Publié le 26 Janvier 2025
[À propos des disques et du compositeur]
Né en 1977 et élevé jusqu'à l'âge de trois ans à Sāo Paulo, Tomoyoshi Date réside dorénavant à Tokyo. Physicien, médecin, il compose de la musique électronique depuis 1998. Je croyais en parler pour la première fois, mais non, puisqu'il est l'un des deux membres du duo ILLUHA, dont trois des quatre albums ont retenu mon attention : Interstices (2013), Akari (2014) et Tobira (2023), tous sortis sur le label de Taylor Deupree, 12K.
Pour ses trois derniers albums créés entre 2021 et 2024, rassemblés sous le titre Piano Trilogy, il mêle motifs de piano allongés et répétitifs, éléments microsoniques et sons électroniques organiques. Le piano utilisé pour 432Hz As it is - As you are est un vieux DIAPASON que lui a donné sa tante, la première à avoir noté la musique pour shamisen [luth traditionnel japonais ] sur une portée de cinq lignes. Le titre s'explique par l'accordage du piano à un fréquence de 432 hertz, fréquence que Tomoyoshi Date semble affectionner dans ses œuvres récentes. L'instrumentarium de Tata [nom d'une galerie d'art à Koenji, Japon ] est pour le moins surprenant, fourni par les sons provenant d'horloges anciennes, des sols de la galerie, d'objets anciens et de papier.
Le thème dominant serait celui des objets et du passage du temps, pour des raisons en partie très techniques que je n'aborderai pas ici. Les photographies des couvertures d'albums datent des débuts de la photographie, entre la fin de l'ère Meiji (1868 - 1912) et elle de l'ère Taisho (1912 - 1926). Elles sont anonymes, présentées dans la galerie comme des photographies trouvées, d'une beauté profonde et intemporelle.
432Hz As it is - As you are
Les quatre titres de l'album déclinent les quatre éléments : hikari / netsu / mizu / tsuchi (Lumière / Chaleur / Eau / Terre). On est à l'intérieur du piano, avec le frottement des cordes, le bruit des marteaux. Dans la forge des sons, au cœur des résonances, des lueurs électroniques, des frôlements percussifs se mélangent au piano, engendrant des diaprures, des découpes mouvantes de lumière sur "hikari". Le piano, touché presque comme un koto, soulève sur "netsu" un cortège de brumes fines, de mini cloches, de bulles cristallines, qui donnent à la composition une dimension pastorale, comme si l'on entendait un troupeau carillonnant sur les chemins d'un chaud crépuscule. Musique d'une grâce enchanteresse, nimbée d'une paix profonde... "mizu" reste en apesanteur, égrenant ses notes délicatement, les baignant ensuite dans des écoulements liquides discrets : ce serait un bain dans une fontaine écartée, juste éclairée par les rayons obliques du soleil à travers les feuillages. Le piano se fait plus grave sur "tsuchi", entouré de rubans électroniques piquetés. Ses lentes boucles sont prolongées par un gazouillis d'oiseaux derrière des drapés mélodieux évanescents : calme splendeur insaisissable...
Requiem
Dédié à la mémoire d'un ami proche trop tôt disparu, l'album s'ouvre sur "ritsu" (Loi ?), piano funèbre aux bourdons épais déchiqueté et illuminé brièvement de gestes quasi jazzy, nerveux, puis se trace une convergence, une entente entre la mort et la vie, l'espace d'une méditation. Divers objets tintinnabulent au long de "oku" (Mémoire), tandis que le piano chante dans les hauteurs et qu'une levée électronique bourdonne et ronronne. C'est une douce élégie, une évocation réconciliée où l'on entend les frémissements persistants de la vie. Les titres suivants sont d'une beauté délicate et raffinée : piano rêveur et attentif, arrière-plans chatoyants (chants d'oiseaux, bruissements, textures filées...). Rien de dramatique ou grandiose dans ce Requiem, suite de promenades extasiées, d'aquarelles légères, vaporeuses posées au bord d'après-midi sans fin : "shou" / "ka" / "jaku" (Voix / Fleur / Silence)...
Tata
Les horloges anciennes carillonnent et marquent le temps sur le premier titre "toki to kishimi" (Le temps et les conflits). C'est la vie au ras des grincements, des menus bruits d'objets déplacés que le piano célèbre à petits pas respectueux. La vie des choses..."wa to shirabe" (Harmonie et harmonie) juxtapose deux formes d'harmonie, celle produite par le piano, et celle produite par les objets, les deux harmonisées par une électronique discrète et les faisceaux de résonances. C'est peut-être comme un art poétique pour Tomoyoshi Date, la réconciliation de la musique et des bruits, oh pas les gros bruits, les signaux envoyés par de menus objets, les traces sonores d'une vie minuscule de l'inanimé. Le titre suivant, "kami to hikari" (titre 3, Papier et Lumière), va dans le même sens. Les notes de piano s'enflamment doucement sur un tapis crachotant de frottements, de friselis de papiers froissés (?). Un chuintement électronique velouté ouvre "tsuki to kane" (Lune et Cloche), pièce nimbée d'une paix extraordinaire que troublent à peine des coups mystérieux. Des cloches sonnent dans la clarté d'une lune qu'on imagine pleine, à susciter des formes irréelles : et puis n'entend-on pas le souffle d'esprits, parfois ?
"satura to kawa" (Fleurs de cerisier et Rivière) confond presque le piano et une sorte de percussion (électronique probablement) très douce, feutrée. La pièce est une suite d'éclosions sonores d'une exquise délicatesse, tapissée d'une trame fine de glissements, scintillements et gazouillis. " futa to hito" (Couvercle et Ficelle) est d'abord plus méditatif, dépouillé, le piano seul face à des bruits d'objets, des froissements, puis la composition hésite, au bord de souvenirs de jazz décantés, esquisse une danse étrange avant de s'enfoncer dans une brume ambiante diaphane et des bruits en quelque sorte autonomes, livrés à eux-mêmes. Le disque se termine avec "ko to enishi" (Solitude et Relations) : grésillements d'une bande d'ondes courtes (?), piano en courtes phrases agglutinées et montée de traînées lumineuses. De toute cette musique se dégage un halo légèrement hypnotique produit par le clapotis des entrelacs sans cesse variés : rien ici ne dure, que le mouvement qui brouille les lignes, dissout les formes à peine surgies...triomphe de l'impermancnce.
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Une trilogie qui fait du piano, minimal et chatoyant, un instrument japonais à part entière pour une musique ambiante raffinée, intemporelle.
Parus chez Tsuyukusa Records (Japon) / 3 albums (numérique ou cassette) :
- 432 Hz - As it is, As you are - : 4 plages / 27 minutes environ
- Requiem : 6 plages / 45 minutes environ
- Tata : 7 plages / 49 minutes environ
Pour aller plus loin
- albums en écoute et en vente sur Bandcamp :