Publié le 28 Janvier 2023

Martina Bertoni - Hypnagogia

   Martina Bertoni ! J'avais célébré l'an dernier son premier disque chez Karlrecords, Music for Empty Flats. La violoncelliste et artiste électronique revient avec un disque superbe, qui frappe comme un coup de poing. C'est le sublime premier titre, "Inversion", hommage indirect à Steve Reich par son impulsion irrésistible. Titre cosmique, spatial, bien dans la ligne de l'inspiration du livre de Stanislas Lem Solaris dont la lecture l'a, dit-elle, partiellement inspiré pour l'album, qui retracerait un voyage cosmique imaginaire du Soi se terminant dans un écrasement aveuglant. Rappelons que l'hypnagogie renvoie à la phase d'endormissement, pendant laquelle on peut être sujet à des hallucinations ou rêves lucides puisant leur matière dans les réservoirs du subconscient ou de l'inconscient. Des voix fendent le ciel piqueté d'étoiles, des drones ponctuent l'élan, une immense respiration nous propulse toujours plus loin tandis que des zébrures marbrent l'azur. C'est un départ comme une extase, un fondu des couleurs...

  

   "Collided", le second titre, n'est pas moins impressionnant : entrée en collision de particules, battements des matières, le violoncelle énorme emplit les oreilles de son ronflement magnifique, de son chant monté des profondeurs. Des coups d'archet comme ponctuation de ce lamento suave, rauque parfois... Avec "From E to W", nous voyageons dans une zone de turbulences, les textures électroniques se chevauchent dans un brouillard chuintant, mais une traînée de lumière allume l'espace, des voix suprahumaines saturent l'immensité, le vaisseau spatial avance à sa vitesse de croisière. Il arrive que le cosmos fleurisse, c'est "Orchid", aux diaprures tournoyantes parmi les vents déchaînés. Martina Bertoni construit une fresque grandiose, constamment inspirée, d'une foisonnante beauté.

   Si vous ne fondez pas en écoutant "Hemisphere", je ne peux plus rien pour vous. C'est encore un chef d'œuvre que la compositrice tire de son violoncelle démultiplié, vaporisé par l'électronique, et pourtant langoureux et charmeur, si métaphorique (au sens étymologique) qu'il enchante et fascine ! Avec le dernier titre, "You Sun", nous approchons du soleil, la musique rayonne sourdement, une déflagration monte et éclate : des forces énormes circulent dans l'aura spectrale pulsante jusqu'à un second écrasement.

 Le disque épique et flamboyant d'une compositrice visionnaire ! Une splendeur !

Parution le 20 janvier 2023 chez Karlrecords / 6 plages / 38 minutes environ

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Publié le 25 Janvier 2023

Colin Stetson - Chimæra I

   Corniste installé à Montréal depuis 2007, Colin Stetson a joué avec Tom Waits, Arcade Fire, Laurie Anderson, Lou Reed, Bill Laswell, et bien d'autres. Il s'est peu à peu imposé comme soliste, surtout au saxophone et à la clarinette. Chimæra I regroupe deux pièces longues aux bourdons (drones) prolongés, poussant ses capacités physiques vers de nouvelles frontières.

   Les deux pièces nous propulsent dans un monde d'une incroyable densité sonore, peuplé par un saxophone démultiplié, dont les flots magmatiques emplissent une immense caverne sonore. On ne sait plus où finit le saxophone, où commencent d'autre sonorités, car on croit entendre des voix dans ce profond déferlement. Le premier titre, baptisé "Orthrus", renvoie d'une part à une espèce d'araignée, peut-être parce que cette musique tisse des fils, nous enveloppe dans un cocon velouté, celui des drones, des bourdons, mais aussi d'autre part, dans la mythologie, au chien à deux têtes, fils d'Échidna et de Typhon, qui gardait le bétail de Géryon. Nous voici chez les monstres, du côté du chaos primordial, de créatures hybrides. Le saxophone de Colin Stetson crée sans cesse des hybridations proliférantes, monstrueuses en ce sens qu'elles semblent s'auto-engendrer, entourées de voix sépulcrales gémissantes et de boursouflures craquelées, qui raclent la matière des drones.
 

