pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 3 Mai 2024

SPECIO - (sans titre)
Un duo à réveiller les vivants-morts !

   Specio est le duo formé par Sasha Andrès (textes, chant, percussions, bruits) et Nicolas Laureau (guitares, claviers, piano, batterie). Tous les deux ont un passé rock et alentours, sont actifs sur la scène indépendante à travers différents projets, comme le duo Covers in Inferno (au nom qui n’est pas sans rapport avec l’album sans titre de Specio) formé par Nicolas et François Breut.

 

SPECIO © Morgan Legal

SPECIO © Morgan Legal

   Elle est retrouvée...Quoi ? La langue française !

    Leur projet répond à l’un de mes vœux les plus chers : entendre des poèmes ou textes français chantés en français. Ce qui devrait sembler aller de soi ne va hélas plus de soi, tant nombre de chanteurs et musiciens français ont déserté la langue française, comme honteux de leur si belle langue, pour un anglais médiocre, mal prononcé, très souvent pitoyable, sous le prétexte ridicule et fallacieux de toucher un plus vaste public. À l’heure où l’on ne cesse de célébrer la biodiversité, je milite pour la diversité des langues, menacée par des langues internationales, mondialisées (l’anglais surtout), qui n’ont plus ni âme, ni histoire, des langues dévitalisées parce que, privées de leur fonction poétique comme dirait Roman Jakobson, elle sont réduites à leur fonction communicante, utilitaire. Sasha Andrès chante aussi en anglais sur le disque, c’est vrai, mais un anglais réduit à sa dimension musicale : les paroles ne comptent plus, sont d’ailleurs souvent inaudibles en tant que telles, l’anglais n’est plus qu’un instrument parmi d’autres. Et puis cela vient après le bonheur…

 

Protéger ? Restreindre la liberté, comme d'habitude...

Le bonheur d’entendre un texte du poète Henri Michaux, « Agir, je viens » pour ouvrir le disque ? Hélas, ce bonheur nous ( ce "nous" inclut bien sûr les auditeurs du disque) a été refusé par les ayants droits. J'ai eu la chance de l'entendre avant leur refus. C'était un texte bien dit de la belle voix grave de Sasha, accompagnée à la guitare, aux claviers et à l’électronique par Nicolas. Un « chant te soulève, est animé de beaucoup de ruisseaux, ce chant est nourri par un Niagara calmé », une chanson d’amour comme on en entend trop peu, portée par une mélodie simple et prenante. Hélas, comme trop souvent dans l'histoire de la littérature, les ayants droits, au nom de l'image supposée du poète, de l'écrivain, du cinéaste, exercent de fait une censure dommageable, quand ils ne trahissent pas carrément la pensée du mort qu'ils disent protéger. C'était l'occasion de faire entendre à un large public un texte d'un poète majeur, connu surtout des amateurs. Occasion manquée, c'est pitoyable. Un texte beau et fort de Sasha Andrès sur la liberté d'adaptation et d'interprétation remplace celui du poète : « Que faire quand les vivants sont plus morts que les morts ?  (...) Cet empêchement sonne faux (...) » Passons à la suite !

 

Ayant quitté le chemin droit...

« Flux » nous précipite dans un univers plus souterrain. La musique se fait répétitive, claviers résonnants et insectes électroniques. Comme un chant de la matière-lumière pour « affûte(r) ton cœur, qu’il puisse survivre aux tempêtes, aux douleurs », une autre chanson d’amour revivifiant. « Light Codes », s’il est chanté en anglais, déconstruit la langue, les langues mêmes que l’on croit entendre, métamorphosées en la ligne vocale d’une langue inconnue, des proférations, entourées d’un brouillard musical qui va s’épaississant, guitares électriques comme poix brûlante. Pour la première fois, je songeais au rock allemand de la fin des années soixante, celui de Can par exemple. Pour la première fois aussi, je commençais à songer à Dante. Car ce disque est un chemin initiatique.

 

   je me trouvai dans une forêt obscure...

   On semble revenir au jour avec la ritournelle de piano de « Va jouer », mais rien ne ressemble plus à rien, la langue a régressé vers une enfance folle, langue originelle hurlante, sifflante, toute au plaisir de faire du bruit. C’est un minimalisme doucement frénétique, prélude à la dérive de « Birds Nest », langue lâchée en vocalises aériennes, guitares étincelantes et bourdonnantes.
    Retour à un texte compréhensible, en français, accompagnement ciselé au piano et à la guitare. Texte érotique magnifique, litanie à partir de l’impératif « Ouvre » décliné avec les différentes parties du corps. Voix suave, dédoublée, invitation à l’amour le plus charnel. C’est ça, la grande chanson française contemporaine, sensuelle et intelligente, du pur plaisir, loin, très loin des rengaines et bluettes. Un chef d’œuvre !

