le piano sans peur

Publié le 26 Janvier 2025

Tomoyoshi Date - Piano Trilogy (432Hz As it is - As you are / Requiem / Tata)

[À propos des disques et du compositeur]

   Né en 1977 et élevé jusqu'à l'âge de trois ans à Sāo Paulo, Tomoyoshi Date réside dorénavant à Tokyo. Physicien, médecin, il compose de la musique électronique depuis 1998. Je croyais en parler pour la première fois, mais non, puisqu'il est l'un des deux membres du duo ILLUHA, dont trois des quatre albums ont retenu mon attention : Interstices (2013), Akari (2014) et Tobira (2023), tous sortis sur le label de Taylor Deupree, 12K.

Pour ses trois derniers albums créés entre 2021 et 2024, rassemblés sous le titre Piano Trilogy, il mêle motifs de piano allongés et répétitifs, éléments microsoniques et sons électroniques organiques. Le piano utilisé pour 432Hz As it is - As you are est un vieux DIAPASON que lui a donné sa tante, la première à avoir noté la musique pour shamisen [luth traditionnel japonais ] sur une portée de cinq lignes. Le titre s'explique par l'accordage du piano à un fréquence de 432 hertz, fréquence que Tomoyoshi Date semble affectionner dans ses œuvres récentes. L'instrumentarium de Tata [nom d'une galerie d'art à Koenji, Japon ] est pour le moins surprenant, fourni par les sons provenant d'horloges anciennes, des sols de la galerie, d'objets anciens et de papier.

   Le thème dominant serait celui des objets et du passage du temps, pour des raisons en partie très techniques que je n'aborderai pas ici. Les photographies des couvertures d'albums datent des débuts de la photographie, entre la fin de l'ère Meiji (1868 - 1912) et elle de l'ère Taisho (1912 - 1926). Elles sont anonymes, présentées dans la galerie comme des photographies trouvées, d'une beauté profonde et intemporelle.

Tomoyoshi Date

Tomoyoshi Date

Images sonores du monde flottant

432Hz As it is - As you are

Les quatre titres de l'album déclinent les quatre éléments : hikari / netsu / mizu / tsuchi (Lumière / Chaleur / Eau / Terre). On est à l'intérieur du piano, avec le frottement des cordes, le bruit des marteaux. Dans la forge des sons, au cœur des résonances, des lueurs électroniques, des frôlements percussifs se mélangent au piano, engendrant des diaprures, des découpes mouvantes de lumière sur "hikari". Le piano, touché presque comme un koto, soulève sur "netsu" un cortège de brumes fines, de mini cloches, de bulles cristallines, qui donnent à la composition une dimension pastorale, comme si l'on entendait un troupeau carillonnant sur les chemins d'un chaud crépuscule. Musique d'une grâce enchanteresse, nimbée d'une paix profonde... "mizu" reste en apesanteur, égrenant ses notes délicatement, les baignant ensuite dans des écoulements liquides discrets : ce serait un bain dans une fontaine écartée, juste éclairée par les rayons obliques du soleil à travers les feuillages. Le piano se fait plus grave sur "tsuchi", entouré de rubans électroniques piquetés. Ses lentes boucles sont prolongées par un gazouillis d'oiseaux derrière des drapés mélodieux évanescents : calme splendeur insaisissable...

Requiem

Dédié à la mémoire d'un ami proche trop tôt disparu, l'album s'ouvre sur "ritsu" (Loi ?), piano funèbre aux bourdons épais déchiqueté et illuminé brièvement de gestes quasi jazzy, nerveux, puis se trace une convergence, une entente entre la mort et la vie, l'espace d'une méditation. Divers objets tintinnabulent au long de "oku" (Mémoire), tandis que le piano chante dans les hauteurs et qu'une levée électronique bourdonne et ronronne. C'est une douce élégie, une évocation réconciliée où l'on entend les frémissements persistants de la vie. Les titres suivants sont d'une beauté délicate et raffinée : piano rêveur et attentif, arrière-plans chatoyants (chants d'oiseaux, bruissements, textures filées...). Rien de dramatique ou grandiose dans ce Requiem, suite de promenades extasiées, d'aquarelles légères, vaporeuses posées au bord d'après-midi sans fin : "shou" / "ka" / "jaku" (Voix / Fleur / Silence)...

