice, ouverte à l'inconnu, à la mélancolie, je suis dans la data, ouverte à l'analyse des bases de données pour une PME, je développerai des algorithmes pour t'aider à être toi-même ». Or il venait de la comparer intérieurement à Jane Fonda (en 1972 !) : belle rencontre, non ? La femme de nos rêves ! Qui n'est qu'un robot saturé par ses fonctions dans l'univers économique, ce que la chanson laisse génialement entendre, la voix de Nina se voilant comme une voix synthétique ! Exit la mélancolie, exit la langue amoureuse. Restent les gestes du déshabillage sur fond de bavardage techno-commercial... La vidéo, quant à elle, est tout bonnement le contraire de tous les clips, et ça fait sacrément du bien !!

 

   Que reste-t-il de la langue, d'ailleurs ? Le langage technocratique, bureaucratique, commercial, enrichi de termes ou expressions grandioses comme « démarche qualité » (Titre 1 éponyme)  « présentiel » et « distanciel » (titre 3 "On se voit demain" / [titre possible : « Le Distant Ciel »), « vigilance orange » (titre 8 "Avec un DJ barbu sous MDMA") « solutions externalisées, multicanales » (titre 9 "Allo Performance Bonjour"). Dans ce même titre et le suivant ("La Combinaison de mes expériences"), c'est le langage de ceux qui se veulent les gagnants, étalant désespérément leurs expériences et leurs qualités (hilarantes !) pour décrocher un emploi. En fait, une langue prostituée, pour se vendre en faisant ses propres louanges, si bien qu'elle n'est plus l'apanage des publicitaires. Cette langue du marketing, enjôleuse, séductrice, est devenue la langue de tous. Arnaud et Nina chantent cette séduction universelle, uniforme, qui s'applique à n'importe quel objet, toute de douceur et chuchotements, sur une musique synthétique mélodieuse et rythmée.  Remarque au passage : on ne dit plus "travail", c'est dépassé, on dit "mission"... comme une mission spatiale qui éloigne les hommes irrémédiablement les uns des autres. Nous sommes au temps des  « mesures de prophylaxie sociale » qui s'appliqueraient même à Jair Bolsonaro, dévirilisé et rappelé à l'ordre du marquage au sol par une (charmante)  « gestionnaire de planning » (Titre 8 "Des Échanges vraiment cul"). Nota : avec paroles explicites nous dit YouTube dans son jargon anglophone (évidemment).

      Au temps de "l'état d'urgence bien profond dans le cul" (Titre 4 "Prenez soin de vous"), il arrive que la langue se délie, retrouve sa crudité, son obscénité pour dénoncer en creux des mesures sanitaires de confinement obligeant au repli sur soi, au nombrilisme, aux voluptés de la chair : quoi de mieux qu'un  « plug anal » pour prendre soin de soi ? Pornographie privée, réponse à la pornographie publique des forces de l'ordre (sanitaire). L'avoir dans le cul et en jouir, jouir de la soumission parce qu'il n'y a rien d'autre peut-être dans ces vies vides, lisses, plates comme des façades d'immeubles...Le titre 6 sonne comme un rêve, interrompu brutalement par cette vigilance orange qu'on n'avait pas vu venir. Exit la joie de vivre, la folie, la musique...

   Que reste-t-il de notre humanité ? Le titre 11 "Comme un coach en éveil de conscience", le dernier de l'album, dresse un court inventaire glaçant : « une galerie marchande »,  « un échange linguistique entre deux vigiles de sexe opposé », « des tutos/ Aux gogues / Où on expérimente / La joie dans le quotidien ». Glaçant comme le ton distancié de certains passages où s'entend la menace latente derrière la séduction apparente, notamment dans "Des échanges vraiment cul".

  Que reste-t-il ? Le manque : « Sentir qu'il manque / Quelqu'un / Une présence animale / Ne peut pas remplacer / Ce qu'il y avait avant. » Tiens, on entend la guitare au long de ce dernier titre, jusqu'à cette ultime strophe...

Ce qu'il y avait avant ?  Vous vous en souvenez, vous ?