  

   Le deuxième titre, "Cerberus", est le frère du premier, et confirme que Colin a sans doute pensé à la mythologie plus qu'à l'araignée, puisque ce chien à trois têtes (ou cinquante selon les auteurs...) est le frère d'Orthrus. Quelque chose se déchire doucement sous la poussée du bourdon en vrilles lentes, libérant des esprits infernaux. Les drones se croisent, se superposent, avec une voix plus aiguë qui traverse parfois ce brouillard opaque. Le saxophone est devenu l'instrument d'un ballet ambiant de boucles multiples, dont la densité semble augmenter jusqu'à saturer l'espace. Musique écrasante, tellurique, comme marbrée de traînées plus vibrantes. C'est un maelstrom au ralenti, peuplé de voix fondues dans la masse, à peine aéré d'un passage plus calme à mi-chemin. N'oublions pas le titre de l'album, Chimæra : cette créature fantastique est un hybride, à la limite du descriptible, comme cette musique fabuleuse, gonflée d'apparitions sonores, d'appels incessants...

   Deux hymnes puissants aux pouvoirs inconnus du saxophone !

Paru en novembre 2022 chez Room40 / 2 plages / 42 minutes environ

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Publié le 18 Janvier 2023

Lionel Marchetti & Decibel - Inland Lake (Le lac intérieur)

   Imaginez d'une part un ensemble de chambre souhaitant intégrer des instruments électroniques dans son répertoire, et de l'autre un compositeur de musique concrète, acousmatique, improvisateur à partir d'instruments électroniques, poète et essayiste. Imaginez leur rencontre : l'Ensemble australien Decibel et le marseillais Lionel Marchetti se sont rencontrés lors d'une visite effectuée par Lionel en Australie en 2019. Venu avec une partition concrète, le français l'a adaptée au fil des répétitions et des interprétations, intégrant des enregistrements des instruments acoustiques avec des synthétiseurs, des bandes magnétiques et des manipulations électroniques dans son studio personnel. De plus, sa disposition peu orthodoxe des hauts-parleurs a contribué à mêler les sons, à les rendre indiscernables, ce qui ne facilite pas la tâche de l'auditeur critique, mais opère une sorte de transmutation féconde, passionnante pour l'oreille aventureuse, vraiment ouverte.

   Penche-toi sur la musique...et écoute !

   Le disque comporte deux pièces de longueur très inégale : "Le lac intérieur", le titre éponyme de plus de trente-six minutes, et  une quasi miniature d'un peu plus de deux minutes titrée "La Patience". [ Je ne vous cache pas mon bonheur de retrouver du français... au milieu d'une mer linguistique de plus en plus tristement uniformisée... ]

Au cœur de l'immense en toutes saisons

  Penche-toi sur la musique, et écoute...

   Le vent se lève sur le lac intérieur, un vent fracturé sur un autre vent de drone. Monte un synthétiseur, et le vent tournoie en griffures légères. On entend une voix, peut-être, un son continu. C'est le début de "Inland Lake (Le lac intérieur)". Un battement agite la toile sonore, de plus en plus agitée, traversée de "voix" rauques, des sons comme on en entendait chez Jocelyn Pook sur la bande originale de Eyes Wide Shut. Une cloche résonne dans le mur tourmenté, troué d'interventions diverses. Le violoncelle déchire ce lac vivant, en constante métamorphose derrière et sous la linéarité de la micro pulsation travaillant les particules électroniques en suspension. Autour de treize minutes survient une phase de calme relatif, comme si tout allait se fondre dans la vague de synthétiseur, mais des sifflements presque langoureux enchantent le paysage sonore, en proie à un mouvement de montée extatique. Le violon (ou l'alto) est en apesanteur, comme vaporisé. Un bip répété évoque une communication avec l'au-delà, qui sait, dans cette atmosphère de plus en plus irréelle qui déploie de lentes volutes. L'espiègle côtoie le majestueux, l'onirique. Des esprits chuchotent, une radio fantôme crachote. De l'intérieur sourdent des drones, des sonorités distordues, écorchées. En même temps, tout baigne dans une immense douceur, une lumière diffuse. Une autre voix étrange surgit dans un autre moment de calme, de disparition, qu'un roulement de tambour signale comme un moment magique, avec l'apparition de voix plus mystérieuses, désincarnées. La musique se décante, se recharge de splendeur trouble, pour une levée de brume qu'envahissent des poussées synthétiques et des sons aigus, fins comme des lames de cristal; Ô le bel ondoiement de la toile sonore, dont on suit au ralenti la torsion et la lente efflorescence somptueuse  !