Tata

   Les horloges anciennes carillonnent et marquent le temps sur le premier titre "toki to kishimi" (Le temps et les conflits). C'est la vie au ras des grincements,  des menus bruits d'objets déplacés que le piano célèbre à petits pas respectueux. La vie des choses..."wa to shirabe" (Harmonie et harmonie) juxtapose deux formes d'harmonie, celle produite par le piano, et celle produite par les objets, les deux harmonisées par une électronique discrète et les faisceaux de résonances. C'est peut-être comme un art poétique pour Tomoyoshi Date, la réconciliation de la musique et des bruits, oh pas les gros bruits, les signaux envoyés par de menus objets, les traces sonores d'une vie minuscule de l'inanimé. Le titre suivant, "kami to hikari" (titre 3, Papier et Lumière), va dans le même sens. Les notes de piano s'enflamment doucement sur un tapis crachotant de frottements, de friselis de papiers froissés (?). Un chuintement électronique velouté ouvre "tsuki to kane" (Lune et Cloche), pièce nimbée d'une paix extraordinaire que troublent à peine des coups mystérieux. Des cloches sonnent dans la clarté d'une lune qu'on imagine pleine, à susciter des formes  irréelles : et puis n'entend-on pas le souffle d'esprits, parfois ?

   "satura to kawa" (Fleurs de cerisier et Rivière) confond presque le piano et une sorte de percussion (électronique probablement) très douce, feutrée. La pièce est une suite d'éclosions sonores d'une exquise délicatesse, tapissée d'une trame fine de glissements, scintillements et gazouillis. " futa to hito" (Couvercle et Ficelle) est  d'abord plus méditatif, dépouillé, le piano seul face à des bruits d'objets, des froissements, puis la composition hésite, au bord de souvenirs de jazz décantés, esquisse une danse étrange avant de s'enfoncer dans une brume ambiante diaphane et des bruits en quelque sorte autonomes, livrés à eux-mêmes. Le disque se termine avec "ko to enishi" (Solitude et Relations) : grésillements d'une bande d'ondes courtes (?), piano en courtes phrases agglutinées et montée de traînées lumineuses. De toute cette musique se dégage un halo légèrement hypnotique produit par le clapotis des entrelacs sans cesse variés : rien ici ne dure, que le mouvement qui brouille les lignes, dissout les formes à peine surgies...triomphe de l'impermancnce.

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Une trilogie qui fait du piano, minimal et chatoyant,  un instrument japonais à part entière pour une musique ambiante raffinée, intemporelle.

 

Parus chez Tsuyukusa Records (Japon) / 3 albums (numérique ou cassette) :

- 432 Hz - As it is, As you are - : 4 plages / 27 minutes environ

- Requiem : 6 plages / 45 minutes environ

- Tata : 7 plages / 49 minutes environ

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Publié le 27 Novembre 2024

Samuel Reinhard - Movement

[À propos du disque et du compositeur]

   Samuel Reinhard devient l'un des compositeurs majeurs de notre temps. Après For piano and shō chez elsewhere music (voir mon article avec une petite présentation du musicien), Movement présente quatre collages électroacoustiques, c'est-à-dire des enregistrements instrumentaux arrangés selon un système  prédéterminé faisant revenir plusieurs fois des fragments de sons dans des intervalles superposés de différentes tailles. Chaque instrument est d'abord enregistré par son instrumentiste avant d'être retravaillé par le compositeur. Le piano de Samuel Reinhard est rejoint selon les moments par le violoncelle de Leila Bordreuil, la flûte basse de John Also Bennett, le saxophone baryton de Michal Biel, la contrebasse de Vincent Yuen Ruiz et la harpe à pédales de Shelley Burgon en 1 et en 4.

Samuel Reinhard

Samuel Reinhard

[L'impression des oreilles]

   Quatre poèmes de la durée mouvante...

   Que le lecteur ne s'effraie pas des précisions techniques apportées ci-dessus. Au bout du processus, les quatre pièces de vingt minutes chacune composant Movement donnent à entendre une musique de chambre ambiante mélodieuse d'une immense douceur, empreinte d'un néo-classicisme minimal, minimaliste aussi. "N°1" est une toile de piano aux notes tenues, répétées, superposées, brodée par les interventions des autres instruments. La matière musicale flotte dans une brume légère, déploie tranquillement ses résonances. C'est comme un éternel retour de petites cellules, de motifs, parfois empilés et décalés, avec des moments plus intenses, plus texturés, mais toujours aérés : un mouvement dans sa lente mouvance délicatement hypnotique.