 

Lumière brûlée, délices...

« Vertical Janus » sonne comme du Harold Budd, piano ouaté et résonnant en grandioses cascades, voix de Sasha démultipliée glissante, les voix informes d’un rêve, une guitare éclatée dans les creux, et tout de plus en plus halluciné, absolument fantastique ! Après le Paradis gnostique d’ « Ouvrir », un Purgatoire vertigineux, en apesanteur, éclairé par les flammes de l’Enfer proche… « Teenage » fait alors figure de parenthèse, souvenirs transparents que lèche une guitare lourde, soudain flambante, grondante, coupante. Inutile de préciser que j’eusse aimé des paroles en français, compréhensibles, mais cet anglais comme mourant, du bout des lèvres, n’est pas pour me déplaire.

  Si « Râga » est présenté comme un bonus, pour moi c’est l’aboutissement, le couronnement de cet album. Une descente aux Enfers. Pour la première fois une voix masculine, celle de Nicolas peut-être, en ouverture dhrupadisante (je risque le néologisme), à laquelle répond celle de Sasha sur fond de bourdons, de guitares enflammées. C’est un dialogue des Ombres au milieu des vapeurs méphitiques de plus en plus chargées. La musique est quelque part à la confluence des délires planants de Ash Ra Tempel, des plongées hallucinées de Sonic Youth ou des vaticinations du Velvet Underground. Un abandon total, une immense immersion dans la lumière brûlée.

    Un disque habité, d'une infernale splendeur.

Paraît le 10 mai 2024 chez Prohibited Records (Paris, France) / 9 plages / 47 minutes environ

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Publié le 1 Mars 2024

Sorry for Laughing - Sun Comes

    Projet de Gordon H. Whitlow depuis 1986, Sorry for Laughing, après avoir servi pour des enregistrements d'avant-garde du collectif Biota (auparavant Mnemonists) auquel il appartenait, est devenu une nouvelle entité qui, outre lui-même, comprend Edward Ka-Spel des Legendary Pink Dots, Martyn Bates de Eyeless in Gaza, le guitariste de Denver Janet Feder, et un autre membre des Dots, Patrick Q-Wright.

    Franchissez les portes... d'un univers
un peu magique !

   Sun Comes, le dernier album de ce nouvel ensemble, comprend quatre titres qui réjouiront tous les amateurs des groupes déjà cités. C'est une musique inventive, chaleureuse, entre pop progressive et avant-garde, avec aussi bien des sons expérimentaux et des ambiances bruitistes que des emprunts au folklore anglo-saxon. On y entend, mis à part les instruments habituels des groupes de rock, du violon, de l'accordéon, de la cornemuse... Edward Ka-Spel est toujours aussi impressionnant, majestueux, avec sa diction impeccable. Laissez-vous embarquer dans ces quatre dérives, la première de trente-et-une minutes. C'est une musique vivante, qui prend le temps de nous surprendre !

Sorry for Laughing - Sun Comes

    Paru en 2021 sur le même label viennois, See It Alone est aussi imprévisible, et s'il est parfois plus noir, plus expérimental, comme dans le très beau premier titre, "Seen by Candlelight", la suite est dominée par la prestation de l'enchanteur Edward Ka-Spel ("spell" avec deux "l", c'est en anglais notamment le charme, le sortilège...). "Seven Stormy Oceans", le titre 7, est un chef d'œuvre de musique celtisante, avec accordéon et violon, Edward solennel et frémissant transformant la pièce en conte sonore merveilleux. Les morceaux suivants poursuivent le rêve, l'impression d'une fête foraine aussi, sans doute à cause de l'orgue Hammond, très présent.

     Deux disques séduisants, habités par le Verbe et des mélodies charmantes. Sun Comes  est le plus (modérément) expérimental des deux.

