Publié le 27 Août 2015

Oiseaux-Tempête - Ütopiya ?

   Un an après leur premier album sans titre, les quatre musiciens d'Oiseaux-Tempête - petit rappel : Frédéric D. Oberland (guitare électrique, mellotron, piano, énergie noire etc.), Stéphane Pigneul (basse électrique, guitares, échantillonneur, synthétiseur analogique, machine percussive), Ben Mc Connell (batterie, percussion) et Gareth Davis (clarinette basse) -, nous plongent dans leur second rêve sombre, Ütopiya. Il est placé sous l'égide d'Andréi Tarkovski, avec une épigraphe extraite de Nostalghia, épigraphe placée au centre du livret entre deux photographies en noir et blanc, la supérieure représentant le décor néo-classique d'une villa gréco-romaine, l'inférieure quelques derviches tournant lors d'une de leurs danses extatiques : « Il faut faire entrer le bourdonnement des insectes. Il faut emplir nos yeux et nos oreilles de choses qui soient le début d'un grand rêve. Quelqu'un doit crier : "Nous bâtirons des pyramides." Peu importe si nous ne les bâtissons pas. Il faut nourrir le désir et étirer notre âme dans tous les sens comme un drap infini. » C'est l'inspiré Erland Josephson qui profère ce discours vingt-deux minutes avant la fin du film. Leur musique ne se comprend pas sans cette référence, passée sous silence (ou réduite à la seule mention du nom du cinéaste) dans la plupart des compte-rendus, tant on est habitué à ce que la musique, après tout, ne soit que distraction, divertissement. Or, Ütopiya ?, dès la photographie de couverture de l'album, invite à une autre écoute, à une véritable attention. Impossible aussi de ne pas être frappé par la photographie de la pochette, ce navire gîtant sur bâbord, à demi immergé : image d'un naufrage, d'un échouement peut-être en résonance avec leur virée grecque de l'an dernier, d'où l'idée que l'utopie est à l'ordre du jour pour sauver le monde du chaos dans lequel le plonge la financiarisation outrancière orchestrée par les plus riches. Si vous regardez la fin de Nostalghia, c'est à peu près d'ailleurs la teneur de la harangue de Josephson, qui s'en prend aux "normaux" pour les inviter à accueillir les "anormaux", à enfin les entendre...Et la musique me direz-vous ?

Erland Josephson en prédicateur dans "Nostalghia".

Erland Josephson en prédicateur dans "Nostalghia".

   Tranquille, lourde, puissante, illuminée par la beauté des guitares électriques, elle est certes dans la mouvance post-rock, mais elle a quelque chose de méditatif, de recueilli, de poignant qui en fait un chant d'amour au monde. Dès "Omen : Divided we fall", la guitare plane magnifiquement sur la ligne percussive de roulements légers de caisse, épaulée çà et là par la clarinette basse et le saxophone qui lui donnent une chaleur bienveillante. La montée post-rock est très lente, peu sensible, redescend sur des sons de rue, probablement de manifestations, renvoyant au titre : « Prédiction : Divisés nous chutons. » "Ütopiya" poursuit ce chemin de lumière trouble, avec le texte prophétique du poète turc Nazin Hikmet que je traduis ici (merci de me signaler maladresses ou erreurs) :

« La terre se refroidira,

étoile parmi les étoiles,

et l'une des plus petites,

touche dorée sur velours bleu -

Je veux dire ceci, notre grande terre

Cette terre se refroidira un jour,

Pas comme un bloc de glace,

Ou même comme un nuage mort

Mais comme une noix vide elle suivra son cours

Dans l'espace d'un noir absolu

 

Vous devez en faire votre deuil dès maintenant

Vous devez éprouver ce chagrin maintenant

Car le monde doit être aimé à ce point

                   Si vous souhaitez pouvoir dire "J'ai vécu"...

 

Je me tiens dans la lumière qui avance,

Les mains affamées, le monde si beau...