   "N°2", sur le même principe, tisse un contrepoint plus serré, joue sur les proximités sonores, brouillant les frontières de la perception. Les résonances bourdonnent davantage, enveloppant l'ensemble d'un halo dense. Des notes et de leurs harmoniques éclosent, s'épanouissent comme des bulles au fil du flux ramassé ou plus distendu, toujours d'un calme merveilleux.

   Les deux parties suivantes sont mes préférées. Là, Samuel Reinhard opère une sublimation de la durée. Le piano-roi se démultiplie, se vaporise, et installe les autres instruments sur ses traînes harmoniques. D'une lenteur majestueuse, "N°3" semble un cortège de cloches ouatées sonnant dans une nef à demi détruite envahie par une brume épaisse de poussières magnétiques, violoncelle et saxophone en longs glissendos à ras de frottement et de souffle. Cette musique n'a plus de nom, c'est la Musique, la Suspension des choses, c'est une marche extatique à l'Effacement...

Et la "N°4" !! Le piano se diaphanise dans une pluie éparse de micro-picotements, le violoncelle et la contrebasse frottent l'âme du néant, le saxophone vacille et crachote au bord de l'effritement...et le tout monte comme la fumée vibrante d'un rituel immémorial, fumée dans laquelle sont enchâssés de menus signes de vie, des traces...

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Quatre émanations quintessenciées de la Beauté du Monde flottant.

Paru en octobre 2024 chez Hallow Ground / Präsens Editionen (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 1 heure et vingt minutes environ

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Abbaye de San Galgano / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

Abbaye de San Galgano / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

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Publié le 21 Novembre 2024

Emilie Cecilia Lebel - Landscapes of Memory

[À propos du disque et de la compositrice]

    La compositrice canadienne Emilie Cecilia Lebel écrit de la musique de concert et crée des œuvres mixtes associant des technologies numériques. Sa carrière est jalonnée de nombreuses récompenses. Récemment elle a été déclarée compositrice classique de l'année 2024 par le Western Canadian Music Award. Son nouveau disque Landscapes of Memory est consacré à un diptyque de piano solo, chacune des deux pièces dépassant la demi-heure. Le piano est accompagné d'un fond bourdonnant produit en plaçant des excitateurs électromagnétiques (Ebows) à l'intérieur de l'instrument, où ils provoquent d'eux-mêmes la vibration des cordes sur lesquels ils sont placés. Les deux œuvres sont interprétées par leur commanditaire respectif, Wesley Shen pour "ghost geography" (2022, Géographie fantôme), et  la canadienne-brésilienne Luciane Cardassi pour "pale forms in uncommon light" (2023, Formes pâles dans une lumière inhabituelle)

La compositrice (en haut) et les deux pianistes
La compositrice (en haut) et les deux pianistesLa compositrice (en haut) et les deux pianistes

La compositrice (en haut) et les deux pianistes

[L'impression des oreilles]

dans les secrètes combes
de la mémoire

   "ghost geography" est dédié « à la rivière Saskatchewan Nord (à l'est des Montagnes Rocheuses, au Canada), ses nombreuses itérations, ses fantômes ». Ce serait une musique naturelle, simple comme l'eau qui coule, doucement. Une note répétée aux longues résonances, avec en arrière-plan le bourdon des Ebows. Puis une deuxième note lui répond en écho, et d'autres, dont une plus grave, une plus aiguë, se construit ainsi une mélodie mystérieuse. Les notes sont détachées, se rapprochent parfois pour des étagements, des incursions en profondeur. Sur le tapis bourdonnant, ce sont des fleurs qui éclosent, qui explosent aussi. Gerbes, éclats. Le bourdon s'irise, le piano insiste, brillant et coupant, joue des graves dramatiques, se perd dans les harmoniques, et renaît, interrogatif, buté, figé dans des répétitions obsédantes, pour mieux décrocher. Il est soudain ailleurs, dans des brouillards : il rêve au seuil de l'imperceptible, il caresse le silence. La pièce juxtapose ces moments d'un calme méditatif  et des réveils intenses, dans des jaillissements de forte lumière, dessinant cette géographie fantôme du titre. Le retour tout au long de motifs répétés ou égrenés crée une rémanence mémorielle qui structure l'ensemble et lui donne son discret charme envoûtant.

Avant que tout ne disparaisse...