Sun Comes : paru en décembre 2023 chez Klanggalerie (Vienne, Autriche) / 4 plages / 1 heure environ

See It Alone : paru fin mai 2021 chez Klanggalerie (Vienne, Autriche) / 12 plages / 49 minutes environ

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Publié le 16 Février 2024

Eva Sajanova & Dominik Suchy - Decision Paralysis
Dominik Suchy et Eva Sajanova

Dominik Suchy et Eva Sajanova

Polyphonies vocales et synthétiques

     Deux musiciens slovaques pour une alliance entre chant et synthétiseurs. Eva Sajanova chante dans sa langue et non dans un anglais international informe et consternant. On n'y comprend rien, mais que nous importe ! Bien des musiques médiévales sont à base de sons et non de mots. Accompagnée de Dominik Suchy aux synthétiseurs, elle nous enchante de sa voix souple, un peu rauque, entre murmures et envolées. Les synthétiseurs tremblent, l'entourent d'une aura trouble. Elle, sa voix se dédouble, se démultiplie en polyphonies texturées, incantatoires, comme dans le magnifique premier titre, "Karamel". La musique du duo est d'un lyrisme exacerbé, porteuse d'émotions fortes.

   Au pays d'Onirie, les voix sont folles, aériennes, caressantes. Les mélodies tournent comme dans les manèges, jusqu'à l'étourdissement ("NeTitulovana", titre 4). "Hmota bez dôkazov" (Affaire sans preuve", titre 5, le plus long de l'album avec plus de huit minutes), pourrait être la confession d'une sorcière.  Entourée de drones tournoyants, de volutes synthétiques colorées, la voix claque des dents (si j'ose dire !), se fait déchirante, déchirée, venue de l'intérieur, renversée. Elle va envoûter ses juges, comme dans le poème d'Apollinaire La Loreley, c'est sûr !

Mais qui sont ces sirènes ?

 

    L'un des titres les plus courts, "V Dolanova mysti" (le 6), laisse libre cours aux vocalises d'Eva, dans un jaillissement merveilleux, comme une fontaine de vie. Comment y résister ? On pense à Björk, à d'autres enchanteresses. Dominik Suchy la sert, la serre dans ses boucles hypnotiques, souvent saccadées, brillantes, facettes d'un écrin vif pour les vaticinations d'une voix...

Un bel album tumultueux au service d'une voix charmante (au sens fort du terme !).

La Louve et l'Agneau ? Eva et Dominik ?

La Louve et l'Agneau ? Eva et Dominik ?

Paru en décembre 2023 chez Weltschmerzen (Bratislava, Slovaquie) / 8 plages / 29 minutes environ

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Publié le 2 Février 2024

Sylvain Fesson (2) - Rendu à l'état naturel : je ne peux que peau être
Sylvain Fesson (2) - Rendu à l'état naturel : je ne peux que peau être
Quand d'un coup 
Quelque chose prend

 

    En avril 2020, j'ai consacré un premier article à Sylvain Fesson. Depuis 2015, il avait déjà sorti quelques titres sur plusieurs courts albums, entre trois et six titres, et réalisait des clips pour ses chansons. Se dessinait peu à peu un univers personnel dont Sonique-moi, en avril 2021, son premier album long, donne la mesure, rassemblant douze titres réalisés au long des années avec Arthur Devreux (composition et arrangements), lui-même chantant ses propres textes. De la pop si l'on veut, parfois rock, électrique, parfois plus dépouillée, toujours éclairée par sa belle voix légère, délicate, alors j'y reviens, en essayant de ne pas me répéter.

 

   Du lyrisme haletant et grandiose de "Sonique-moi", on passe naturellement au lyrisme plus intime, touchant, de "Le Cœur du monde" : « Qui donne au monde cette intime vibration / Cet élan qui abonde mon corps / Et que mon âme cherche tant ? » Naturellement, car voilà quelqu'un qui ose encore parler d'âme, qui fait chanter les mots seulement en les disant, les murmurant, les caressant. Les mises en musique lumineuses d'Arthur Devreux, entre flamboiements et soulignements attentifs et délicats, respectent les paroles, toujours nettement audibles, jamais recouvertes, ce qui permet à l'auditeur de suivre le cours d'une inspiration qui est comme la respiration même d'un être sur le fil, un funambule de la vie, « l'amour dans l'âme » :

 

« Il est fini le film

Qui durant deux heures

M'a tenu au chaud et offert son cœur

 

Je marche le soir

Seul, le vent dans le visage

Regarde le ciel, l'immeuble et l'arbre

 

Quand d'un coup

Quelque chose prend

Part, alors la nuit est grande

Belle et noire tout autour »

   [ Début de "La Chance de vivre" ]

 