   En se glissant avec jubilation dans les langues de bois de toutes les soumissions, celles qui nous conduisent si suavement vers l'Aliénation Terminale, ces chansons affriolantes et ingénument terrifiantes nous ravissent.  Waouh !!!!!

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Paru en mars 2021 chez Institut & Rouge-déclic / 11 plages /   30 minutes environ

Livret impeccable (avec les paroles), tout en français, ce qui est hélas devenu rare...

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Rédigé par Dionys

Publié dans #L'Autre Chanson française

Publié le 18 Avril 2021

Whisper Room - Lunokhod

   Whisper Room : désigne au départ une enceinte d'insonorisation, une cabine acoustique. J'aime bien qu'elle se nomme en somme une chambre à chuchotement, ou à murmure. Le trio qui se désigne par cette belle expression se tient quelque part entre musique électronique, ambiante, rock planant, avec des vibrations psychédéliques et des influences du rock allemand expérimental de la fin des années soixante. Il est composé par Aidan Baker (Ce musicien canadien forme avec sa femme Leah Buckareff le duo Nadja, déjà présent dans ces colonnes), à la guitare et aux effets, par Jakob Thiesen à la batterie et à l'électronique, et par Neil Wiernick à la basse et à l'électronique. Deux invités contribuent au disque : Robin Buckley aux percussions et Scott Deathe au traitement de la pédale et autres traitements.

    Il faut être prêt à s'embarquer, car les sept titres s'écoutent d'affilée, formant un voyage cohérent. La guitare bat, la batterie d'abord étouffée la rejoint, impulsant une ambiante un peu bruitiste, sans agressivité. C'est vrai qu'on pense à certains morceaux de Can, le mythique groupe de "krautrock". Des frémissements électroniques et percussifs parcourent le navire. La houle est profonde, régulière, et déjà vous êtes sur "Lunokhod 2", plus spatial, éthéré. Rappelons que lunokhod désignait les premières astromobiles télécommandées à la surface de la lune lors du programme russe éponyme entre 1969 et 1972. On est donc en apesanteur dans un magma nuageux, comme à la dérive, et c'est très agréable ! "Lunokhod 3" est à la fois plus minimal, et de plus en plus dense, comme si nous étions dans une jungle trépidante. La musique se fait tribale, saturée  de percussions et d'électronique, d'effets qui donnent à la matière sonore une épaisseur poisseuse, fouettée de zébrures sourdes. On s'enfonce avec "Lunokhod 4" dans des stratosphères immenses. La musique prend une dimension onirique, planante, quoique toujours rythmée par une batterie lourde. Des objets sonores inconnus surgissent de toute part, puis un décrochage très doux nous mène encore plus loin, c'est "Lunokhod 5", qui se creuse et s'embrase de l'intérieur, sous la cendre, illuminé discrètement par la guitare. La pulsation rythmique vire au balancement envoûtant, la guitare chantonne une mélodie prenante. On y est, c'est superbe, cette musique luxuriante, aux textures gazeuses qui vous enveloppent presque voluptueusement... Des chants lointains, peut-être synthétiques, peuplent "Lunokhod 6", plus expérimental, tourmenté, batterie et percussions au premier plan, déchirements en arrière-plan : touffeur tropicale, longs étouffements et comme des traînées d'esprits dans le ciel qui absorbe tout dans une coda exténuée. La dernière partie du voyage commence au ras d'une végétation réduite : des tournoiements se forment, de plus en plus lourds, les drones envahissent l'espace, des synthétiseurs bégaient dans l'épaisseur des boucles amorphes. On s'est éloigné de tout horizon connu, ne reste que cette ligne minimale de drones en incessante légère pulsation.

    Une odyssée qui pourrait vous emmener fort loin, à déguster en oubliant le Temps !