   La seconde pièce, "pale forms in uncommon light", place le bourdon dans le registre médian du piano, si bien qu'il remplit les espaces entre chaque courte phrase de la pianiste - qu'il souligne aussi de sa lumière sourde. Tout le début est dominé par un motif insistant, répété obstinément, prolongé, auquel viennent se greffer d'autres gestes répétés. Ce labyrinthe de retours s'interrompt vers dix minutes sur le bourdon longuement prolongé. Commence alors une autre forme, moins répétitive, plus dérivante, contemplative, qu'un nouveau thème obsédant, au riche chromatisme, envahit au bout de quelques minutes avant de disparaître dans une traînée irréelle et une vigoureuse reprise. Mais rien ne résiste, la forme change, s'échappe vers le silence, non sans faire apparaître de belles esquisses mélodiques tandis que le bourdon disparaît fugitivement, pour revenir peu après, plus discret, laissant le piano plus nu, pour ainsi dire, et c'est une phase doucement extatique, avant la ponctuation du bourdon seul (vers 23 minutes), marquant l'entrée de la dernière forme, d'abord très structurée autour de deux notes répétées en miroir, puis qui part en éclaboussures presque facétieuses, revient à une structure voisine de l'antécédente, sur deux ou trois notes, aux éclaboussures encore et encore, le bourdon plus insistant, et c'est la coda, opposant grave profond et aigu dans un face à face tempéré par un court motif médian répété, accompagné d'un note à note recueilli aux délicats décalages.

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Deux pianistes magnifiques pour deux pièces admirables, jouées sur un grand piano Steinway aux sonorités d'une souveraine beauté. Les titres - de l'album et des deux compositions, annoncent la dimension poétique de cette musique aux portes de l'ineffable.

Nota : mon titre "dans les secrètes combes / de la mémoire" est pris au beau recueil Ιnstants de préface de Gilles Baudry (chez Rougerie, 2009, p.28). Le poète a d'ailleurs lui-même pris son titre chez Emily Dickinson :

« La plupart de nos instants

sont des instants de préface »

Paru le 18 octobre 2024 chez Redshift (Vancouver, Canada) / 2 plages / 1 heure et 4 minutes environ

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Publié le 16 Octobre 2024

Douwe Eisenga - For Mattia / The Complete Recordings

[À propos du disque et du compositeur]

Depuis la courte pièce dédiée à la mémoire de Julia Mattia Muilwjik (13 septembre 1989 - 1er octobre 2015), composée à la demande de Katja Bosch et Janpeter Muilwijik et jouée pour la première fois le 10 septembre 2017 (voir article) en la cathédrale d'Utrecht, le compositeur néerlandais Douwe Eisenga n'a cessé de tourner autour d'elle, sortant un premier album de neuf pièces sous le titre For Mattia au printemps 2019. Aujourd'hui, depuis septembre, les enregistrements complets, en deux cds, comptent vingt titres, y compris deux nouvelles versions et un remix. Pour les détails concernant Julia et sa famille, les circonstances de la composition, je renvoie au livret d'accompagnement du disque..

Le compositeur au piano

Le compositeur au piano

[L'impression des oreilles]

Le minimalisme envoûtant de l'émotion

   La musique de Douwe Eisenga dans cette ode à Mattia et ses extensions part d'une série continue de croches, qui renvoie aussi bien à la musique baroque, au rock, qu'au minimalisme, nous dit le compositeur. Seulement les motifs sont entrelacés d'une main à l'autre, accompagnés de structures en miroir, inlassablement variés, émaillés de boucles. L'émotion naît de la simplicité, de la pureté de la mélodie au piano. Elle naît aussi de son perpétuel retour. C'est une ritournelle qui vous emporte, elle s'enroule autour de vous pour ne plus vous quitter, telle une écharpe infinie d'harmoniques. Sa grâce lumineuse vous étreint. La douceur déchirante et bondissante de "Summit" (titre 2 / cd 1), qui pourrait y résister ? Mattia revit, elle est là, elle vous regarde en dansant : τα μάτια (ta matia), en grec, ce sont les yeux, ceux de la pochette. 