     Pas étonnant que dans "La Vie m'allait bien", Sylvain Fesson se souvienne de la chanson de Tim Buckley, "Song to the Siren", et plus loin de l'album de Nick Cave The Boatman's Call : « Sous le coup d'une perte terrible », il chante lui aussi avec pudeur le vide d'un déchirement sentimental évoqué non sans humour. Deux guitares suffisent pour accompagner des moments de grâce que l'on n'a pas su saisir, retenir, « Toute cette magie en l'air / (...) / Et ressentir l'envergure / De tout l'inaccessible ». De chanson en chanson s'égrènent « Les secrets de (s)on âme » ("Aux étoiles"). Sur "Violaine", Sylvain Fesson s'abandonne à un véritable chant, diaphane. Un amour perdu le ramène à ses ressources intérieures :

« Rendu à l'état naturel

Du sourire de mes rêves

Je veux vivre de mes propres ailes

Faire un enfant de moi-même »

 

    Chez lui, l'amour appelle la poésie, « je sens qu'un poème veut ma tête », et c'est le bonheur « d'embrasser lyre et elle » ("La Forêt"), on « Cuisine avec les restes / Pendant que l'amour n'y est pas », une peau blanche et des cheveux noirs ne deviennent-ils pas un chocolat liégeois, dans la chanson ainsi titrée, à la chute si délicieuse :

« Mais parfois ça me démange

De tout mélanger pour voir. »

 

    Chez lui, l'amour n'est pas tragique, tout juste pathétique, c'est une affaire de personnes qui s'emmêlent, sans idéalisation de l'autre,

« Je ne veux pas d'amoureuse

Je ne veux pas de moitié

Je suis trop pris ailleurs

Je suis trop prisonnier »

écrit-il dans le même "Chocolat liégeois".

 

    La rime s'exaspère et provoque dans le très rock "Sacher-Masoch" où les « rimes désinvoltes », « Sacher et ces capotes » dans sa poche le mènent tout droit « à (s)a porte / Le réel l'emporte. ». Il n'écrit pas de chansons philosophiques, mais un insistant "Qui suis-je" traverse ses textes, l'épreuve du miroir est impitoyable,

« Se regarder dans la glace 

Le sourire carnassier en dessous 

Oublier son angoisse 

Les pétoches que ça fout » ,

est inséparable du seul défi qui vaille pour supporter la journée qui s'annonce :

« Réussir la plus belle des œuvres d'art

S'accepter dans le miroir »

                                   ("Six O' Clock")

 

   Un quatrain, d'une sublime simplicité, suffit pour boucler ce parcours sensible, le chant du signe d'une âme en peine d'existence. C'est la chanson "Les Oiseaux", déjà évoquée dans l'article précédent.
 

    Avec Origami, sorti au début de 2023, les compositions et arrangements étant cette fois de Vivien Pézerat, le rapport au réel s'exacerbe, dès le très beau "Parfois", au refrain lancinant, emporté par les vocalises à l'indienne de Celinn. Tel Breton et les Surréalistes, le poète ne comprend plus pourquoi « (il) irai(t) au travail » à la seule vue d'une « fille dans le métro ». Le deuxième titre est un hommage bouleversant à la chanteuse britannique Amy Winehouse (1983 - 2011), qui lui serait apparue en rêve et lui aurait inspiré « quelques mots sans qui ce disque ne serait pas » [ mention dans les crédits de l'album ], hommage en forme de lamento funèbre à base de chœurs et de claquements de mains, le chanté-parlé d'une douceur extasiée. Lui succède l'aérien "Ciel de Shoah", Sylvain se laissant aller à un vrai chant, comme une « Prière aux espaces déserts / Où nous étions naguère ». Plus acide, "Center Parcs" dénonce en quelques mots une société factice coupée du réel :

« Nous vivons dans des Center Parcs

Protégés de la Terre, on nous talque »

La musique bondissante, les chœurs se calment pour évoquer le spectacle rare d'un rayon de lumière, alors que règnent « Un Spectacle et la guerre »...

Pas de quoi

En faire

Un drame

 

"Origami", le titre éponyme, avec son harmonium, sa guitare classique et la mélopée indianisante de Celinn, est une échappée onirique, très loin, très folle, célébration précieuse de la « douce origami de ton visage »  au « regard de rose épique ». "Caprice des Dieux" subvertit la classique bluette par un humour un rien moqueur (dès le titre...) et une musique scintillante, le duo avec la voix d'Alexia Aubert en écho. Le titre suivant, "L'Amour au soleil", lui répond ironiquement par un texte érotique vraiment délicieux :

 

« Disparaître sous le sable

Caresser ce qu'on est

Sensuelle camarade

Quadra douce du cercle

 

Je suis en nage

Tu es indienne

Je suis ton arc

Tu es ma flèche

 

Par tous les chemins

si tu viens, je viens

(...)