Paru en février 2021 chez Midira records / 7 plages / 58 minutes environ

 

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Publié le 14 Avril 2021

Kazuya Nagaya - Microscope of Heraclitus Reworks

   Le compositeur japonais Kazuya Nagaya crée des compositions immersives en utilisant des cloches de bronze, des gongs et des bols chantants. Depuis son premier disque Utsuho en 1999, il a collaboré avec des moines bouddhistes  pour des remixes avec le DJ Plastikman. Je le découvre indirectement à l'occasion de la sortie de cet album de remixes tirés de Microscope of Heraclitus, paru en 2018 chez le même label Indigo Raw.

   Six remixes : six collaborations avec des artistes de la scène électronique. Il en résulte un disque un peu inégal, mais qui ne manque pas d'attrait. Le remix du titre éponyme par Murcof est un bijou ciselé qui développe une atmosphère mystérieuse de ferveur sombre. Transparences, résonances, grondements lointains : l'Orient transcendé par une électronique fine.

     "Gravity", remixé par Coco Francavilla, joue plus sur une séduction facile, frôlant la mièvrerie avec une mélodie emphatiquement ralentie, mais en cours de route, on lui pardonne à moitié, il parvient à une certaine grandeur à coups de claviers déchaînés. Sans doute le point faible du disque, quand même. "Crossing Water", retravaillé par Michael Gary Dean, est plus réussi, parvenant à placer un piano assourdi dont on entend les marteaux, comme chez Nils Frahm et quelques autres. Le titre dégage une vraie mélancolie, une langueur veloutée. Ezekiel Hagar propose un "Rabbit Whispers Buddha" plus proche de l'original en gardant des cloches, des gongs, qu'il sertit dans des textures ambiantes raffinées, des nuages particulaires de drones. Musique austère, qu'on imagine bien sonoriser des temples inconnus à l'abandon dans des jungles inextricables, qui aurait pu servir de bande sonore à la dernière partie Apocalypse Now. Un grand moment ! Eviltapes nous donne un "The Buddha and the Rabbit" surgissant de bruits de forêts, avec un mystérieux diseur murmurant. La musique est d'une luxuriance trouble, discrètement hantée. Partout des bols chantants (ou des cloches) résonnent, sur un fond de broderies électroniques énigmatiques, troué de silences que vient rompre la voix comme une incantation. Les quatre dernières minutes se muent en quasi techno ouatée, frangée de claviers miroitants. Assez envoûtant ! Le disque se termine avec "Heretic Bibliography" par Mirus : superbe atmosphère sépulcrale et lumineuse à la fois, au rythme tribal et délicat, pour nous perdre à jamais !

Mes titres préférés : 1) Murcof, Ezekiel Hagar et Mirus. 2) Eviltapes et Michae Gary Dean

Paru en avril 2021 chez Indigo Raw / 6 plages / 45 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Remixes & Recompostions

Publié le 10 Avril 2021

Matt Rösner - No Lasting form

   Plus de quinze ans après Alluvial, une des plus anciennes parutions du label australien room40, Matthias Rösner revient à la musique, après avoir cessé d'en faire pendant longtemps et un mini-album en 2019. Entre temps, il s'était consacré à son métier d'ingénieur, qu'il exerçait dans les coins les plus perdus de l'Australie. Il rapporte qu'il s'est senti dans un état de confusion, incapable d'enregistrer quoi que ce soit, se contentant d'écouter très attentivement. Des notes prises au tout début du processus menant à cet album témoignent de son état d'esprit : « Une voiture sur une grande route déserte à l'aube. À demi endormi au volant, des pentes déplacent les sables, s'envolant dans le ciel qui se réveille. Des transmissions lointaines, la civilisation aux genoux.

Jusqu'à l'eau, aux bords étroits, il est trop tard pour paniquer. Des cordes effilochées, des voiles déchirées et un pont en bois boursouflé, des alliés si usés pour survivre à la crête et au creux sans fin de la mer. Silencieux mais hurlant, sans forme durable.