   En face, il y a un autre danseur, celui de "The Opposite", poli et courtois, qui s'incline souvent devant elle. De titre en titre, une histoire surgit, d'un autre âge, intemporelle, que j'invente à mesure. C'est ce "Gentleman"(titre 4) qui virevolte pour la séduire : quel beau titre vif, étincelant, soudain grave comme une déclaration entre deux entrechats, deux glissements sur le parquet luisant de la grande salle. Puis il y a "Julia", (titre 5), le second prénom de Mattia, comme une jumelle peut-être, timide et retenue, elle fait de belles figures avec son ample robe, elle relève la tête et dans ses yeux resplendit un charme indéfinissable. Le temps ne passe plus, il sonne l'éternité, c'est "Pendulum Waves" (titre 6), le motif de Mattia oscille sans fin, plus dramatique, hypnotique : il n'est plus question d'en sortir....Voici le tonnelier, "The Cooper", mais vous êtes déjà ivre, que le vin scelle le mariage, car c'est une cérémonie, n'est-ce pas ? Nous sommes dans un film de Peter Greenaway, dans un jardin aux sentiers qui ne bifurquent pas, mais vous ramènent inlassablement au centre du miroir. Puis une autre force vous emporte, "Carried Away" (titre 8) balaie tout, piano plus orchestral, tournoyant jusqu'au vertige en ellipses splendides et fastueuses... pour vous mener au bord de la mort. "On the edge" a des accents à la Arvo Pärt dans son dépouillement, sa gravité bouleversante, distillant des gouttes de lumière d'un autre monde.

   Le second disque apporte de nouvelles pièces tout aussi réussies. "Corn", "Beguine" et les titres suivants sont des variations émouvantes du titre matriciel "For Mattia". L'ode à Mattia s'élargit à la célébration de toutes les disparues en prenant ses racines dans un important recueil de 996 brèves mélodies populaires du XVIIIe siècle, The Old and New Dutch Farmer Songs and Contra Dances, dans lequel Douwe Eisenga puise son inspiration depuis une dizaine d'années et auquel il a pris certains titres comme les deux premiers mentionnés plus hauts, mais aussi "Gentleman" ou "The Cooper". Le titre 10, un remix de "Julia" par Pim van de Werken, inclut des sons électroniques nimbant la pièce d'une aura irréelle.

   Au total, après Piano Files I & II (2011 / 2016), ou Simon Songs (2015), "For Mattia" forme un nouveau cycle majeur pour piano, qui s'inscrit dans le parcours de ce compositeur resté fidèle à un minimalisme enrichi d'influences populaires baroques.

 

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Un double album bouleversant, la danse sans fin de la Vie au bord de la Mort.

Paru en septembre 2024, digipack double CD + livret de 16 pages, disponible sur le site du compositeur / 20 plages / 1 heure et 27 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Le piano sans peur, #Minimalisme et alentours

Publié le 22 Août 2024

Patrick Giguère - Intimes Exubérances (Cheryl Duvall, piano)

Brève(relativement...)estivale 9... pour un disque de pur piano solo. Une succession ininterrompue de dix-neuf mouvements découpés en quatre plages d'une durée comprise entre dix et dix-huit minutes.

   Le piano est l'instrument principal du compositeur montréalais Patrick Giguère. Intimes exubérances  est sa première œuvre d'envergure pour piano, écrite après avoir évité l'instrument pendant presque quinze ans, confie-t-il. Comme il laisse une place importante à l'improvisation et à la collaboration dans son processus créatif, la pianiste de Toronto Cheryl Duvall, y a imprimé sa marque. Rappelons que celle-ci est également la co-fondatrice de l'ensemble de musique de chambre Thin Edge New Music Collective, présent sur le disque Dark Flower de la compositrice canadienne Linda Catlin Smith sorti en novembre 2023 chez la même maison de disque.

Le compositeur Patrick Giguère par Marianne Larochelle

Le compositeur Patrick Giguère par Marianne Larochelle

La pianiste Cheryl Duvall par Marianne Larochelle

La pianiste Cheryl Duvall par Marianne Larochelle

   Le titre Intimes exubérances semble un oxymore, rapprochement de deux termes en apparence contradictoires. L'écoute de l'œuvre invite à comprendre cet attelage comme une fusion, la combinaison infiniment variée de deux mouvements, l'un vers l'intériorité, l'autre vers l'extériorité, le premier dominant le second. « exubérance » ne connote ici jamais l'excès, mais une vitalité, une vigueur de style, une richesse de formes (voir le mot sur le site du Centre National de Ressource Textuelles et Lexicales), commandé et régulé par l'intime. Les beaux sous-titres des quatre parties vont dans ce sens : primat de l'émotion, de l'expression du plus profond de la vie psychique.

   " À la frontière de l'intangible" commence dans une douceur ouatée de résonances par la pédale de soutien. Sur un tapis calme éclosent de vives fleurs, se lèvent de fraîches émanations. Admirable début méditatif, délicatement extatique. On oublie tout, on se laisse porter. Lorsque l'exubérance soulève plus fortement le flux, elle ne le détruit pas, elle en est le fruit intérieur porté au jour, sa puissance vitale explosant en matière orchestrale, en couleurs débordantes, se chevauchant, se bousculant dans une joie intense. Puis tout se cabre, se calme peu à peu, comme si on domptait un cheval rétif. Retour au mystère sous-jacent, que les derniers soubresauts ne mettent que mieux en valeur...