Quand tu es là, je n'ai qu'une idée en tête

Lécher la flamme que tu ruisselles

Comme un prodige, une pêche

Et titiller ton grain d'ivresse »

 

    Et j'aime beaucoup "Sentima", aux vers courts d'une syllabe, de six pour le refrain, résumé éloquent de la retenue pudique de tout l'album. Le saxophone, déjà présent sur le titre précédent, y apporte sa touche chaleureuse. Pour finir l'album, "Sakin" offre une nouvelle version de "Les Oiseaux", qui concluait le disque précédent, manière de souligner une continuité, mais aussi un renouvellement. Le texte original est encadré par l'ajout du mantra, « Toute âme est tam-tam de toute âme », fondu dans une solennelle introduction instrumentale, et celui symétrique du texte en anglais écrit et dit par Lila Lakehal, racontant la touchante apparition un jour d'un oiseau bleu nommé Sakin, trouvé mort le lendemain matin. Ainsi étendue, la chanson devient tombeau, prière confiante en l'immortalité de l'âme. Le piano accompagne sobrement cette élégie funèbre illuminée en hommage à la beauté.

   Tout compte-rendu de ce disque serait incomplet s'il ne mentionnait pas le beau livret plaçant en regard des paroles de chaque chanson un des dessins de coquillages extrait du livre Coquillages de Jean-Pierre Le Goff : c'est superbe ! Comme pour le disque précédent, n'hésitez pas à regarder les illustrations vidéo, un autre regard sur notre monde, notre quotidien.

Sonique-moi, paru en avril 2021, autoproduit / 12 plages/ 43 minutes environ

Origami, paru en mai 2023, autoproduit / 9 plages / 41 minutes environ

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Sylvain Fesson (2) - Rendu à l'état naturel : je ne peux que peau être

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Publié le 14 Août 2023

Mission to the Sun - Sophia Oscillations

   Deuxième album de ce duo de Détroit, Chris Samuels aux synthétiseurs, échantillons, à la programmation et aux boîtes à rythme, Kirill Slavin pour les textes et la voix. Si l'on peut penser aux Legendary Pink Dots pour la voix sombre et incantatoire de Kirill, on évoquera aussi bien les meilleurs albums du label Crammed Discs avec des groupes comme Aqsak Maboul, Tuxedomoon ou Minimal Compact.

Une musique d'Enfer...

    C'est une musique flamboyante, dramatique, attirante comme un trou noir. Et la signification du premier titre "Drowning" est à prendre comme une plongée dans les eaux du subconscient sur une planète inconnue... la nôtre peut-être. Vagues de synthétiseur, rythmique lourde, voix fondue dans les drones, un régal post mélancolique ! Le titre éponyme évoque un monde terrifiant à travers des rafales sèches, des boucles obsédantes et une diction détachée de dandy infernal. "Censor Sickness" affole comme un rock acide, halluciné, les paroles dites presque comme du rap. Mission to the sun fait surgir un univers post-industriel, peuplé de machines délirantes. "Unborn" semble se situer à l'intérieur d'une gigantesque machine à sou ou d'un jeu de massacre. "Attrition" est plus déchiré, boursouflé, pilonné : tout brûle, le disque atteint l'un de ses points d'incandescence, pulvérisé avec "Cornerstone", rock post punk ravagé, distordu par des riffs acérés, soulevé par des éruptions denses, sombres. Grandiose épopée apocalyptique !

   "Touch" sonne comme un après fantomatique, les paroles glaciales mêlées à des murmures alors que tourne un drone énorme parcouru de déflagrations, puis que tout semble se désagréger dans un vent nocturne. "No Fondation" apporte une conclusion épique, zébrée, glitchante, métallique, de toute sauvage beauté.

  Cet album est une messe noire ardente pour des temps foudroyés !

 

Paru mi-juillet 2023 chez Felte (Los Angeles) / 8 plages / 32 minutes environ

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Publié le 25 Juillet 2023

Giovanni Di Domenico - Succo di Formiche

   Après l'admirable L'Occhio del Vedere, paru il y a quelques mois à peine, Giovanni di Domenico (je renvoie à l'article précédent pour des éléments biographiques) revient avec un disque pour lequel j'ai eu d'abord un peu peur. Le premier titre, "Non aver alba" me semblait relever, pour aller vite, d'un jazz de chambre certes très bon, mais assez prévisible, quand la musique s'est mise à déraper vers d'autres contrées musicales. Je l'ai bien sûr rapatrié dans ces colonnes. Giovanni est cette fois le seul compositeur, au piano, Fender Rhodes et orgue. Il est accompagné par quatre musiciens : Pak Yan Lau au Hohner Planet (un piano électrique), piano jouet et synthétiseur, Manuel Mota à la guitare électrique, Stan Maris à l'accordéon et Joe Talia à la batterie et à l'électronique.