    Le deuxième titre, "La Patience", commence avec ce qui ressemble à des bols chantants, puis le piano et la percussion font une brève apparition, qui se répètera ensuite, sur un fond mystérieux et aérien, avec une curieuse "voix". Le morceau juxtapose gestes discontinus et trame continue dans une petite fresque charmante et forte, qui semble nous narguer derrière des apparitions fantastiques.

  L'auditeur (lecteur), peut-être inquiété par les appellations "musique concrète" ou "acousmatique", s'aperçoit au bout de ce parcours qu'il avait bien tort de se fier à des étiquettes étriquées. Car la réussite de ce projet tient à l'alchimie du processus compositionnel : acoustique et électronique tissent une trame poétique, ni plus ni moins, d'une constante beauté animée d'une vie secrète. L'inquiet pouvait se fier, ici, à l'image de couverture, magnifique [ Photographie de Bruno Roche ]. Vous aviez trop vite oublié, ou vous ne saviez pas, que Lionel Marchetti est aussi poète, donc deux fois musicien ! Voici d'ailleurs le poème en lien avec cette musique :

Lionel Marchetti & Decibel - Inland Lake (Le lac intérieur)

Paraît le 20 janvier 2023 chez Room40 / 2 plages / 38 minutes environ

Pour aller plus loin

- pas d'extrait du disque à vous faire écouter, si ce n'est ci-dessous...

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---> En complément, un extrait de la première collaboration entre Lionel Marchetti et l'Ensemble Decibel, sur le même label Room40 :

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Publié le 16 Janvier 2023

Chris Abrahams - Follower

   Connu comme membre du trio de jazz d'avant-garde The Necks, le néo-zélandais (qui a grandi en Australie, vit à Sidney) Chris Abrahams, compositeur et pianiste, a derrière lui une carrière bien remplie. Outre sa participation à d'autres groupes de jazz, il a collaboré avec la chanteuse et compositrice Melanie Oxley, collaboration qui s'est traduite par cinq disques dans les années quatre-vingt dix, et a sorti plusieurs albums de piano solo. Avec Follower, son sixième album chez Room40, il explore des frontières musicales improbables grâce à son piano, au cœur de ses compositions, l'orgue et l'électronique. L'album comprend deux pièces de plus de dix minutes (titres 1 et 3), et deux un peu plus courtes, d'environ quatre (piste 2) et huit minutes (piste 4).

 

Un album déconcertant ?

   À première écoute, c'est évident. Passer du long "Costume", très planante ambiante dominée par l'orgue, au court "New Kind of Border" qui, passé une minute, propose un jazz expérimental dans lequel le piano roi caracole sur fond de frottements métalliques et de craquements percussifs, cela surprendra. Pourtant, à chaque fois, Chris Abraham n'en reste pas à l'horizon attendu. Ainsi, le magnifique "Costume", piano profond et méditatif sur une mer d'orgue et de cloches, après une série de méandres superbes sur la mer envahie par un clapotis d'éclats, s'enfonce dans un agglutinement électronique, sorte de mur post-radiophonique à l'arrière duquel s'entendent quelques échos du piano englouti : cette fin abstraite et bruitiste est déjà ailleurs. C'est l'inverse sur "New Kind of Border" : après une entrée ambiante raffinée, le piano accapare l'attention, détruit la fresque pour imposer son numéro d'un jazz très libre, proche de la musique contemporaine, mais lui-même évolue sur le fond de percussions frottées, roulantes, évoqué ci-dessus.