     Il faut "Tisser le présent" par l'élan d'une voix dans la lumière première. Patiemment, obstinément, c'est l'exubérance vitale, bientôt une exultation qu'on sent venir de très loin, du fond d'une confiance que rien ne saurait ébranler. La pièce prend une allure répétitive, en longues boucles de grappes de notes escaladant le ciel, et quand elle s'apaise, elle creuse à nouveau le mystère, quasi carillonnante, avant de s'enfler à nouveau, dans une rage toujours au bord de l'illumination, au bord d'une indicible douceur. La musique avance ainsi dans ce tumulte de courants opposés, c'est sa grande beauté, sauvage, martelante, et timide, titubante, en lambeaux sur le fil du silence.

   Triomphe du "Corps, hors du temps" : musique puissante, jaillissante, en reliefs marqués, du jazz resserré, s'étourdissant de ses cabrioles. Sans doute le passage où la dimension improvisée s'entend le mieux. "hors du temps" parce que l'ivresse du jeu prime, que le piano étincelle, et que cela seul compte, avant le retour de la mesure en fin de partie.

   "Lueurs en voix" associe d'abord une voix grave, lente, et une voix aiguë, en trilles liquides, avant qu'une voix médiane n'impulse la pièce. Les voix alors s'enlacent étroitement avant de se séparer à nouveau. Un léger balancement anime l'ensemble, cette fois voix grave, recueillie, et voix médiane fougueuse.

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Un grand disque de piano, intense, coloré, expressif et profond. La liturgie de la Vie, grave et bouillonnante.

Paru en avril 2024 chez Redshift (Vancouver, Colombie-Britannique / Canada) / 4 plages / 57 minutes environ

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Publié le 12 Août 2024

Delphine Dora - Le Grand Passage

Brève estivale 6... pour une musique d'une liberté folle, d'une innocence rafraîchissante !

   Delphine Dora est une compositrice, interprète, improvisatrice, productrice que je suis (irrégulièrement, hélas) depuis au moins 2012, lorsque sortit son album de piano solo A Stream of Consciousness. Un flux de conscience, plus qu'un titre, c'est un programme, une esthétique. Pour ce disque, elle a cédé à un tourbillon d'inspiration. Alors qu'elle terminait une résidence de piano préparé de trois jours, elle a succombé au charme de son piano débarrassé des objets nécessaires à sa « préparation ». En une seule prise, elle a enregistré les huit titres, pour piano et voix. S'abandonnant à la magie de son instrument, elle s'est livrée à lui. Quelques notes seulement rappellent le piano préparé, faisant penser parfois à un portique de cloches.

« La joie est la plénitude du sentiment du réel. »

Fidèle à une ligne ancienne, elle joue de manière intuitive. Piano romantique, si l'on veut, loin de tout propos savant. Du piano qui coule, qui chante, ce qui entraîne par contrecoup sa voix. Elle vocalise à gorge déployée, sans paroles. Elle retrouve naturellement le chemin sublime d'un chant mystique. Il n'est donc pas surprenant qu'elle ait choisi pour titre Le Grand Passage, référence à un livre d'analyses consacré à la philosophe Simone Weil (1909 - 1943). Il y a dans ces huit chants une jubilation communicative, une simplicité désarmante. C'est un disque de célébration, rayonnant, le disque d'une musicienne nostalgique d'une fusion absolue avec l'essence du monde. À l'écouter, on pensera aussi bien à Wim Mertens qu'à Erik Satie ou Dominique Lawalrée : à des musiciens farouchement indépendants, soucieux de ne pas trahir la source vive d'une inspiration qui ne se laisse enfermer dans aucun dogme, aucun discours.

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   Musique à corps perdu dans l'illumination du moment, Le Grand Passage est une suite magnifique d'envolées mélodiques, d'élan vers l'Harmonie Universelle. Baignez-vous dans la Musique de l'Évidence !

Titre en rouge extrait des Œuvres  de Simone Weil (Quarto / Gallimard, p.841)

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Paru en mars 2024 chez Modern Love (Manchester, Royaume-Uni) / 8 plages / 27 minutes

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Titre en rouge extrait des Œuvres  de Simone Weill (Quarto / Gallimard, p.841)

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Publié le 13 Juillet 2024

Michael Mizrahi - Dreamspace

[À propos du disque et du compositeur]

   Troisième album solo du pianiste américain Michael Mizrahi, dont j'avais célébré le second, The Bright Motion, paru en 2015 chez New Amsterdam Records, Dreamspace  rassemble huit compositions, certaines en trois, quatre ou cinq parties, de huit compositeurs contemporains (seul le dernier est décédé, en 2020). Pas de prétentieuses et moralisatrice notes d'intention. Un site internet limpide. Simplement quelques notes sur le processus particulier d'enregistrement mis au point par le producteur (qui est aussi compositeur) Mark Dancigers en collaboration avec l'ingénieur du son pour capturer le son du piano d'une manière unique. D'une part, ils ont essayé, grâce à une configuration de microphones, de donner une perspective globale sur le piano, et dans le même temps, ils souhaitent que l'auditeur puisse expérimenter simultanément des sons depuis plusieurs positions, d'où une double perspective réaliste et multiple. Très belle prise de son, en tout cas.

Le pianiste Michael Mizrahi

Le pianiste Michael Mizrahi

Les compositeurs Andrea Mazzariello (à gauche) et David Werfelmann (à droite)Les compositeurs Andrea Mazzariello (à gauche) et David Werfelmann (à droite)

Les compositeurs Andrea Mazzariello (à gauche) et David Werfelmann (à droite)

[L'impression des oreilles]

   "Fall Down Five Times Get Up Six (Tombe cinq fois Relève-toi six, titre 1) de Andrea Mazzariello a des allures ravéliennes, pièce fluide et toute en fines éclaboussures, qui s'enfonce dans les graves, renaît chaque fois plus pensive, mais fièrement cabrée.

   Je ne sais pas si la Suite à l'antique (2016) de David Werfelmann est un hommage à Leopoldo Miguez (compositeur brésilien, 1850 - 1902) qui écrivit également une Suite à l'antique ou à Ignacy Paderewski (compositeur polonais, 1860 - 1941) pour son  Menuet à l'antique ou encore à Maurice Ravel pour son Menuet antique. Peu importe, elle aussi est dans la mouvance des compositeurs français du début du XXe siècle : "Prélude" d'un beau lyrisme en gouttelettes pressées, avec un magnifique contrepoint grave de la main gauche ; "Pavane" intériorisée, faillée, puis décidée, puissante, enfin rêveuse ; "Two Minuets" primesautiers, s'échappant vers des lointains, descendant des escaliers, s'éparpillant soudain en facettes rêvées avant de revenir au thème initial ; "Sarabande" grave, plus debussyste peut-être, beethovenienne sur cinq notes avant d'égrener des à-plats méditatifs ; "Passepied" enfin, agile et vive rivière un peu folle. Une suite très réussie !

Le compositeur (et producteur du disque) Mark Dancigers

Le compositeur (et producteur du disque) Mark Dancigers

   Déjà présent sur The Bright Motion, Mark Dancigers, producteur de l'album et ami du pianiste, signe For Nightfall (Tombée de la nuit, 2019), l'une des pièces magistrales de cet album. Belle promenade mélancolique dans les graves et les médiums, qui passe à l'octave supérieur pour une marche extasiée sur des aigus brillants sous-tendus par un tapis onduleux, une brume harmonique. Retenez ce nom, Mark Dancigers est un grand compositeur.

Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)
Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)

Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu et Chiayu Hsu (en bas)

    La suite du disque est tout aussi remarquable. The Undreaming ( Le(s) Sans-rêves, 2019), pièce en trois parties de Joanne Metclaff, est un chef d'œuvre, une rêverie féérique plutôt qu'un rêve, avec un épisode central aux accents debussystes, Celestial Clockwork. Par contraste, The Red Devil Dreams of Numbers ( Le Diable rouge rêve de chiffres, 2020) de Evan Williams commence par une bousculade effrénée, mais continue comme du Philip Glass, en boucles et notes répétées doucement lyriques, se change en méditation élégiaque avant une ultime cavalcade capricieuse.

   Threaded Spaces ( Espaces filetés ?, 2019) de Yiheng Yvonne Wu marche sur un fil comme un funambule tantôt étonné de ne pas tomber, tantôt à demi-ivre, fier de sa prouesse, et qui avance résolument jusqu'à s'oublier dans la contemplation du poudroiement des choses d'en-bas. Encore une pièce merveilleuse !