Mes yeux ne peuvent se rassasier des arbres -

Ils sont si chargés d'espoir, si verts.

 

Une route ensoleillée court parmi les mûriers,

Je suis à la fenêtre de l'infirmerie de la prison.

Je ne sens pas les médicaments -

Des œillets doivent être en fleur non loin.

 

C'est le chemin :

être capturé n'est pas le problème,

Le problème est de ne pas capituler. »

   On rentre dans la tourmente, les claviers se déchaînent parfois, l'émotion brûle l'espace sonore. Oiseaux-Tempête donne sa pleine mesure ! "Someone must shout that we will build the pyramids", titre pris au discours d'Erland Josephson, est comme ces battements d'oiseaux lourds qui déchirent le ciel dans les lueurs annonciatrices du désastre. Basse obsédante, intrication guitare-saxo en boule mélodique ressérrée, brèves déflagrations fulgurantes, grondements contenus : une musique inspirée, laissant la rage monter, couver, venir enfin en vagues noires d'une incroyable puissance tourbillonnante, aspirante, vortex de feu se résorbant en traînées éraillées et en quelques doux accords de guitare.

   La suite ne déçoit pas. "Fortune Teller" est un chant grave incanté par le piano et le saxophone élégiaque notamment (difficile d'identifier les nombreux instruments de nos compères !!). "Yallah Karga", présenté comme un chant de danse, est un bref mixage énorme de sons divers amalgamant prière et rock épais. "Soudain le ciel" - enfin un titre en français, et si beau -, lentement scandé par la batterie, fait partie de ces hymnes déchirés que j'aime tant chez eux. Une matière vivante, levante, portée à l'incandescence ou presque prête à s'éteindre, d'une langueur soudain travaillée par des riffs magnifiques, assauts hallucinés, désespérés vers un ciel porteur de foudre anthracite. C'est évidemment à écouter très fort, comme une musique d'extase ravagée, superbe et bouleversante. "I terribli infanti" - inutile de souligner que je suis très sensible à la diversité linguistique des titres, pas bêtement uniformément anglais - est un intermède à la beauté désolée d'une humble douceur piquetée de paillettes électriques et de bruits domestiques. "Portals of tomorrow" commence plus sombrement, miné par des traînées descendantes qui recouvrent un discours en voix extérieure peu audible. Très vite, les guitares montent au créneau, la saxophone en sous-bassement. Matière en fusion, fracturée de vrilles, de pulsions sourdes, tandis que s'entendent des manifestants à l'arrière-plan. Et c'est reparti dans une transe électrisée brisée net pour une coda lointaine. "Requiem for Tony" s'ouvre sur des voix dans un environnement sonore à la Philip Glass dans Einstein on the beach avant l'irruption d'un rythme marqué, habillé d'un mellotron ample à la King Crimson : étonnante, cette pièce ! Puis les voilà qui boivent à notre santé avec "Aslan Sütü" : moment apaisé, crickets (?), plus rien n'importe que la beauté du soir sur les ruines du monde.

   Un peu plus de vingt-deux minutes pour le dernier titre, enregistré en concert à Saint-Merry. Ce "Palindrone series" faisait partie d'une bande-son originale accompagnant une performance cinématographique de l'artiste australien Karel Doing. La tempête peut, après un févreux échauffement, se déchaîner à loisir, gronder, mugir, zébrer l'espace de rafales, se ramasser en boules d'énergie noire, revendiquer sa liberté folle, sa déréliction magnifique et souveraine au long d'une dérive finale éblouissante. « Les plus beaux chants sont des chants de revendication. » disait Léo Ferré sur la fin de Préface. Phrase valable pour la musique en général, plus belle de vouloir étirer nos âmes dans tous les sens comme ici, avec cette générosité débridée, exaltante en dépit du fond sombre.

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Ütopiya, paru  en 2015 chez Sub Rosa / 11 pistes / 77 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- Un extrait du concert pendant la projection de Karel Doing :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours