musiques vocales

Publié le 21 Mars 2024

Live Maria Roggen & Ingfrid Breie Nyhus - Skymt
Relire le répertoire romantique à partir de ses vestiges

   Live Maria Roggen (voix) et Ingfrid Breie Nyhus (piano), deux musiciennes norvégiennes, ont composé Skymt (Vaguement) à partir de mélodies et poèmes sur l'agitation, le désir, le trouble et le chagrin. Dans leur  premier disque en commun, Demanten, elles avaient déjà interprété des versions improvisées de mélodies de Jean Sibélius et de poètes finno-suédois. Cela fait plusieurs années qu'elles travaillent sur le répertoire des textes et musiques romantiques pour développer de nouvelles voies.

Live Maria Roggen (à gauche) / Ingrid Breie Nyhus (à droite)

Live Maria Roggen (à gauche) / Ingrid Breie Nyhus (à droite)

L'art de l'épure, au service de l'émotion décantée.  

    Du Romantisme, les compositions ont banni toute grandiloquence, toute rhétorique pathétique, pour n'en conserver que les affects nus, leur essence. D'où des pièces souvent très courtes, quatorze sur dix-huit durent moins de deux minutes.

   Le chant, toujours sans parole, peut roucouler comme dans le premier et plus long titre, "Pil", soupirer, languir, répéter des sons comme dans "Du" (titre 4), balbutier de désir, froufrouter (dans "Dugg", titre 5). Le lamento de "Vit" (titre 6) est un écorché d'un peu plus d'une minute.

   Le piano est tout aussi dépouillé de développements dramatiques, tout en arêtes ou phrases elliptiques, en bousculements, en aperçus élégiaques, en résonances. Il est parfois préparé, réduit à un quasi bourdon de graves ou frise l'atonalité, avec de rares accents jazzy sur "Sasusa" (titre 15), pièce exceptionnellement méditative par ailleurs. Les boucles de "Guld" (titre 6) sont  représentatives de cet art de l'épure auquel le duo ramène le Romantisme. Tout le pathétique est concentré en quelques mesures graves sur le splendide "Bue"  (titre 7).

   L'un des sommets du disque est le titre 8, "Iva", le plus lyrique, bouleversant, lamento méditatif d'une beauté interrogative. Au chant de désespoir de Live répond  le piano d'Ingrid, d'une sobriété magnifique.

   Chaque titre relève d'un art de l'épure, de la délicatesse, que même "Svane" (titre 11), l'un des quatre plus longs titres, ne dément pas. Le piano souligne de manière minimale, par une ligne de notes répétées, le chant très libre de Live.

    Un superbe disque de mélodies contemporaines, d'un raffinement exquis. Voix et piano sont enregistrés de manière impeccable.

Paru en décembre 2023 chez LabLabel (Oslo, Norvège) / 18 plages / 35 minutes environ

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Publié le 29 Décembre 2023

Andrea Burelli - Sonic Mystics for Poems (of Life and Death of a Phoenix)

   Compositrice de musique électronique expérimentale née à Venise, Andrea Burelli a quitté l'Italie à l'âge de quinze ans, mais y revient mentalement ou physiquement pour retrouver les chemins de sa poésie. Voilant la dimension autobiographique des textes sous le symbolisme du voyage imaginaire d'un phénix, elle a rassemblé quinze courts poèmes aux images colorées inspirées par les cultures méditerranéennes du Sud de l'Europe, du Moyen-Orient ou de l'Afrique du Nord, et par son ancienne pratique de peintre ou les œuvres d'Odilon Redon. Ce monde mystique à mi-chemin du rêve évoque les cycles et changements sans fin, la possibilité d'une transformation spirituelle, amenant une renaissance plus forte transcendant souffrances et limites. Ces quinze compositions constituent un cycle contemporain de lieder, avec Andrea Burelli à la voix et à l'électronique, Mari Sawada au violon, et Sophie Notte au violoncelle, deux musiciennes membres du Solistenensemble Kaleidoscope.