   En écoute sur la vidéo ci-dessous, la première partie de "Costume...qui semble éviter la suite, moins consensuelle ?

New Kind of Border (Nouveau type de frontière)

   On s'y fait vite : c'est un album qui va où il veut, pour le meilleur, loin des poncifs. C'est le cas encore sur le magnifique second long titre, "Sleep Sees Her Opportunity". Cette pièce onirique envoûtante est un bijou de musique électronique minimale. De fines boucles ondulantes voient surgir des phrases isolées de piano, d'autres boucles d'orgue et un frissonnement de sons variés. Où sommes-nous ? Sur les rivages du sommeil, nous répond le beau titre. La superposition de toutes ses strates donne à la composition sa dimension étrange. Le piano se liquéfie, les bruits montent sur une légère pulsation, des percussions tribales hantent l'arrière-plan. Une merveille !

   Des percussions bondissantes en rang serré vous attendent pour un concert imprévu. Le piano brumeux déroule sa mélodie sur ce fond imperturbable... que viennent toutefois troubler un cliquetis électronique, des frappes percussives isolées et un bourdonnement machinique de drones. Le titre "Glassy Tenseness of Evening" (Tension vitreuse du soir) explicite cette tension sourde qui fait paraître les arpèges du piano menacées d'effondrement, là, tout en haut, dans des nuages artificiels. Il est étonnant et mystérieux, ce dernier titre !

Mes titres préférés : "Costume" (le 1) et "Sleep Sees Her Opportunity" (le 3)...suivis du 4 dont il vient d'être question. Et le 2 s'écoute, je vous rassure !

   Un très bel album, à l'écriture raffinée, pour voyager ailleurs, sur d'étranges sentiers.

   La couverture me laisse dubitatif. Elle me semble bien brutale pour cet album délicat et nébuleux, mais je vois la bande verticale noire comme la marque des intrusions et des distorsions qui affectent les morceaux pour les entraîner ailleurs.

Ci-dessous un court extrait du titre 3.

 

 

Paru début décembre 2022 chez Room40 / 4 plages / 38 minutes environ

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Publié le 14 Janvier 2023

Erik K Skodvin - Schächten

   Je suis avec attention la carrière d'Erik K Skodvin, musicien norvégien né en 1979, fondateur du label Miasmah Recordings, graphiste, qui se manifeste aussi sous les pseudonymes de Deaf Center (en duo avec Otto A Totland) ou de Svarte Greiner. Sa musique dessine les contours d'une autre musique contemporaine, entre ambiante dense et noire et musique de chambre souvent dominée par le violoncelle. Cette fois, le disque est la musique de Schächten (abattage, égorgement), film à suspense réalisé par le metteur en scène autrichien Thomas Roth. Je ne l'ai pas vu, mais le synopsis éclaire la musique : dans la Vienne des années soixante, un jeune juif tente en vain de faire condamner le responsable des meurtres de membres de sa famille. Son échec montre que le système est encore largement complice de l'idéologie nazie et obéit à une tacite loi du silence.

   Erik K Skodvin en tire vingt-quatre vignettes brumeuses, sombres, qui enveloppent le film dans une atmosphère oppressante. Ramassées, d'une durée comprise entre quarante secondes et à peine trois minutes, elles ont une vraie puissance expressionniste, tant elles condensent l'émotion en quelques mesures : la musique ne s'appesantit jamais, ni ne laisse de place à une émotivité facile. Tout s'enchaîne, à partir du moment où les loups du passé rôdent dans un paysage hivernal terrifiant (titre 1 ; "Slaughter"). Violoncelle, violon, un peu de piano (très peu), synthétiseur analogique et d'autres instruments difficiles à identifier brossent un univers implacable. Qu'on ne s'y trompe pas : la musique de Chopin, au titre dix-sept, ne résiste pas au chaos nazi. Le rêve du titre vingt-trois est loin moins qu'idyllique : le violoncelle et un trombone (?) esquissent une vision d'arrachement, un lamento quasi funèbre. Même le dernier titre, "Freedom", semble plombé, emporté dans une tourmente sans retour.