   Sept morceaux qui forment une suite, un tout. Sept morceaux qui ne s'en tiennent jamais à l'horizon attendu. Une musique vivante, en constante ébullition, entre (free) jazz et musiques expérimentales, plus accessible sans doute que celle du disque précédent. Avec Yves Klein en couverture, de sa série des fourmis, Anthropométrie sans titre (Ant 84), 1960, au MAMAC de Nice, Giovanni Di Domenico extrait donc du Jus de fourmi / Succo di Formiche. De l'acide formique, dont on dit que c'est un désherbant naturel puissant. Cela laisse songeur. Je comprends le titre ainsi : désherber la musique, lui ôter ses mauvaises herbes, ses mauvaises habitudes, ses parasites, pour ne laisser croître que la Musique, vivante et saine...

  Très beau début pour "Non aver alba", le morceau qui m'inquiétait, disais-je : orgue, accordéon et électronique pour quelques notes tenues dans une atmosphère solennelle. Puis le piano en grappes glissantes, un peu jazz, sur le même fond répété, et une esquisse de mélodie au bord de la mièvrerie, mon inquiétude au maximum en dépit d'une densité croissante du tissu musical à cause de ce bavardage pianistique qui se poursuit quelques minutes. Giovanni, je commence à m'ennuyer. Heureusement, le titre décolle dans un foisonnement magnifique, grandiose, le piano se met au diapason de ce glissement sublime. Ouf ! Et c'est le deuxième titre, "Un coperta di silenzio", une merveille de délicatesse, cette couverture de silence. Le piano minimaliste pique une broderie électronique diaphane, parcourue de diaprures, de glissendos, de voix mystérieuses, d'un tintinnabulement fantastique et doux. Ne sommes-nous pas dans le fourmillement des fourmis, dans la fourmilière même, au milieu de multiples petits déplacements, bruissements ? C'est un véritable enchantement !

   "Gli altoparlanti dei grilli" (les Haut-parleurs [ou Orateurs ?] des grillons) joue avec une très belle mélodie au piano, répétée dans un esprit minimaliste et dédoublée au Fender Rhodes, batterie discrète, atmosphère recueillie. Du jazz si l'on veut, oui, libre et expérimental, tout en floraison sonore étonnante, comme un bouquet de plus en plus flou, saturé de halos, qui nous conduit à "Minum", de la même veine, chaleureux, fusionnel. Je ne sais pas pourquoi je songe, à cet instant précis, à Soft Machine, ou si je sais, pour l'alchimie sonore psychédélique dégagée par ce titre, le côté rock aussi. "La scatola di grissini perfetta", le titre suivant, est d'ailleurs tout à fait psychédélique, très proche de Gong [fondé par David Aellen, de Soft Machine, justement], très spatial, foisonnant de frémissements, de gargouillis...

 

...débordant sur une  brève reprise incandescente de "Minum". La suite se termine avec "il ritorno e'sempre più corto", boucle échevelée au rythme d'enfer que le piano freine progressivement par une autre boucle sur laquelle se greffe une autre boucle !

   Une très belle folie, ce disque, comme un  hommage vibrant au jazz fusion, à une pop progressive psychédélique qui construisait des albums comme des symphonies d'aujourd'hui !

Paru le 14 juillet 2023 chez Unseen Worlds (Brooklyn, New-York) / 7 plages / 42 minutes environ

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Publié le 2 Juin 2023

All Hands_Make Light - Darling the Dawn

   Je reviens régulièrement au label de Montréal Constellation, qui nous a donné à entendre Carla Bozulich ou Thee Silver Mt Zion Memorial Orchestra (je n'évoque que mes préférés !). Le duo est formé par Ariel Engle (La Force, Broken Social Scene) et Efrim Manuel Menuck (Godspeed You! Black Emperor, Thee Silver Mt. Zion - justement !). Je passe sur leurs carrières respectives. Ce qui compte, c'est que leur disque est rien moins qu'un immense hymne à l'aube, c'est-à-dire la lumière naissante, renaissante, triomphant de la nuit. Une musique au fond sans âge, que les étiquettes sont impuissantes à décrire : de l'électro post-rock mâtinée de punk, du rock alternatif psychédélique avec guitares saturées, voix fondues dans le mur sonore...