Essayer de s'accrocher, de poser des bases solides ou de s'accrocher à des débris précieux. Impermanent dans un cadre en constante évolution. »

   Masterisé par Lawrence English, le disque comprend huit titres. Le premier, "Set Adrift" (Mis à la dérive / Poussé à la dérive), est en effet une lente dérive de nappe d'orgue et de sons électroniques discrets, enveloppée d'un vent de drones, de textures froissées, de piqûres à peine audibles. Toutes les lignes sont estompées, fondues, comme dans un désert brouillée par la chaleur. La première base solide est le piano, qui émerge dans le deuxième titre, "Celestial", splendide avancée sereine sur fond d'ambiante vaporeuse, un peu titubante. De puissants vents se lèvent, l'univers est une grande caisse de résonance pour le piano diaphane, illuminé, et tout retourne à l'informe dans une grande consumation d'énergie noire...

   "Dead Reckoning" : reconnaissance en mer de sa position par ses moyens propres. Curieux titre tout en raclements, boucles, grappes erratiques de notes de piano, comme une résistance obstinée au néant qui guette. On peut alors s'abandonner "Beneath the Breezee" (Sous la brise) : navigation tranquille, dans l'écoute des moindres bruits des agrès carillonnant doucement, dans le surgissement de montées sonores réconfortantes. "Beacons" (Balises), bref interlude de moins de deux minutes, fait entendre un piano sépulcral, englouti au milieu de nulle part, de sourds grondements, de frottements. Et c'est enfin "Anchorage" (L'Ancrage), la chaîne qui grince, l'impression que l'on bute sur quelque chose, qu'un appel mystérieux fait retentir tout l'espace. Magnifique mise en sons d'un arrêt magique, comme si tout s'ordonnait autour de la percussion sombre donnant consistance à une incantation plus forte que tout. Une des grands moments du disque, suivi de "Three Sheets to the Wind" (Trois feuilles au vent), le sommet indiscutable ! Titre le plus long, un peu plus de huit minutes : longue rêverie hallucinée construite sur un balancement irrésistible. Le piano découpe le temps comme une cloche, soutenu par des voiles électroniques, une vraie cloche (électronique...?), des falaises sombres de drones, des fêlures lumineuses. Le monde sonore s'enfle, lève pour une aurore grandiose. Le troupeau des vagues et des nuages se confond dans une majesté au-delà de toute contingence, et finit par s'absorber dans l'informe à nouveau, le pur mouvement des drones bouillonnants... Reste "Awash" (Inondé ? ou À fleur d'eau ?) Ambiante granuleuse, orgue surplombant, puis le piano assourdi qui surnage en eaux troubles, dans un sur-place mouvant, avant l'engloutissement ?

 Un disque passionnant par son travail précis des textures, des ambiances, par la dialectique entre l'informe et la forme qui le traverse de part en part. Un grand disque d'ambiante électronique.

Mes titres préférés : 1) "Célestial"(titre 2) et "Three Sheets to the Wind"(titre 7), deux chefs d'œuvre ! 2) "Anchorage" (titre 6) 3) "Beneath the Breeze" (titre 4), et "Awash" (titre 8)

Remarque annexe : La couverture ne m'enthousiasme pas, trop conceptuelle pour moi...

Paru en avril 2021 chez Room40 / 8 plages / 36 minutes environ

Pour aller plus loin

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Publié le 8 Avril 2021

Alvin Lucier - Music for piano XL

   Ulysse chez les Sirènes

   J'ai retrouvé dans ma discothèque un disque d'Alvin Lucier acheté en décembre 2007 (pour être précis !). Disque consacré à deux compositions : Navigations for strings (1991) et Small Waves (1997), publié en 2003 par mode, une maison de disques américaine consacrée aux musiques contemporaines... souvent exigeantes, radicales, expérimentales comme on aime à dire. C'est une maison que je suis plus ou moins régulièrement. Le fait que le disque soit interprété par le Quatuor Arditti, auquel je dois bien des découvertes majeures, m'avait sans doute poussé vers ce disque, que j'ai peut-être écouté trop vite, ou plutôt qui n'était pas encore destiné à mes oreilles. C'est pourquoi il a dormi tranquillement en attendant son heure. Ce n'est pas un cas isolé ! Et son heure est venue avec la parution de cette Music for piano XL, interprétée par le pianiste Nicolas Horvath, dont je suis un fervent, un fidèle depuis déjà quelques années. Bien sûr, ce n'est pas du disque de 2007 dont il va être question. Mais de l'un à l'autre, c'est un même univers sonore, une même démarche qui se poursuit.

