Institut - L'Effet Waouh des zones côtières

Publié le 23 Avril 2021

Institut - L'Effet Waouh des zones côtières

   Les Voluptés polymorphes de l'Aliénation Terminale

ou

L' Homme est soluble dans le Marché

  L'Effet waouh des zones côtières est le troisième album d'Institut, fondé par Arnaud Dumatin, qui a écrit et composé tous les titres, sauf le 7 en collaboration avec Emmanuel Mario, l'autre fondateur du groupe, et Vincent Guyot, qu'on entend aux synthétiseurs sur trois titres et à la basse et à la guitare électrique sur le 8. Arnaud et Emmanuel jouent de tous les autres instruments et ont assuré les arrangements. La voix de Nina Savary, présente ponctuellement sur un album précédent, accompagne souvent celle d'Arnaud Dumatin, voire se mêle à la sienne.  Les deux albums précédents s'intitulaient respectivement : Ils étaient tombés amoureux instantanément (2011) et Spécialiste mondial du retour d'affection (2016)

   J'ai longtemps hésité quant au titre. Je tenais à un titre. J'en ai finalement retenu deux, et j'en ai d'autres encore, que vous trouverez en lisant cet article.

   Lisez la présentation d'Institut et du disque sur le site officiel : leur délicieuse ironie caustique vous donnera un avant-goût des textes d'Arnaud Dumatin. Le groupe poursuit mine de rien un projet ambitieux, qui n'est rien moins qu'une anti-sociologie goguenarde de notre monde dévasté [ J'avais pensé au titre : « L'Homme dévasté » ]. Le même regard décapant, mordant, démasque tous les faux-semblants. Les pochettes elles-mêmes participent de cette démarche. Sur Ils étaient tombés amoureux instantanément, un homme seul, de trois-quart dos, gratte pensivement sa tête inclinée sur fond de cuves d'un site industriel. L'image nie le titre, semblant nous dire que les réalités économiques ruinent les belles histoires sentimentales, acculent l'homme à la solitude. Sur Spécialiste mondial du retour d'affection, un groupe vu de dos semble venu pour accueillir quelqu'un, qu'on ne voit pas. Aucun signe d'affection. Encore un groupe vu de dos sur le troisième. En toile de fond, des immeubles assez élevés en construction, avec une grue et un peu devant, une énorme levée de terre , une autre un peu plus loin sur la droite, qui cachent la base des immeubles. Devant la levée (ou butte) centrale, une partie des spectateurs brandit des téléphones portables (probablement) pour photographier la vue (imprenable...) tandis que les autres semblent fascinés ou attendre quelque chose (je rappelle qu'on les voit de dos...). Derrière eux, au tout premier plan, au centre et un peu à gauche de la mention "INSTITUT", deux chasseurs (?) de dos, eux aussi, en bottes et vêtements kaki ou verdâtre, le fusil sur l'épaule dans sa housse. Que font-ils là ? Que vont-ils faire ? Tirer sur le groupe de devant, ces lapins qui attendent de rentrer dans leur futur terrier ? Les buter (en jouant sur les mots) ?? Image sarcastique, magnifique entrée en matière ! Et n'oublions pas le titre : L'Effet Waouh des zones côtières, qui est aussi celui du premier titre. On attendrait une image montrant une côte déserte, connotant l'infini. C'est l'inverse : saturation, fermeture. Et destruction de ce qui était tant vanté dans la publicité immobilière évoquée dans la chanson. Les zones côtières, ce sont celles de Benidorm ou de Mellila, destinations à la mode où s'entassent les touristes dans des gratte-ciels au ras des plages immenses, mais sans aucune intimité ni caractère sauvage. L'appel érotique de la doudoune Uniqlo a constitué le couple qui rêve de se poser « sur (leurs) serviettes pour des moments à (eux) » après avoir acquis une résidence ultra-protégée dans une zone touristique lointaine et exotique... Dans ce monde d'illusions, les rencontres amoureuses ne sont plus l'occasion d'un dialogue intime, d'ordre privé. Le deuxième titre, "Je suis dans la data" montre comment la sphère privée est infiltrée par le discours professionnel, ce qui donne lieu à des propos savoureux de la part de l'inconnue tandis qu'invitée chez le narrateur elle est en train d'enlever ses bottes : « ne dis rien, je suis dans la data, j'aurais pu être ailleurs, j'aurais pu être actrice, ouverte à l'inconnu, à la mélancolie, je suis dans la data, ouverte à l'analyse des bases de données pour une PME, je développerai des algorithmes pour t'aider à être toi-même ». Or il venait de la comparer intérieurement à Jane Fonda (en 1972 !) : belle rencontre, non ? La femme de nos rêves ! Qui n'est qu'un robot saturé par ses fonctions dans l'univers économique, ce que la chanson laisse génialement entendre, la voix de Nina se voilant comme une voix synthétique ! Exit la mélancolie, exit la langue amoureuse. Restent les gestes du déshabillage sur fond de bavardage techno-commercial... La vidéo, quant à elle, est tout bonnement le contraire de tous les clips, et ça fait sacrément du bien !!