   Sous les masques nous nous ressemblons tous : "Under the Masks We All Look The Same" (titre 22) donne peut-être la clé de ce film à frisson. Comment discerner le criminel des autres hommes, si tous sont masqués derrière une façade de respectabilité ? C'est le titre le plus long, le plus abyssalement noir, avec ses ténèbres grondantes, infernales, peuplées de chauves-souris cauchemardesques.

   Une musique de film efficace, dramatique, superbement écrite.

Paru début décembre 2022 chez Miasmah Recordings / 24 plages / 38 minutes

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Publié le 6 Janvier 2023

Simona Zamboli - A Laugh Will Bury You

   Musicienne électronique et chasseuse de sons : ainsi se définit Simona Zamboli, de Milan (Italie). Je me retrouve assez mal dans le dédale de ses nombreuses productions, et je ne sais si je pourrai vous trouver une illustration sonore, l'album n'étant ni sur bandcamp ni sur YouTube. Si le rire est fragile rébellion, comme elle le dit à propos de son album, il faut reconnaître que le disque dans son entier semble en rébellion contre tous les clichés, tous les attendus. Pas de son léché ou impeccable, oh non, un son agressif, brutal, bruitiste, qui congédie les notions d'harmonie, de fluidité, de clarté. Nous sommes dans un univers chargé, saturé, hoquetant, déchiré. Un titre comme "Corrosive Tears" dit bien cette anti-esthétique, ce refus du joli et des bons sentiments lénifiants. Cette musique détruit, attaque de toutes ses lames, elle laisse le monde dehors nous dit le titre 9 : "Leave the World Behind", que je lis comme un ordre, pour accéder à son monde souterrain (titre 2 : "Underworld"). Cela ne veut pas dire non plus que la beauté soit absente, à condition de la concevoir comme absolument obsédante, avec des boucles folles, des rythmes de plomb, un foisonnement chaotique, des sons déformés. Certains titres oscillent entre post-punk et musique industrielle, expérimentale : mais ravagée, comme le titre éponyme, hallucinant déferlement de déflagrations, tirs, cisaillements, mais monstrueuse, telle une hydre déchaînée n'en finissant pas de cracher son dégoût, son rejet absolu !

  Si on envisage les titres, un cheminement se dessine : le titre 1, "Haunting Ruined Landscapes", survole un monde détruit, quasi inaudible, réduit à des gargouillis, des squelettes mélodiques aplatis ;  on croit entendre pendant quelques secondes le travail de destruction qui a produit ces ruines. Le titre 2, "Underworld", c'est l'entrée dans un univers industriel marqué par un pilonnage rythmique puissant, épais, accompagné de rouages inhumains, grinçants. Suit un titre de techno minimale dans un premier temps, "I'm not there", la voix remplacée par un curieux coassement, puis véritable sous forme d'un halo lointain tandis que nous avons l'impression d'être dans l'antre de Vulcain : forgerie d'un monde inconnu ! Les trois titres suivants, "Dive", "Movement" et "Breathe", nous apprennent à vivre dans ce nouveau monde dans lequel nous sommes immergés, contraints par un balbutiement-pulsion et des coups de fouet électronique : la plongée, "Dive", est virtuellement infinie, nous laisse peu à peu cependant en étrange pays, et nous sommes accueillis par une vraie voix, un fragment en boucle bientôt mêlé à un second, et surtout à une turgescence sonore, un capharnaüm sidérant.  "Breathe" offre un bref exemple de mélodie à l'arrière-plan, recouvert par un picotement sonore : nouvel adieu au monde d'avant. "Giuditta & Oloferne", titre biblique s'il en est (la mise à mort du général Holopherne, envoyé par Nabuchodonosor, grâce à une ruse de la juive Judith, qui sauve ainsi son peuple), évoque une guerre sombre, interminable, tout en boucles ronflantes, encrassées de particules électroniques coagulées. La suite, vous la connaissez un peu déjà..

  Au total, un "Cruel World" (titre 11), évocation onirique (cauchemardesque !) d'un monde réduit à quelques mouvements répétés, déchiré par des forces obscures...

   Un disque visionnaire et décapant, évidemment pas pour les délicats.