Instants de lumière avant le néant

    Tout commence par un "Chant", celui des deux instruments à cordes joués aux limites de l'aigu et du souffle pur, puis le violoncelle chante en contrepoint du violon resté dans les nuées à s'envoler et à pleuvoir des étoiles filantes. Avec "Fiori strappati", le cycle s'inscrit entre polyphonie traditionnelle (sarde notamment) et musique de chambre contemporaine. Une petite fille dévale des escaliers, sourit au Sud, entend un ange l'appeler par son nom, l'Italie la regarde de ses yeux verts... "Petto Rotto", quelle danse étourdissante !
« Turcs et femmes s'inclinant

devant le chant soufi
Cartes de rues poussiéreuses
et diseuses de bonne aventure
 
Un feu dans le néant
au-dessus de nous,
Une couverture d'étoiles
et de poussière sonore du sud
 
Danse
cheveux et lèvres
Je confonds l'odeur
avec le souffle des rochers
 
Un œil sublime
limites de peau
J'implore un rayon
de sève de réalité
 
Les tempêtes balancent
un plaisir aigu,
une conscience inhumaine
ici sur mes mains
 
Je ne suis qu'un écho épais,
un pacte lâche,
Je suis une poitrine brisée
qui fait voler un cerf-volant  »
 
 

   "Benu" est une délicieuse berceuse alanguie sur une mélodie au parfum de Renaissance, auquel répond en diptyque un poème en espagnol, "Cielo Azul", nimbé d'une mélancolie extatique. "Nido" a une allure plus orientale et médiévale à la fois, chant poignant accompagné d'un dramatique pizzicato puis de suaves harmonies des cordes. Les pièces suivantes sont aussi réussies, de petits chefs d'œuvre de concision délicate autour de la voix légère et haut perchée d'Andrea Burelli, souvent démultipliée en une polyphonie populaire et raffinée. L'électronique est discrète, au service des deux instruments à cordes, magnifiquement joués.

   "Benu" est une délicieuse berceuse alanguie sur une mélodie au parfum de Renaissance, auquel répond en diptyque un poème en espagnol, "Cielo Azul", nimbé d'une mélancolie extatique. "Nido" a une allure plus orientale et médiévale à la fois, chant poignant accompagné d'un dramatique pizzicato puis de suaves harmonies des cordes. Les pièces suivantes sont aussi réussies, de petits chefs d'œuvre de concision délicate autour de la voix légère et haut perchée d'Andrea Burelli, souvent démultipliée en une polyphonie populaire et raffinée. L'électronique est discrète, au service des deux instruments à cordes, magnifiquement joués. L'album culmine à nouveau (cesse-t-il de culminer ?) avec deux des plus longues pièces (chacune autour de trois minutes...), "Ali di Fuoco" et "L'Ultimo Giorno", la première d'un sublime hors du temps, la seconde passant d'un chant sarcastique  dramatisé par des ralentis à une coda majestueuse, celle du Dernier jour : « Le dernier jour / Nous regardons autour de nous / La nuit s'illumine / La vie cesse sans le savoir. ». "Sogno Diurno" dit le passage du rêve nocturne au rêve diurne dans un chant en boucle soutenu par un bourdon, avant "Ocre", conclusion a capella sur le presque rien qu'est toute vie, presque rien d'où surgissent cependant lumière et amour...

   Un cycle de mélodies d'une magnifique pureté sur de très beaux textes sensibles.

Paru en novembre 2023, autoproduction / 15 plages / 35 minutes environ

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Publié le 15 Novembre 2023

Nicolas Thayer - in:finite
Nicolas Thayer - in:finiteNicolas Thayer - in:finite

   La musique d'un spectacle de danse contemporaine, commande du Skånes Dansteater, sur trois albums. Né à Londres et installé aux Pays-Bas, Nicholas Thayer a déjà réalisé d'autres pièces pour la danse contemporaine et des ballets. Il a étudié le violon et le piano dès l'âge de quatre ans, découvert le rock à douze ans, puis la musique électronique du milieu des années quatre-vingt dix. Ses premières réalisations se caractérisaient par le goût des bruits forts, des lumières vives. Dorénavant, il crée un monde de connections proliférantes, en perpétuel devenir, où les opposés collaborent. Selon les morceaux, on entendra le violoncelle de Mikko Pablo, les voix de Milda Deltuvaite, Aurélie Journot, Emma Gregory et Galya Sky, avec une large prédominance de l'électronique qui les englobe, les retravaille jusqu'à l'incorporation plus ou moins complète. Chaque titre renvoie, constitué toujours sur le modèle "on + participe présent en -ing", à une sorte de sujet, de territoire, ou plutôt d'atmosphère, je crois, ou encore à la gestuelle des danseurs ("on stretching", par exemple).

in:finite 1, comme les deux disques suivants, propose cinq "facettes", cinq manières d'envisager la connectivité. "On refracting", c'est un monde de respiration sous-marine traversé de battements rapides, de collisions sales, marqué par un rythme très syncopé, sorte de trip-hop minimal inquiétant. "On carrying" lui oppose des voix angéliques transcendant un balbutiement électronique de glitchs et micro-craquements. On retrouve toutefois l'impression d'une respiration difficile dans un milieu liquide, mais le contexte est tout autre, d'ailleurs ponctué par des bols chantants à longue résonance. Après une quasi angoisse, une magnifique sérénité, merveilleuse. Nicholas Thayer nous promène dans des mondes différents grâce à sa palette d'horizons sonores. "On deeping" s'enfonce dans l'étrange, avec des sortes d'appels, des frémissements et des trépidations, une percussion sèche et rapide. Pièce exotique, foisonnante, traversée d'énormes courants. Le violoncelle y dessine quelques arabesques majestueuses, comme le prélude à une cérémonie secrète. "On oiling" gargouille dans les eaux troubles un message perturbé par des surgissements insolites, des changements soudains de tension, dessinant  un voyage dans des ondes amplifiées et déformées. Selon un principe non énoncé de contraste, "on reflecting" joue sur les rencontres harmoniques jusqu'à faire frissonner les textures, fracturées et syncopées dans un palais de miroirs qui les adoucit pour donner une petite musique féérique adorable...

    Le début d'in:finite 2, "on stretching", mêle intimement musique traditionnelle orientale et approche contemporaine. Rythmes indiens et cordes suaves en glissendos dissonants, avec une coda mystérieuse, lointaine. "on mourning" propose une vision non conformiste du deuil : la déploration se fait rythmes lourds accompagnés de claquements sonnants comme des applaudissements. Le deuil est de fait transféré sur le titre suivant, "on floating", thrène envoûtant où violoncelle et voix sont au premier plan. Ce disque semble indiquer un parcours, de la mort à la vie renaissante. Le quatrième titre, "on embodying" (sur l'incarnation) n'indique-t-il pas un après du flottement post-mortem ? Le violoncelle, quasiment en solo, chante une liberté nouvelle, le plaisir de bouger dans un corps. Au centre de ce vaste ensemble, la musique s'est dépouillée de ses aspects les plus contemporains, évolue dans une ambiance médiévale ou renaissante. "on being" marque le sommet mystique d'in:finite. Voix archangéliques, éthérées, frissonnement de textures, une communication s'établit avec un au-delà envoyant un message sous forme de traînée électronique qui suscite l'adoration des voix. C'est vraiment superbe.

   Le troisième disque multiplie les perspectives, mêlant les styles dans un brassage audacieux. En ouverture, l'étonnant "on variegating" (sur la diversité) donne le ton, emportant le violoncelle dans une comète électronique agitée de vagues puissantes, puis c'est un passage apaisé aux fines splendeurs, une techno électronique de toute beauté se métamorphosant en grandiose et douce pulsation. Autre sommet de ce triptyque que ce titre d'un peu plus de huit minutes (c'est le plus long). "on growing" est tout aussi hybride, piqueté de glitchs, soulevé par une force inlassable qui fait craquer les textures, avec le violoncelle tendu vers le ciel obstrué. Impressionnant ! "on searching" est déchiré entre la suavité du violoncelle et la vivacité rythmique des frappes électroniques percussives, se frayant une voie dans un univers coloré, diffracté, un énorme ronronnement harmonieux se résorbant en petites touches délicates. À la toute fin, ce sera la pluie, "on raining", la pluie venue des temps lointains, accompagnée de sourdes et grondantes percussions, pour une danse médiévale transfigurée par des transparences, des trouées cristallines, dans un ballet réconciliant le passé avec le présent, avec une brève fin apocalyptique digne des meilleures musiques électroniques d'aujourd'hui. Tout finit par se fondre dans les sinuosités mélodiques de "on melting", dont naît un nouveau chaos saturé de textures agitées menant à une déflagration et à une courte apothéose symphonique.

   Un magnifique parcours ! Une belle rencontre entre violoncelle, voix et électronique. L'utilisation des synthétiseurs m'a fait plusieurs fois penser à Jonathan Fitoussi, auquel je vais m'intéresser à nouveau dans un prochain article.

Mes titres préférés (mais tout est excellent  : 1) "on variegating" (disque 3, titre 1)

2) "on deeping" (disque 1, titre 3

3) "on floating" (disque 2, titre 3) / "on being" (disque 2, titre 5) / "on growing"(disque 3, titre 2) / on carrying" (disque 1, titre 2)...

Trois disques parus respectivement en juillet, août et septembre 2023  chez Oscillations Music (Londres, Royaume-Uni) / 3 disques // 5 plages pour 23 minutes -- 5 plages pour 21 minutes -- 5 plages pour 27 minutes

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