   Games (Jeux, 2017) de Chiayu Hsu se décline en quatre parties de durée croissante (de 1'17 à 4'). Virtuose, c'est le cycle le plus mouvementé, étincelant et cinglant, mais aussi rêveur, frémissant, il change à vue comme Protée.

   La belle étude d'Alan Shockley (1970 - 2020), study (nightsong) (2016), termine le programme : une pièce surtout en notes espacées, dans les aigus comme sur des pointes, pour ne pas réveiller, avec quelques résonances graves fantomatiques et médiums en apesanteur...

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   Un pur bonheur ! Un choix parfait de compositions sensibles, fluides et impondérables, interprété avec précision et finesse par un pianiste fascinant.

Paru en juin 2024 chez Sono Luminus (Boyce, Virginie) / 17 plages / 1 heure et 2 minutes environ

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Publié le 4 Juillet 2024

Rodney Sharman - Known and Unknown (Rachel Kiyo Iwaasa, piano)

[À propos du disque et du compositeur]

    Compositeur et flûtiste canadien vivant à Vancouver (Colombie-Britannique), Rodney Sharman (né en 1958) est considéré par l'un de ses maîtres, Louis Andriessen, comme le compositeur canadien le plus doué de sa génération. Il a travaillé notamment avec le Hilliard Ensemble, le Quatuor Bozzini. Il écrit de la musique de concert, compose pour le cabaret, l'opéra et la danse. Il a collaboré avec le réalisateur Atom Egoyan pour son opéra de chambre Elsewhereless.

   Known and UnKnown est une sorte d'auto-portrait musical, préparé soigneusement depuis 2016, puisqu'il rassemble des œuvres écrites entre 1978 et 2021. C'est la pianiste Rachel Kiyo Iwaasa, alliée précieuse du compositeur depuis leur rencontre en 2000, qui interprète les dix-huit pièces de l'album. Sa virtuosité et sa sensibilité en font l'interprète idéale de la musique de Rodney Sharman.

La pianiste Rachel Kyo Iwaasa

La pianiste Rachel Kyo Iwaasa

   Les neuf premières pièces sont les trois livres de ses transcriptions d'opéra, transcriptions très libres, qui me rappellent les belles transcriptions d'Yvar Mikhashoff (voir mon Hommage à Yvar Mikhashoff). Qui retrouverait le Tristan und Isolde  de Richard Wagner derrière la deuxième pièce, délicate broderie méditative ajourée de silences ? Rodney Sharman montre dans ces fantaisies toute l'étendue de sa science mélodique, de son sens dramatique aussi, s'amuse à ajouter parfois du texte parlé ou chanté. C'est un régal d'un bout à l'autre !

   Son "Narcissus" (titre 10) est sévère, dramatique : le piano, percussif et tranchant, découpe de la glace, peut-être celle du miroir où il se contemple sans complaisance. Par contraste, le petit "Lento" de 1978, la plus ancienne pièce de l'album, est d'une brumeuse et touchante fragilité. La "Canonic Toccata" (titre 12), d'abord presque timide, explose en gerbes vigoureuses. "The Anglo Tango" pourrait être ajouté à la collection de tangos d'Yvar Mikhshoff (voir plus haut) : tango quasi orchestral, chatoyant et délicieusement chaloupé.

"The Garden" (titre 14), la plus longue composition (10'34), est une curieuse pièce parlée et chantée, humoristique et intimiste, qui prend l'allure parfois d'une petite pièce de théâtre ou de cabaret, avec de beaux passages rêveurs et sensuels. "Little Venice" est une autre miniature, fraîche et élégiaque : un petit bijou ! Vient ensuite un des sommets de l'album, "Watchful", pièce envoûtante et mystérieuse, construite sur des boucles inlassables, entrelacées.

   L'intérêt ne faiblit pas avec l'émouvant "Notes on Beautiful" (titre 17), tout en belles ombres, en profondeurs énigmatiques. Le dernier titre, éponyme, a été commandé par la pianiste à la mémoire de sa mère récemment disparue. Il est basé sur l'aria Ich habe genug, la cantate de Bach favorite de la disparue. C'est une méditation dépouillée, une avancée incertaine, comme titubante, entravée, mais décidée : l'aria de Bach, sauf un peu avant le milieu, est  doucement disloquée, redistribuée sur des plans séparés ou étirée jusqu'au silence final.

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Un disque magnifique de piano contemporain, remarquablement interprété !

Paru en mars 2024 chez Redshift (Vancouver, Colombie-Britannique / Canada) / 18 plages / 1 heure et 13 minutes environ.

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