Pas d'extrait du disque à vous proposer. Faute de mieux, une performance studio de Simona Zamboli, beaucoup moins sombre et plus sage que le disque, je trouve...

Paru fin décembre 2022 chez Mille Plateaux / 11 plages / 57 minutes environ

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Publié le 4 Janvier 2023

OLO - Neige Noire

   Pseudonyme du compositeur, producteur et bassiste suisse Loïc Grobéty, OLO signe les compositions impressionnantes du musicien en solo à la basse électrique et à la contrebasse, au synthétiseur Lyra 8 et aux instruments bricolés. Les trois compositions sont inspirées par des paysages et des climats, comme le suggère déjà l'image de couverture, glaciale et désolée, tout en reliefs acérés, arides.

   Le premier long titre, de presque vingt-huit minutes, "Nocturne" est lié à un paysage de Le Pont (Suisse), près du lac de Joux. Il fait moins dix degrés, le lac gèle et la pleine lune suscite des formes fantomales qui apparaissent sur la glace. C'est d'abord un long lamento aux sons étirés, au rythme lent. Des lames de glace qui se chevauchent, des ponctuations rythmiques lourdes, sourdes. On s'enfonce dans un désert sans fin, chaque note comme une trace inscrite profondément dans le sol qui se crevasse. Et peu à peu quelque chose d'informe se lève, gronde, une boule noire striée de coulées claires, au fil de boucles obsédantes. Puis vers quatorze minutes, de puissants craquements, des déflagrations, brisent et enflamment cette atmosphère pesante, angoissante. L'ambiante noire vire alors à une sorte de métal émaillé de riffs distordus, de vocaux troubles. Un véritable mur du son fait exploser l'espace sonore, en proie au chaos. Du glacial figé, on est passé à la lave brûlante, torrentueuse, destructrice. Les quatre minutes finales se remettent difficilement de cette apocalypse : le cœur de l'espace bat, puis tout se dérègle à nouveau, crache, se brouille, avant quelques mesures apaisées nous ramenant au début. Un titre austère, sauvage, impressionnant !

  "Flateyjarkirja", le second titre qui dépasse cette fois les trente minutes, renvoie à une petite île volcanique et sauvage du nord-ouest de l'Islande. Quelques sons de terrain pour poser le cadre... puis des drones légers, comme un brouillard enveloppant qui nous isole du monde d'avant. Des sons désossés montent, les archets décharnent les notes, donnant naissance à une respiration profonde, large. La pièce atteint vite à une somptuosité sombre, les drones les plus graves en vagues enroulées, à peine éclairés de quelques stries plus claires. Vers onze minutes, une nouvelle phase s'annonce par un passage au blanc légèrement pulsant, puis au silence. Dans le lointain la musique renaît, raclée, frottée, puis elle se rapproche, moteur vibrant, ronronnant : une musique qui efface, qui envahit, au ras des cordes, elle-même peuplée de multiples petits bruits comme des animalcules en suspension dans la coulée hypnotique criblée maintenant de multiples petits trous dirait-on. La pièce est devenue une odyssée minimale, une ode à la basse et à la contrebasse emmêlées dans un tourbillonnement électronique interne, comme si nous étions progressivement rentrés dans l'antre du volcan, dont nous entendons ensuite le cœur formidable, la fusion énorme, le flux magmatique prêt à s'échapper. Un deuxième titre tout aussi réussi, plus austère encore.

   En conclusion, un titre court, "Léthé", réinterprétation personnelle du titre de l'abum Gallery (1995) du musicien suédois Martin Henriksson du groupe Dark Tranquillity. Un titre calme, doucement élégiaque, à la guitare chantante, écho d'une nature apaisante. En somme le contrepoint absolu des deux traversées précédentes : une manière d'oublier la sauvagerie sombre de la nature non-idéalisée !

  Un bel album entre ambiante sombre, métal et dérive minimale.

 Presque rien sur les plates-formes à vous proposer, sinon ce très très bref aperçu...forcément réducteur !

 

Paru début novembre 2022 chez Midira Records / 3 plages / 64 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Metal et alentours, #Drones & Expérimentales