Aucune idée, si ce n'est remplir un espace vide...

   Voilà ce que dit Efrim de la naissance du projet. "Un ascenseur de moineaux", traduction du premier titre "A Sparrows' Lift", envoûtante chanson avec la voix d'Efrim sous des voûtes saturées, nous projette dans la levée de l'aube. L'ivresse de la célébration est là dès "We Live On A Fucking Planet and Baby That's the Sun" : lumière mêlée d'ombres, rythme cérémoniel de la basse obsédante. Les deux voix s'étreignent sur un fond rayonnant de synthétiseurs / orgue. Le monde est vibration, suspension , attente de la force solaire qui monte dans un crescendo magnifique, illuminant, tourbillonnant, les voix emportées dans un vortex grandiose, une explosion de lumière. Et le feu du ciel tomba sur la terre : la perspective est apocalyptique, la musique nous entraîne au-delà, vers le Jugement Dernier, l'Apothéose christique... [vidéo ci-dessous soumise à une limite d'âge, non vous ne rêvez pas...visible seulement sur YT]

  "Waiting for the Light to Quit", n'est-ce pas une prière ? Fervente, répétitive, comme dans une cathédrale vibrante, parcourue de zébrures troubles... Le train onirique nous emmène vers "A Workers' Graveyard (Poor Eternal)", la tombe du grand ouvrier peut-être, la tombe de Dieu, mort à l'ouvrage. Le titre suivant, "The Sons and Daughters of Poor Eternal", convoque fils et filles du Pauvre Éternel dans un hymne bien saturé d'orgue et de vents électroniques, d'ondes cosmiques. Post-rock énorme, batterie en feu, voix d'Ariel comme d'un ange déchu noyé dans la tourmente sans fin, salutation hallucinée. Un des grands moments de l'album ! La lumière irradie, c'est "Anchor", la venue de la Puissance qui tournoie en cercles lents sur le monde, la vois d'Ariel montant peu à peu dans une ascension éperdue.

   "Couchez-vous dans les roses, Chérie" : dans les roses de l'aube, flamboyantes, animées d'une pulsation sourde, voix brûlée parmi le mur de lumière fourmillante, la venue extatique et tordue de la pure lumière qui consumera le monde.

   Un album brûlant d'une haute flamme pour une célébration puissante et inspirée !

Paru en avril 2023 chez Constellation / 7 plages / 45 minutes environ

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Publié le 19 Avril 2022

Clara Engel - Their Invisible Hands

Il n'y a pas d'endroit comme nulle part  

   D'emblée, j'ai été sous le charme, envoûté par l'entrée déchirante de l'album. Sur des vers du poète irlandais William Butler Yeats, melodica et chœurs, et la voix murmurante à la limite de l'indistinction. Une émotion extraordinaire, le texte repris ensuite distinctement par la voix caressante et sombre, comme une litanie :

Come away, O human child!
To the waters and the wild
With a faery, hand in hand,
For the world's more full of weeping than you can understand.

Pars, ô enfant humain,

Vers les eaux et la nature

Avec une fée, main dans la main,

Car le monde est plus rempli de pleurs que tu ne peux le comprendre

Their Invisible Hands est le quatrième album en trois ans de Clara Engel, canadienne de Toronto, auteure, compositrice et chanteuse. Un long album de soixante-douze minutes pour treize titres, au long duquel Clara Engel utilise le melodica (harmonica à clavier), du chromodica (variante de l'harmonica), une guitare boîte à cigare (vous avez bien lu, cet instrument existe !), de la talharpa (lyre à quatre cordes à archet jouée dans le nord de l'Europe), une shruti box ou surpeti (sorte d'harmonium indien sans clavier), du tambour à langue en acier (tongue drum), et des percussions trouvées : un instrumentarium peu commun ! Dès le second titre, "Dead Tree March", on entend le parti que tire Clara de ses instruments : marche hypnotique sur un tapis de boucles de guitare boîte à cigare, de percussion sèche, avec le chant de la rauque talharpa . Morceau incroyable, d'un folk intemporel captivant. "Golden egg" a la grâce d'une ballade illuminée, sur des paroles imprégnées d'une atmosphère de légende où il est question de boire la lumière d'un œuf d'or dans le ciel qui jamais ne s'envole et jamais ne meurt. Chaque chanson impose une mélodie, son atmosphère intense entre ombre et lumière. Le très beau "Murmuration" poursuit d'ailleurs une sorte de quête mystique de la lumière : « Viens inonder mon espritrayon de soleil capricieux / plongé dans l'ombre / nuit ton huître chaude / et peu profond bassin // étoilé vairons d'argent / ravissement gelé / école d'échos // le vide et l'océan / laissent tomber leur ancre / la lumière vous déplacera / suivez-la juste après // pas de secret / pas de bénédictions / pas de mensonges / tout n'est que souffle et fuite / tout est fleur et rouille ».