   Pour une biographie plus complète, je vous renvoie au livret bilingue (anglais / français : joie !) et me contenterai de quelques lignes directrices. Alvin Lucier, qui fêtera ses quatre-vingt-dix ans le 14 mai, est d'abord marqué par Igor Stravinski, puis dans les années soixante par John Cage et David Tudor. Sa rencontre avec Robert Ashley, Gordon Mumma et David Behrman est déterminante, puisqu'il va former avec eux un collectif dédié à l'exploration de la nature du son, la Sonic Arts Union. Il pose en fait deux questions liées : quel est la nature du son et comment le perçoit-on ? Ce qui l'amène à écouter des sources sonores inattendues, qui emmènent l'auditeur loin des musiques habituelles. Pour lui, l'impact de la résonance sur les sonorités est fondamental, d'où son utilisation d'objets très divers en tant que résonateurs : caisses claires, verres de vin, coquillages, pots en argile, tasses en bambou, théière amplifiée - qui soudain me fait songer à un album du groupe Gong, dont le titre m'a toujours amusé, Flying Teapot. Toute résonance bien entendue a vocation à devenir musique, même quand on s'écarte des sons acceptés par les conventions musicales. Le champ de la musique devient potentiellement infini, sans pour autant éliminer les instruments acoustiques connus. Dans le disque de 2003, c'est un quatuor à cordes qui est aux manœuvres, et l'on trouve déjà dans Small Waves, à côté des cordes et d'un trombone, le piano. Le piano, instrument d'expérimentations depuis sa naissance, nous rappelle le livret, ne cesse d'intéresser Alvin Lucier. Il aime confronter le piano à des ondes, amplifiées parfois, pour produire des interférences liées aux différences de hauteur, interférences nommées battements rythmiques par les acousticiens.

      Il est temps de donner le titre (presque) complet de l'œuvre donnée sur ce disque : Music for Piano with Slow Sweep Pure Wave Oscillators , au long de laquelle  « deux ondes pures balayant un registre de quatre octaves montent et descendent lentement tandis que le pianiste joue des notes isolées qui créent différents battements suivant leur proximité avec les ondes » Le livret précise que  « les notes du pianiste sont ici notées précisément et leur position dans le temps est suggérée par leur place sur la partition, même si l'interprète est libre d'anticiper ou de retarder une note et ainsi de modifier une suite de battements. » Mais si l'œuvre originale, de 1992, dure un peu plus de quinze minutes (version courte en écoute ci-dessus), un format relativement court choisi par Lucier pour ménager l'instrumentiste, il nous propose une nouvelle version de grande envergure, d'un peu plus de soixante-quatre minutes, bien des musiciens lui ayant demandé des compositions plus amples depuis quelques années. Le titre complet, cette fois, se termine donc par l'ajout de "XL", et cette nouvelle version est destinée à Nicolas Horvath, qui en a donné la création mondiale à Strasbourg le 1er octobre 2020. Pour respecter l'esthétique expérimentale d'Alvin Lucier, le pianiste a choisi une prise d'un seul jet parmi plusieurs essais. Le pianiste nous prévient aussi des sonorités bizarres qu'a parfois le piano. Ces bizarreries, cet effet de "désaccordé", est produit par les ondes sinusoïdales, par la proximité des fréquences. L'auteur du livret, Frank J. Oteri, termine en nous rappelant une des clés de la démarche du compositeur américain. Pour  ce dernier, il ne s'agit pas de composer, mais de "dé-composer", au sens où il faut oublier toutes les démarches compositionnelles pour être fidèle à son idée, pour la révéler sans la trahir, en lui permettant « de se manifester et d'exprimer son essence magique sans que viennent interférer d'autres idées inadaptées au contexte ». Il ne faut pas entendre "dé-composer" comme un travail de destruction, mais comme un processus de décantation, de recherche de la pureté sonore maximale. En ce sens, il s'agit d'un dépouillement radical, d'une ascèse, au service de cette essence magique poursuivie. Je connais suffisamment le pianiste pour savoir, et pour entendre la rigueur avec laquelle il cherche à en restituer au mieux la teneur. Reste à espérer que l'auditeur y sera sensible.