 

   Que reste-t-il de la langue, d'ailleurs ? Le langage technocratique, bureaucratique, commercial, enrichi de termes ou expressions grandioses comme « démarche qualité » (Titre 1 éponyme)  « présentiel » et « distanciel » (titre 3 "On se voit demain" / [titre possible : « Le Distant Ciel »), « vigilance orange » (titre 8 "Avec un DJ barbu sous MDMA") « solutions externalisées, multicanales » (titre 9 "Allo Performance Bonjour"). Dans ce même titre et le suivant ("La Combinaison de mes expériences"), c'est le langage de ceux qui se veulent les gagnants, étalant désespérément leurs expériences et leurs qualités (hilarantes !) pour décrocher un emploi. En fait, une langue prostituée, pour se vendre en faisant ses propres louanges, si bien qu'elle n'est plus l'apanage des publicitaires. Cette langue du marketing, enjôleuse, séductrice, est devenue la langue de tous. Arnaud et Nina chantent cette séduction universelle, uniforme, qui s'applique à n'importe quel objet, toute de douceur et chuchotements, sur une musique synthétique mélodieuse et rythmée.  Remarque au passage : on ne dit plus "travail", c'est dépassé, on dit "mission"... comme une mission spatiale qui éloigne les hommes irrémédiablement les uns des autres. Nous sommes au temps des  « mesures de prophylaxie sociale » qui s'appliqueraient même à Jair Bolsonaro, dévirilisé et rappelé à l'ordre du marquage au sol par une (charmante)  « gestionnaire de planning » (Titre 8 "Des Échanges vraiment cul"). Nota : avec paroles explicites nous dit YouTube dans son jargon anglophone (évidemment).

      Au temps de "l'état d'urgence bien profond dans le cul" (Titre 4 "Prenez soin de vous"), il arrive que la langue se délie, retrouve sa crudité, son obscénité pour dénoncer en creux des mesures sanitaires de confinement obligeant au repli sur soi, au nombrilisme, aux voluptés de la chair : quoi de mieux qu'un  « plug anal » pour prendre soin de soi ? Pornographie privée, réponse à la pornographie publique des forces de l'ordre (sanitaire). L'avoir dans le cul et en jouir, jouir de la soumission parce qu'il n'y a rien d'autre peut-être dans ces vies vides, lisses, plates comme des façades d'immeubles...Le titre 6 sonne comme un rêve, interrompu brutalement par cette vigilance orange qu'on n'avait pas vu venir. Exit la joie de vivre, la folie, la musique...

   Que reste-t-il de notre humanité ? Le titre 11 "Comme un coach en éveil de conscience", le dernier de l'album, dresse un court inventaire glaçant : « une galerie marchande »,  « un échange linguistique entre deux vigiles de sexe opposé », « des tutos/ Aux gogues / Où on expérimente / La joie dans le quotidien ». Glaçant comme le ton distancié de certains passages où s'entend la menace latente derrière la séduction apparente, notamment dans "Des échanges vraiment cul".

  Que reste-t-il ? Le manque : « Sentir qu'il manque / Quelqu'un / Une présence animale / Ne peut pas remplacer / Ce qu'il y avait avant. » Tiens, on entend la guitare au long de ce dernier titre, jusqu'à cette ultime strophe...

Ce qu'il y avait avant ?  Vous vous en souvenez, vous ?

   En se glissant avec jubilation dans les langues de bois de toutes les soumissions, celles qui nous conduisent si suavement vers l'Aliénation Terminale, ces chansons affriolantes et ingénument terrifiantes nous ravissent.  Waouh !!!!!

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Paru en mars 2021 chez Institut & Rouge-déclic / 11 plages /   30 minutes environ

Livret impeccable (avec les paroles), tout en français, ce qui est hélas devenu rare...

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Rédigé par Dionys

Publié dans #L'Autre Chanson française

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