   L'album alterne, parfois groupés par deux, chansons et instrumentaux. Ceux-ci sont d'une envoûtante noirceur étoilée de lumières, comme "Gingko Blues", entre drones, guitare, shruti box. Ils prennent une forme litanique, comme s'ils étaient les éléments d'un rituel immémorial. Le dépouillé "Cryptid Bop", surtout percussif dans les premières minutes, voit émerger un curieux chantonnement dont on ne sait plus s'il est vocalique ou instrumental. "Rowing Home Through a Sea of Golden Leaves" n'est qu'un balancement d'une lente somptuosité : on imagine la mer couverte d'une épaisse brume de feuilles d'or, le mouvement des rames, Ulysse rentrant épuisé à une Ithaque nordique sur les rives desquelles attendent les loups... La dimension incantatoire de ce folk me fait penser à la musique de l'anglais Richard Skelton, dont les compositions sont des poèmes sombres aux éléments.

   Toutes les chansons sont en accord avec la couverture en noir et blanc. On est dans la mémoire d'un monde ancien qui interroge le ciel et les ténèbres, au seuil des légendes et de l'invisible : "I Drink The Rain" , "High Alien Priest", "Magic Beans", "Glass Montain" dessinent un monde étrange, dont le charme pénétrant nous poursuit longtemps. C'est la deuxième fois que j'écris « charme », que j'emploie dans son sens étymologique de « formule incantatoire » ou de « puissance magique ». Dès que j'ai entendu Clara Engel, je n'ai pas pu ne pas penser à une autre prêtresse, Carla Bozulich, que j'appelais la « sibylle foudroyée de l'ère crépusculaire ». Il y a le même feu enfoui dans la voix, ce crépuscule des surgissements. Le grand prêtre extraterrestre ne dit-il pas :  « give me the salve /
and I'll put away my poison dart
drive through cities and ghost towns
find your way back to the stars » ?

"Magic Beans" bondit légèrement sous la frappe du tambour à langue : chanson aérienne pour balayer « all this earthly chatter (tout ce bavardage terrestre) » en plantant des haricots magiques et en se laissant aller aux sorts, aux os croisés. Puis c'est une autre chanson à donner le frisson de la beauté, "Glass Mountain", boucles élégiaques de guitare étincelante et sur la fin la talharpa frémissante d'ombres frottées :

« here's no place like nowhere
and nobody knows
how it ends and what will come after so tell me a story I already know
but lit from a different direction
days wash away like waves in the sand the dead clap their invisible hands
and laugh
glass mountain
no heat and no cold
no fingers of trees
no fires or roads
no daredevils splayed at your feet
and the sun doesn't weep on your shoulder
»

(il n'y a pas d'endroit comme nulle part / et personne ne sait / comment ça se termine et ce qui viendra après / alors raconte-moi une histoire que je connais déjà / mais éclairée d'une direction différente // les jours disparaissent comme les vagues dans le sable / les morts battent leurs mains invisibles / et rient // montagne de verre / pas de chaleur et pas de froid / pas un bout d'arbre / pas de feux ni de routes / pas de casse-cou à vos pieds /  et le soleil ne pleure pas sur ton épaule)

Au passage, on aura reconnu le fragment pris comme titre de l'album. La suite s'enfonce dans l'insomnie de "The Party is Over", blues épuré hypnotique, invitation à « (s)'allonger dans la forêt que la mousse pousse sur (nous) / let me lie in the forest / moss grow over me ». Reste le ronflement des diables pendant que la pluie tombe, tombe enfin, à verse, apothéose pour harmonium, talharpa, drones et chœurs indistincts qui fait écho au premier titre, et la voix d'outre-tombe de Clara, caresse sombre.

[ Traductions sous réserve...]

   Attention, cet album possède un charme si puissant que vous serez tenté de l'écouter en boucle, d'oublier le reste du monde ! Du folk hanté, intemporel, mystique et somptueux comme les draperies trouées des rêves qui veulent retrouver le chemin des étoiles.

Paru le 25 avril  2022 (autoproduit) / 13 plages / 72 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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