   Car soyons clair : ce n'est pas une musique de divertissement, pas une musique d'ambiance. Fioritures et ornements sont bannis, et la virtuosité ici ne se conçoit pas. On ne peut apprécier cette musique qu'en s'y plongeant tout entier, en se retranchant du monde, en se faisant pure oreille, en écoutant de toute l'intensité de son être. L'œuvre exige la même rigueur de l'auditeur que du compositeur et de son interprète. Elle ne nous touchera, ne nous révèlera son essence magique que si nous sommes à sa hauteur. C'est sans doute vrai de beaucoup de musiques, me direz-vous, je vous l'accorde, mais ici toute distraction risque de compromettre l'écoute, de vous faire perdre le fil des oscillations.

   S'immerger dans la durée pure, dans le chant des ondes, les résonances qui se croisent et interfèrent plus ou moins... Dans sa linéarité, son hiératisme austère, la composition déroule sa toile pour mieux vous envelopper dans ses rets, ses rayonnements intérieurs. D'extérieur, le piano devient peu à peu comme une manifestation épisodique du lent balayage des ondes oscillantes. Ses notes se fêlent, semblent se courber, se voiler, sous l'effet d'un étrange mimétisme. On croit les voir se propager dans l'espace en longs filaments fragmentés, entourées d'une aura résonante - je pense soudain à L'île ré-sonante d'Éliane Radigue... La musique est devenue le monde, il n'y a plus rien d'autre pour l'auditeur transporté dans une somptuosité sonore inattendue, paradoxale. Il suffit de notes isolées, de petites grappes, de frappes contrastées, pour que s'opère une alchimie fastueuse avec les ondes ensorcelantes, nues-résonantes, telles des sirènes qui vous auraient entraînés entre deux eaux, entre deux oscillations. Le piano, ce serait Ulysse ? Certes pas l'Ulysse qui reste attaché au mât du navire pour les écouter, mais un Ulysse qui donne la réplique, qui entre dans le chant charmeur. Non pas seulement un Ulysse jouisseur et intéressé, mais un Ulysse créateur, désireux de se mesurer à elles dans un combat d'amour. Le piano affirme son altérité, et dans le même mouvement, s'approche d'elles, résonne avec elles, tout contre elles. Le voici battant de cloche, et elles tournent autour de lui, ses notes en sont enivrées. Il essaye le verre tremblant, le marbre puissant et sombre, des pierres noires. Il tient au milieu d'elles, sévère et calme absolument malgré ses fêlures d'ivresse. C'est un corps à corps, résonance contre résonance, enlacements très lents. Aux ondes fines, subtiles, le piano-Ulysse répond par des suavités inattendues, des contrepoints d'une sobre élégance minimaliste. Jamais il ne manque de répartie, réapparaissant quand on le croit submergé, englouti, se faisant lui-même enveloppeur, comme s'il était plusieurs, pour mieux accompagner ensuite les ondes qui montent ou qui descendent, se fondre en elles encore pour un temps.

   Tout au long de ces soixante-quatre minutes, comment ne pas être captivé par cette non-danse envoûtante, d'une splendeur sonore en perpétuelle métamorphose ? Rarement on aura exploré le piano à une telle profondeur, révélant en lui des clones vibrants, vertigineux, émouvants, étranges, d'une beauté trouble.

   Un absolu de la musique contemporaine !

Paru en 2021 chez Grand Piano - Naxos / 1 plage / 64 minutes environ.

Avec une couverture d'une suprême élégance !

Version longue en écoute ci-dessous.

P.S. Les Small Waves de 1997, enregistrées en 2003 avec le Quatuor Arditti, valent aussi le détour. Le disque m'a atteint, enfin. Les Arditti ne me déçoivent jamais. Disons que du fait de la multiplicité des instruments (violons, alto et violoncelle / trombone et piano), l'œuvre est moins abrupte, plus séduisante...

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